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Fédor Dostoïevski – Le grand inquisiteur II/ III

2 septembre 2023

« Décide donc toi-même qui avait raison : toi, ou celui qui t’interrogeait ? Rappelle-toi la première question, le sens sinon la teneur : tu veux aller au monde les mains vides, en prêchant aux hommes une liberté que leur sottise et leur ignominie naturelles les empêchent de comprendre, une liberté qui leur fait peur, car il n’y a et il n’y a jamais rien eu de plus intolérable pour l’homme et la société ! Tu vois ces pierres dans ce désert aride ? Change-les en pains, et l’humanité accourra sur tes pas, tel qu’un troupeau docile et reconnaissant, tremblant pourtant que ta main se retire et qu’ils n’aient plus de pain.

« Mais tu n’as pas voulu priver l’homme de la liberté, et tu as refusé, estimant qu’elle était incompatible avec l’obéissance achetée par des pains. Tu as répliqué que l’homme ne vit pas seulement de pain, mais sais-tu qu’au nom de ce pain terrestre, l’Esprit de la terre s’insurgera contre toi, luttera et te vaincra, que tous le suivront en s’écriant. « Qui est semblable à cette bête, elle nous a donné le feu du ciel ? » Des siècles passeront et l’humanité proclamera par la bouche de ses savants et de ses sages qu’il n’y a pas de crimes, et, par conséquent, pas de péché ; qu’il n’y a que des affamés. « Nourris-les, et alors exige d’eux qu’ils soient « vertueux » ! Voilà ce qu’on inscrira sur l’étendard de la révolte qui abattra ton temple. À sa place un nouvel édifice s’élèvera, une seconde tour de Babel, qui restera sans doute inachevée, comme la première ; mais tu aurais pu épargner aux hommes cette nouvelle tentative et mille ans de souffrance. Car ils viendront nous trouver, après avoir peiné mille ans à bâtir leur tour ! Ils nous chercheront sous terre comme jadis, dans les catacombes où nous serons cachés (on nous persécutera de nouveau) et ils clameront : « Donnez-nous à manger, car ceux qui nous avaient promis le feu du ciel ne nous l’ont pas donné. » Alors, nous achèverons leur tour, car il ne faut pour cela que la nourriture, et nous les nourrirons, soi-disant en ton nom, nous le ferons accroire. Sans nous, ils seront toujours affamés. Aucune science ne leur donnera du pain, tant qu’ils demeureront libres, mais ils finiront par la déposer à nos pieds, cette liberté, en disant : « Réduisez-nous plutôt en servitude, mais nourrissez-nous. » Ils comprendront enfin que la liberté est inconciliable avec le pain de la terre à discrétion, parce que jamais ils ne sauront le répartir entre eux ! Ils se convaincront aussi de leur impuissance à se faire libres, étant faibles, dépravés, nuls et révoltés. Tu leur promettais le pain du ciel ; encore un coup, est-il comparable à celui de la terre aux yeux de la faible race humaine, éternellement ingrate et dépravée ? Des milliers et des dizaines de milliers d’âmes te suivront à cause de ce pain, mais que deviendront les millions et les milliards qui n’auront pas le courage de préférer le pain du ciel à celui de la terre ? Ne chérirais-tu que les grands et les forts, à qui les autres, la multitude innombrable, qui est faible mais qui t’aime, ne servirait que de matière exploitable ? Ils nous sont chers aussi, les êtres faibles. Quoique dépravés et révoltés, ils deviendront finalement dociles. Ils s’étonneront et nous croiront des dieux pour avoir consenti, en nous mettant à leur tête, à assurer la liberté qui les effrayait et à régner sur eux, tellement à la fin ils auront peur d’être libres. Mais nous leur dirons que nous sommes tes disciples, que nous régnons en ton nom. Nous les tromperons de nouveau, car alors nous ne te laisserons pas approcher de nous. Et c’est cette imposture qui constituera notre souffrance, car il nous faudra mentir. Tel est le sens de la première question qui t’a été posée dans le désert, et voilà ce que tu as repoussé au nom de la liberté, que tu mettais au-dessus de tout. Pourtant elle recelait le secret du monde. En consentant au miracle des pains, tu aurais calmé l’éternelle inquiétude de l’humanité — individus et collectivité —, savoir : « devant qui s’incliner ? » Car il n’y a pas pour l’homme, demeuré libre, de souci plus constant, plus cuisant que de chercher un être devant qui s’incliner. Mais il ne veut s’incliner que devant une force incontestée, que tous les humains respectent par un consentement universel. Ces pauvres créatures se tourmentent à chercher un culte qui réunisse non seulement quelques fidèles, mais dans lequel tous ensemble communient, unis par la même foi. Ce besoin de la communauté dans l’adoration est le principal tourment de chaque individu et de l’humanité tout entière, depuis le commencement des siècles. C’est pour réaliser ce rêve qu’on s’est exterminé par le glaive. Les peuples ont forgé des dieux et se sont défiés les uns les autres : « Quittez vos dieux, adorez les nôtres ; sinon, malheur à vous et à vos dieux ! » Et il en sera ainsi jusqu’à la fin du monde, même lorsque les dieux auront disparu ; on se prosternera devant les idoles. Tu n’ignorais pas, tu ne pouvais pas ignorer ce secret fondamental de la nature humaine, et pourtant tu as repoussé l’unique drapeau infaillible qu’on t’offrait et qui aurait courbé sans conteste tous les hommes devant toi, le drapeau du pain terrestre ; tu l’as repoussé au nom du pain céleste et de la liberté ! Vois ce que tu fis ensuite, toujours au nom de la liberté ! Il n’y a pas, je te le répète, de souci plus cuisant pour l’homme que de trouver au plus tôt un être à qui déléguer ce don de la liberté que le malheureux apporte en naissant. Mais pour disposer de la liberté des hommes, il faut leur donner la paix de la conscience. Le pain te garantissait le succès ; l’homme s’incline devant qui le donne, car c’est une chose incontestée, mais qu’un autre se rende maître de la conscience humaine, il laissera là même ton pain pour suivre celui qui captive sa conscience. En cela tu avais raison, car le secret de l’existence humaine consiste, non pas seulement à vivre, mais encore à trouver un motif de vivre. Sans une idée nette du but de l’existence, l’homme préfère y renoncer et fût-il entouré de monceaux de pain, il se détruira plutôt que de demeurer sur terre. Mais qu’est-il advenu ? Au lieu de t’emparer de la liberté humaine, tu l’as encore étendue ? As-tu donc oublié que l’homme préfère la paix et même la mort à la liberté de discerner le bien et le mal ? Il n’y a rien de plus séduisant pour l’homme que le libre arbitre, mais aussi rien de plus douloureux. Et au lieu de principes solides qui eussent tranquillisé pour toujours la conscience humaine, tu as choisi des notions vagues, étranges, énigmatiques, tout ce qui dépasse la force des hommes, et par là tu as agi comme si tu ne les aimais pas, toi, qui étais venu donner ta vie pour eux ! Tu as accru la liberté humaine au lieu de la confisquer et tu as ainsi imposé pour toujours à l’être moral les affres de cette liberté. Tu voulais être librement aimé, volontairement suivi par les hommes charmés. Au lieu de la dure loi ancienne, l’homme devait désormais, d’un cœur libre, discerner le bien et le mal, n’ayant pour se guider que ton image, mais ne prévoyais-tu pas qu’il repousserait enfin et contesterait même ton image et ta vérité, étant accablé sous ce fardeau terrible : la liberté de choisir ? Ils s’écrieront enfin que la vérité n’était pas en toi, autrement tu ne les aurais pas laissés dans une incertitude aussi angoissante avec tant de soucis et de problèmes insolubles. Tu as ainsi préparé la ruine de ton royaume ; n’accuse donc personne de cette ruine. Cependant, était-ce là ce qu’on te proposait ? Il y a trois forces, les seules qui puissent subjuguer à jamais la conscience de ces faibles révoltés, ce sont : le miracle, le mystère, l’autorité ! Tu les as repoussées toutes trois, donnant ainsi un exemple. L’Esprit terrible et profond t’avait transporté sur le pinacle du Temple et t’avait dit : « Veux-tu savoir si tu es le fils de Dieu ? Jette-toi en bas, car il est écrit que les anges le soutiendront et le porteront, il ne se fera aucune blessure, tu sauras alors si tu es le Fils de Dieu et tu prouveras ainsi ta foi en ton Père. » Mais tu as repoussé cette proposition, tu ne t’es pas précipité. Tu montras alors une fierté sublime, divine, mais les hommes, race faible et révoltée, ne sont pas des dieux ! Tu savais qu’en faisant un pas, un geste pour te précipiter, tu aurais tenté le Seigneur et perdu la foi en lui. Tu te serais brisé sur cette terre que tu venais sauver, à la grande joie du tentateur. Mais y en a-t-il beaucoup comme toi ? Peux-tu admettre un instant que les hommes auraient la force d’endurer une semblable tentation ? Est-ce le propre de la nature humaine de repousser le miracle, et dans les moments graves de la vie, devant les questions capitales et douloureuses, de s’en tenir à la libre décision du cœur ? Oh ! tu savais que ta fermeté serait relatée dans les Écritures, traverserait les âges, atteindrait les régions les plus lointaines, et tu espérais que, suivant ton exemple, l’homme se contenterait de Dieu, sans recourir au miracle. Mais tu ignorais que l’homme repousse Dieu en même temps que le miracle, car c’est surtout le miracle qu’il cherche. Et comme il ne saurait s’en passer, il s’en forge de nouveaux, les siens propres, il s’inclinera devant les prodiges d’un magicien, les sortilèges d’une sorcière, fût-il même un révolté, un hérétique, un impie avéré. Tu n’es pas descendu de la croix, quand on se moquait de toi et qu’on te criait, par dérision : « Descends de la croix, et nous croirons en toi. » Tu ne l’as pas fait, car de nouveau tu n’as pas voulu asservir l’homme par un miracle ; tu désirais une foi qui fût libre et non point inspirée par le merveilleux. Il te fallait un libre amour, et non les serviles transports d’un esclave terrifié. Là encore, tu te faisais une trop haute idée des hommes, car ce sont des esclaves, bien qu’ils aient été créés rebelles. Vois et juge, après quinze siècles révolus ; qui as-tu élevé jusqu’à toi ? Je le jure, l’homme est plus faible et plus vil que tu ne pensais. Peut-il, peut-il accomplir la même chose que toi ? La grande estime que tu avais pour lui a fait tort à la pitié. Tu as trop exigé de lui, toi pourtant qui l’aimais plus que toi-même ! En l’estimant moins, tu lui aurais imposé un fardeau plus léger, plus en rapport avec ton amour. Il est faible et lâche. Qu’importe qu’à présent il s’insurge partout contre notre autorité et soit fier de sa révolte ? C’est la fierté de jeunes écoliers mutinés qui ont chassé leur maître. Mais l’allégresse des gamins prendra fin et leur coûtera cher. Ils renverseront les temples et inonderont la terre de sang ; mais ils s’apercevront enfin, ces enfants stupides, qu’ils ne sont que de faibles mutins, incapables de se révolter longtemps. Ils verseront de sottes larmes et comprendront que le créateur, en les faisant rebelles, a voulu se moquer d’eux, assurément. Ils le crieront avec désespoir et ce blasphème les rendra encore plus malheureux, car la nature humaine ne supporte pas le blasphème et finit toujours par en tirer vengeance. Ainsi, l’inquiétude, le trouble, le malheur, tel est le partage des hommes, après les souffrances que tu as endurées pour leur liberté ! Ton éminent prophète dit, dans sa vision symbolique, qu’il a vu tous les participants à la première résurrection et qu’il y en avait douze mille pour chaque tribu. Pour être si nombreux, ce devait être plus que des hommes, presque des dieux. Ils ont supporté ta croix et l’existence dans le désert, se nourrissant de sauterelles et de racines ; certes, tu peux être fier de ces enfants de la liberté, du libre amour, de leur sublime sacrifice en ton nom. Mais rappelle-toi, ils n’étaient que quelques milliers, et presque des dieux ; mais le reste ? Est-ce leur faute, aux autres, aux faibles humains, s’ils n’ont pu supporter ce qu’endurent les forts ? L’âme faible est-elle coupable de ne pouvoir contenir des dons si terribles ? N’es-tu vraiment venu que pour les élus ? Alors, c’est un mystère, incompréhensible pour nous, et nous aurions le droit de le prêcher aux hommes, d’enseigner que ce n’est pas la libre décision des cœurs ni l’amour qui importent, mais le mystère, auquel ils doivent se soumettre aveuglément, même contre le gré de leur conscience. C’est ce que nous avons fait. Nous avons corrigé ton œuvre en la fondant sur le miracle, le mystère, l’autorité. Et les hommes se sont réjouis d’être de nouveau menés comme un troupeau et délivrés de ce don funeste qui leur causait de tels tourments. Avions-nous raison d’agir ainsi, dis-moi ? N’était-ce pas aimer l’humanité que de comprendre sa faiblesse, d’alléger son fardeau avec amour, de tolérer même le péché à sa faible nature, pourvu que ce fût avec notre permission ? Pourquoi donc venir entraver notre œuvre ? Pourquoi gardes-tu le silence en me fixant de ton regard tendre et pénétrant ? Fâche-toi plutôt, je ne veux pas de ton amour, car moi-même je ne t’aime pas. Pourquoi le dissimulerais-je ? Je sais à qui je parle, tu connais ce que j’ai à te dire, je le vois dans tes yeux. Est-ce à moi à te cacher notre secret ? Peut-être veux-tu l’entendre de ma bouche, le voici. Nous ne sommes pas avec toi, mais avec lui, depuis longtemps déjà. Il y a juste huit siècles que nous avons reçu de lui ce dernier don que tu repoussas avec indignation, lorsqu’il te montrait tous les royaumes de la terre ; nous avons accepté Rome et le glaive de César, et nous nous sommes déclarés les seuls rois de la terre, bien que jusqu’à présent nous n’ayons pas encore eu le temps de parachever notre œuvre. Mais à qui la faute ? Oh ! l’affaire n’est qu’au début, elle est loin d’être terminée, et la terre aura encore beaucoup à souffrir, mais nous atteindrons notre but, nous serons César, alors nous songerons au bonheur universel.


 

Fédor Dostoïevski, Les Frères Karamazov (1923), Traduction par Henri Mongault, NRF, 1935 (1, p. 260-279).

 


 

 


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