Souffrance
Il y a environ un an, j’ai eu une longue conversation avec un jeune Américain pendant un voyage en train. Il m’a rencontré apparemment par hasard (bien sûr, il n’y a pas de hasard dans la vie) et m’a dit qu’il apprenait le russe. C’était un chercheur spirituel qui avait fréquenté toutes sortes de groupes soi-disant chrétiens, qui n’avait trouvé partout qu’hypocrisie et fausseté et qui était prêt à renoncer complètement à la religion.
Mais il a entendu dire qu’en Russie, des gens souffraient pour leur foi. Là où il y a de la souffrance, pensait-il, il y a probablement quelque chose de vrai, et il n’y a pas d’imposture comme en Amérique. Il étudia donc le russe dans le but d’aller en Russie et de rencontrer des gens qui étaient de vrais chrétiens. En tant que prêtre orthodoxe russe, j’étais étonné d’entendre cela, car il n’avait jamais vu de pasteur orthodoxe ni assisté à un office orthodoxe. Nous avons eu une longue discussion sur la religion, et j’ai vu que son idée était tout à fait saine : l’idée que la souffrance pouvait produire quelque chose d’authentique, alors que notre vie indulgente produit facilement du faux.
Au quatrième siècle, un grand théologien orthodoxe, saint Grégoire de Nazianze (également appelé « le Théologien »), a qualifié notre religion d’« orthodoxie souffrante » – et il en a été ainsi depuis le début, tout au long de l’histoire de l’Église. Les disciples du Dieu crucifié ont souffert de persécutions et de tortures. Presque tous les apôtres sont morts en martyrs, Pierre ayant été crucifié la tête en bas et André sur une croix en forme de « X ». Au cours des trois premiers siècles du christianisme, les croyants se sont réfugiés dans les catacombes et ont enduré d’énormes souffrances. C’est dans les catacombes que les offices divins de l’Église — que nous célébrons aujourd’hui sous une forme qui n’a guère changé depuis cette époque — ont été élaborés dans une atmosphère d’attente constante de la mort. Après l’âge des catacombes, il y eut la lutte pour conserver la pureté de la foi, lorsque de nombreux hiérarques tentèrent de substituer des opinions personnelles aux enseignements divinement révélés par notre Seigneur Jésus-Christ. Au cours des siècles suivants, les pays orthodoxes ont été envahis par les Arabes, les Turcs, d’autres peuples non chrétiens et, enfin, de nos jours, par les communistes. Le communisme, qui a persécuté la religion comme elle ne l’avait jamais été auparavant, s’est d’abord attaqué précisément aux terres orthodoxes de l’Europe de l’Est. Comme on le voit, notre Foi est donc une Foi souffrante, et dans cette souffrance, il se passe quelque chose qui aide le cœur à recevoir la révélation de Dieu.
Qu’est-ce que l’orthodoxie souffrante de la Russie — la religion souffrante que le jeune homme susmentionné voulait voir — a à nous dire aujourd’hui ? La vérité est-elle révélée en Russie à des cœurs aimants ? Selon la logique du monde, il n’y a aucune chance que cela se produise. Le communisme règne d’une main de fer depuis plus de soixante ans et, dès le début, son idée a été d’« éradiquer » la religion. Pendant un certain temps, à la fin des années 1930, il a presque réussi à atteindre cet objectif, laissant très peu d’églises ouvertes. Si l’invasion hitlérienne n’avait pas obligé le peuple russe à devenir patriote et à avoir un autre espoir dans la vie que celui de l’idéologie communiste, l’Église aurait pu être entièrement réduite à la clandestinité. Aujourd’hui, la situation s’est quelque peu améliorée, mais les croyants sont toujours soumis à une forte pression. Dans les années soixante, sous Khrouchtchev, la persécution a repris et environ trois quarts des églises ouvertes à l’époque ont été fermées. À l’heure actuelle [1981], en dehors des villes fréquentées par les touristes (à Moscou ou à Leningrad, par exemple, vous verrez peut-être trente ou quarante églises ouvertes), il y a de grandes villes de province où il n’y a que peu ou pas d’églises. Ainsi, si un croyant veut faire baptiser son enfant, il devra parfois parcourir des centaines de kilomètres.
Je voudrais ici dire un mot sur la façon dont Dieu se révèle actuellement aux chrétiens qui souffrent en Russie. Vous avez probablement tous entendu parler d’Alexandre Soljenitsyne, un grand romancier et penseur russe qui a été exilé de son pays natal en 1975 pour avoir dit la vérité sur la Russie telle qu’il la voyait. Son âge correspond presque exactement à l’âge du régime communiste lui-même, et on ne peut donc pas l’accuser d’avoir des préjugés hérités de son enfance. Il a vécu une vie typique de l’Union soviétique. Né un an après la révolution, il a perdu son père pendant la première guerre mondiale, a étudié les mathématiques pour obtenir un emploi pratique, a servi comme soldat pendant la Deuxième Guerre mondiale et est parti avec l’armée soviétique en Allemagne. En 1945, il a été arrêté pour avoir écrit des remarques irrespectueuses sur la « moustache » (c’est-à-dire Staline) dans des lettres privées, et a passé huit ans dans un camp de concentration.
À la fin de cette peine, en 1953, il a été exilé (ce qui signifie qu’il n’était pas exactement en prison, mais qu’il n’était pas non plus libre d’aller n’importe où) dans une ville du sud du Kazakhstan, à la limite du désert. Il y a contracté un cancer et a failli en mourir, mais il a été guéri dans une clinique de cancérologie (sur laquelle il a écrit un roman, Le Pavillon des cancéreux). Dans ce lieu d’exil, il enseigne les mathématiques et la physique, et écrit en secret des romans et des récits. Après la mort de Staline, il y a eu une période temporaire de « dégel » ou « d’adoucissement », et il a été libéré et autorisé à publier un livre en Russie, en 1961. On découvrit alors qu’il était plus « dissident » que le gouvernement communiste ne le souhaitait, et il ne fut plus autorisé à publier quoi que ce soit d’autre. Ses romans ont toutefois commencé à être publiés en dehors de la Russie. Cela en fit une célébrité très gênante pour les autorités soviétiques, en particulier lorsqu’il reçut le prix Nobel en 1970 et ne fut pas autorisé à le recevoir en personne. En 1975, il est finalement exilé de force, avec un préavis de quelques jours, et envoyé en Allemagne de l’Ouest.
Soljenitsyne vit aujourd’hui dans le Vermont, où il continue à écrire. Il s’est adressé à l’Occident sur un sujet très important : la signification de l’expérience athée en Russie. Il considère cette expérience non pas d’abord d’un point de vue politique, mais d’un point de vue plus terre-à-terre et même spirituel. D’une certaine manière, il est un symbole du renouveau orthodoxe contemporain en Russie, parce qu’il a subi les souffrances de plus de soixante ans du peuple russe, et qu’il en est sorti indemne. Il a une foi chrétienne très forte et un message au monde basé sur son expérience. Son livre monumental, l’Archipel du Goulag, devrait être lu par tous ceux qui souhaitent comprendre l’athéisme tel qu’il a été pratiqué en Russie et ce qu’il fait à l’âme humaine.
Soljenitsyne n’est pas amer à propos de ses expériences dans le camp de prisonniers et celles vécues par la suite : il en est sorti vainqueur parce qu’il a acquis la foi chrétienne. Il voit que le système de l’athéisme n’est pas seulement quelque chose de russe, mais une catégorie universelle de l’âme humaine. Une fois que vous avez l’idée que l’athéisme est vrai et qu’il n’y a pas de Dieu, alors — comme Dostoïevski l’a écrit dans ses romans — tout devient permis : il devient possible d’expérimenter tout ce qui vous vient à l’esprit, toute nouvelle inspiration, toute nouvelle façon de voir les choses, tout nouveau type de société.
L’intérêt de Soljenitsyne est qu’il montre qu’une fois que l’athéisme devient la philosophie dominante et qu’apparaît l’idée que toute religion doit être exterminée (ce qui est le centre de l’idéologie communiste), alors il doit y avoir des camps de prisonniers. L’homme veut la religion, et si elle lui est interdite, il faut l’en débarrasser d’une manière ou d’une autre. Par conséquent, puisque l’athéisme est fondé sur le mal dans la nature de l’homme, le système carcéral du « Goulag » est l’expression naturelle de l’expérience athée en Russie.
Mais c’est là un point secondaire. Je voudrais surtout parler de ce qui est arrivé à Soljenitsyne (au sens religieux du terme) lorsqu’il est allé en prison, car c’est là que Dieu lui a été révélé. En même temps que le Goulag révèle le mal dans la nature de l’homme, il est aussi le point de départ de la renaissance spirituelle de l’homme. C’est ce qui rend la renaissance spirituelle qui se produit actuellement en Russie beaucoup plus profonde que les divers « renouveaux spirituels » qui se produisent dans le monde libre. Soljenitsyne lui-même raconte comment il est venu à la foi :
Dans ce retour sur mon passé, je m’aperçus que, durant toute ma vie consciente, je n’avais jamais compris ni mon être ni mes aspirations. Longtemps j’ai pris pour un bien ce qui causait ma perte, et sans cesse j’allais à l’encontre de ce qui m’était réellement utile. Mais, comme les vagues de la mer renversent le baigneur inexpérimenté et le rejettent sur la grève, de même les coups douloureux du sort me ramenaient sur la terre ferme. C’est à ce prix seulement que j’ai pu parcourir le chemin que j’avais, en fait, toujours voulu. L’échine courbée, presque brisée, j’ai pu tirer de mes années de prison la connaissance suivante : comment l’homme devient bon ou méchant. Enivré par les succès de jeunesse, me sentant infaillible, je fus souvent cruel. Abusant du pouvoir, j’ai tué et violé. Dans mes pires actions, j’étais persuadé de bien agir, bardé d’arguments solides. Sur la paille pourrissante de la prison, j’ai ressenti pour la première fois le bien remuer en moi. Peu à peu j’ai découvert que la ligne de partage entre le bien et le mal ne sépare ni les États, ni les classes, ni les partis, mais qu’elle traverse le cœur de chaque homme et de toute l’humanité. Cette ligne est mobile, elle oscille en nous avec les années. Dans un cœur envahi par le mal, elle préserve un bastion du bien. Dans le meilleur des cœurs — un coin d’où le mal n’a pas été déraciné.[1]
Cette observation est bien plus profonde que tout ce que nous, Occidentaux, pourrions dire sur la base de notre propre expérience. Elle est plus profonde parce qu’elle est fondée sur la souffrance, qui est la réalité de la condition humaine et le début de la véritable vie spirituelle. Le Christ lui-même est venu à une vie de souffrance et à la Croix ; et l’expérience en Russie permet à ceux qui la vivent de le voir profondément. C’est pourquoi le réveil chrétien en Russie est une chose si profonde.
La renaissance
Je voudrais maintenant dire un mot sur un homme plus simple, Yuri Mashkov, qui raconte sa conversion en Russie. Il a été exilé de force de Russie il y a trois ans et, alors qu’il avait encore une quarantaine d’années, il a été atteint d’un cancer et est décédé l’année dernière. Trois mois après son arrivée dans ce pays, il a donné une conférence dans laquelle il a raconté comment il est venu à la foi, c’est-à-dire comment Dieu lui a été révélé à travers ses souffrances. Il avait été invité à prendre la parole lors d’une conférence russe dans le New Jersey en 1978, et lorsqu’il est venu à cette conférence, il a dit aux gens qu’avant de venir, il ne savait pas ce qu’il allait dire. « J’étais troublé », a-t-il déclaré. « Il me semblait que je n’avais rien à vous dire. J’ai passé la première moitié de ma vie à étudier et la seconde moitié dans les prisons et les camps de concentration politique du Goulag. En effet, que puis-je dire à des gens qui sont plus instruits que moi, plus érudits et encore mieux informés sur les événements de l’Union soviétique ? »
Nous pouvons voir ici un contraste avec ce qui se passe en Occident. Il est vrai que de nombreuses personnes en Occident se convertissent à l’orthodoxie. En général, ils ont une large connaissance théorique de l’orthodoxie, mais pas cette expérience de la souffrance et du fait de devoir vraiment « payer pour ce que l’on obtient ». Yuri, quant à lui, ne parle pas à partir de livres, mais à partir de sa propre expérience.
« C’est pourquoi j’ai décidé de ne pas écrire mon discours, mais de dire tout ce que Dieu mettrait dans mon âme. Et alors que nous nous éloignions à toute vitesse de Bridgeport, Connecticut, dans une splendide voiture roulant sur une autoroute étonnante au milieu d’une nature luxuriante, j’ai compris que toute ma vie spirituellement tourmentée dans le ‹ paradis › communiste, mon cheminement de l’athéisme et du marxisme à la foi orthodoxe… sont les seules informations précieuses qui peuvent vous intéresser. Ma vie n’a d’intérêt que dans la mesure où elle est une goutte d’eau dans l’océan de la renaissance religieuse russe ».
Yuri raconte ensuite sa vie :
« Je suis né en cette année sanglante de 1937 dans le district de Ramenskiy, village de Klicheva, à 45 kilomètres de Moscou (vers Riazan). Mon père, forgeron de profession, a disparu pendant la guerre et je ne me souviens pas de lui ; ma mère, ouvrière, était, à mon avis, indifférente à la religion. Ma grand-mère, il est vrai, était croyante ». (En fait, en Russie, on trouve presque toujours une grand-mère ou une mère religieuse qui ramène souvent la famille à la foi). « … mais elle n’avait aucune autorité à mes yeux, car elle était totalement analphabète. Bien sûr, j’ai été baptisé dans mon enfance, mais au cours de ma scolarité, j’ai enlevé ma croix et jusqu’à l’âge de 25 ans, j’ai été un athée convaincu. Après avoir terminé une école de sept ans, j’ai eu la chance d’entrer à l’école supérieure d’art et d’industrie de Moscou (l’ancienne école Stroganov), où j’ai étudié cinq ans sur sept. Ainsi, extérieurement, ma vie a commencé avec succès. Le fait que j’aie réussi, à 15 ans, à entrer à l’école des beaux-arts, malgré l’énorme concurrence, était considéré par tous comme une chance, qui ne revenait qu’à très peu de gens. Avec le temps, je devais obtenir un diplôme d’artiste (architecte d’intérieur) et travailler dans mon domaine de prédilection. »
Il s’agit là d’une biographie universitaire soviétique typique. En Union soviétique, la vie universitaire est prise très au sérieux : si vous réussissez, vous obtenez un « billet ouvert » pour de nombreuses bonnes choses dans la vie soviétique, et si vous échouez, vous obtenez un emploi tel que le nettoyage des rues.
« Mais la vie soviétique ennuyeuse et l’insatisfaction spirituelle, poursuit Yuri, ne me donnaient pas la paix, et quelque part à la fin de 1955, dans ma dix-neuvième année, il s’est produit un événement, extérieurement imperceptible, qui a cependant bouleversé ma vie et m’a (finalement) amené ici. Cet événement s’est produit dans mon âme et a consisté dans le fait que j’ai compris dans quel type de société je vivais. Mais la vie soviétique ennuyeuse et l’insatisfaction spirituelle ne me laissaient pas de répit et, à la fin de l’année 1955, alors que j’avais 19 ans, il s’est produit un événement, imperceptible extérieurement, qui a pourtant bouleversé ma vie et m’a amenée ici. Cet événement s’est produit dans mon âme : j’ai réalisé dans quel type de société je vivais. Contrairement à toute la propagande soviétique enragée, j’ai réalisé que je vivais dans un régime d’impuissance et de cruauté absolues. De nombreux étudiants sont arrivés à cette conclusion à l’époque et, avec le temps, j’ai trouvé des gens qui partageaient mes idées et qui, comme moi, considéraient qu’il était de leur devoir d’informer les gens de leur découverte et de contrecarrer, d’une manière ou d’une autre, le mal qui triomphait. » (Cela reflète bien sûr le courant idéaliste de la jeunesse, que l’on retrouve également dans le monde occidental). « Mais le KGB surveille de très près tous les citoyens de l’URSS, et lorsque nous nous sommes réunis le 7 novembre 1958, lors de la réunion d’organisation pour aborder la question du samizdat clandestin, six d’entre nous ont été arrêtés et tous ceux qui ne se sont pas repentis ont été condamnés à la peine la plus lourde pour propagande antisoviétique — sept ans de camp de concentration. C’est ainsi qu’a commencé un nouveau chemin dans ma vie. »
Jusqu’ici, il convient de noter qu’il n’y a aucune conversion religieuse. Youri n’est encore qu’un jeune idéaliste qui a soudainement été « écrasé » et envoyé au goulag.
« Nous étions tous athées et marxistes de l’obédience « eurocommuniste », c’est-à-dire que nous pensions que le marxisme était la bonne doctrine, celle qui menait le peuple vers un avenir radieux, vers le royaume de la liberté et de la justice, et pour une raison ou une autre, les méchants de Moscou ne voulaient pas mettre en œuvre cette doctrine dans la vie. C’est ainsi qu’au camp de concentration, cette perception en chacun de nous est morte complètement et pour toujours. »
Je n’aborderai pas ici la question ou la philosophie du communisme, mais je me contenterai de noter que Youri était réduit à un état de désespoir. Il a perdu la foi en ce qu’il avait cru pendant sa formation : le communisme est un enseignement idéaliste qui apporte le bonheur et la paix. Il a vu que, dans la pratique, le communisme n’était pas ce qu’il prétendait être. C’est alors que quelque chose a commencé à se produire dans son âme.
« Je voudrais vous parler un peu du processus de réveil spirituel, afin que vous puissiez voir avec quelle inévitabilité il se produit chez les Russes. Après tout, nous ne sommes pas les seuls, moi et mes associés, à avoir parcouru le chemin spirituel qui mène du marxisme à la foi religieuse. Le hiérodiacre Varsonofii [Игу́мен Варсоно́фий], bien connu en Occident, n’est autre que Boris Khaibulin [Бори́с Хайда́рович Хайбу́лин], qui est arrivé au camp en tant qu’athée et marxiste, mais a été libéré en tant que chrétien orthodoxe ; l’ancien éditeur du magazine « Vetche » [Вече] Vladimir Osipov [Влади́мир Никола́евич О́сипов] est également arrivé au camp en tant qu’athée et marxiste, mais a quitté le camp en tant que croyant (pour les autres, que vous ne connaissez pas, nous n’avons pas le temps d’en parler maintenant). Il s’agit d’un phénomène typique des camps politiques soviétiques. Que se passe-t-il donc pour le peuple russe ? Le processus de renaissance spirituelle se déroule en deux étapes. Tout d’abord, nous reconnaissons l’essence du marxisme et nous nous libérons de toute illusion à son sujet. Par une analyse profonde et réfléchie, nous apprenons que le marxisme, dans son essence, est un enseignement complet du totalitarisme, c’est-à-dire de l’esclavage communiste absolu, et que tout parti communiste, dans n’importe quel pays, qui entreprend de mettre en œuvre le programme marxiste, devra répéter tout ce que les communistes de Moscou ont fait et font, ou devra abandonner le marxisme et se liquider lui-même. Ayant compris cette vérité, généralement simple, nous perdons le terrain idéologique qui nous servait de fondation pour nous opposer à l’esclavage marxiste. Nous tombons dans un vide spirituel, qui entraîne une crise encore plus profonde. »
Youri raconte ensuite comment il a lui-même commencé à entrer dans cette crise profonde : « après la libération du camp, la perspective pour nous est telle qu’on ne peut la souhaiter même à nos ennemis : soit d’être renvoyés au camp et d’y rester jusqu’à la fin de la vie, soit de mourir dans un établissement psychiatrique, soit d’être tués sans procès par les tchékistes. »
« Dans cette situation de crise spirituelle et de désespoir, l’homme russe est inévitablement confronté à la question principale de son rôle dans le monde : pourquoi, en fait, vivre, s’il n’y a pas de salut ? Et quand arrive ce moment terrible, chacun de nous sent que la mort l’a vraiment pris à la gorge : s’il n’y a pas un sursaut spirituel, la vie est finie, car sans Dieu, non seulement « tout est permis », mais la vie en tant que telle n’a pas de valeur et pas de sens. J’ai observé dans le camp comment les gens devenaient fous et se suicidaient. Moi-même, j’ai clairement ressenti que si, à la fin, j’arrive à la conviction ferme et définitive que Dieu n’existe pas, je serai simplement obligé de me suicider, parce qu’un être raisonnable a honte et est humilié de se livrer à un tel processus de cannibalisation douloureuse et dépourvue de sens. Ainsi, à la deuxième étape de la renaissance spirituelle, nous apprenons que l’athéisme, pensé jusqu’à sa fin logique, conduit inévitablement une personne à la mort, parce qu’il s’agit d’une doctrine complète de l’immoralité, du mal et de la mort. Et j’étais également préparé à une issue tragique (suicide ou folie), si, par chance, le 1er septembre 1962 ne se produisait pas dans ma vie le plus grand des miracles. Ce jour-là, il n’y a pas eu d’événement, rien d’extérieur, j’étais seul à réfléchir à mon problème : « être ou ne pas être ? » À cette époque, j’avais déjà pleinement réalisé le salut par la foi en Dieu, je voulais vraiment croire en Lui — mais… je ne pouvais pas me duper moi-même : il n’y avait pas de foi. Et soudain, il y a eu une seconde où, comme si c’était la première fois, j’ai eu une révélation (comme si la porte d’une pièce sombre s’ouvrait sur une rue ensoleillée), et dans la seconde suivante, j’ai su avec certitude que Dieu existe et que Dieu est Jésus-Christ de l’orthodoxie, et non un dieu hindou, bouddhiste ou autre. J’appelle ce moment le plus grand miracle parce que cette connaissance exacte m’est venue non pas par la raison (je le sais avec certitude), mais d’une autre manière, et je ne peux pas expliquer ce moment de manière rationnelle. En outre, la croyance même en Dieu, la connaissance exacte et inébranlable de la réalité de Dieu est également inexplicable rationnellement : c’est un miracle incontestable. C’est ainsi qu’a commencé ma nouvelle vie spirituelle, qui m’a aidé à supporter treize années supplémentaires de vie en camp et en prison, d’émigration forcée et qui, je l’espère, m’aidera à supporter toutes les difficultés de la vie d’émigrant. Et ce « moment de foi », ce grand miracle, est aujourd’hui vécu par des milliers de personnes en Russie, et pas seulement dans les camps de concentration et les prisons. Après tout, Igor Ogurtsov [И́горь Вячесла́вович Огурцо́в], le fondateur de l’Union chrétienne sociale, n’a pas trouvé la foi dans un camp, mais à l’université. Le renouveau religieux est un phénomène typique de la Russie d’aujourd’hui. Tout ce qui est spirituellement vivant retourne inévitablement à Dieu. Et il est évident qu’un tel miracle salvateur, en dépit de toute la puissante politique communiste, ne peut être le fait que du Dieu tout-puissant, qui n’a pas laissé notre peuple dans de terribles souffrances et sans défense contre de nombreux ennemis. »
[1] Alexandre Soljénitsyne, L’Archipel du Goulag, 1918-1956, Troisième et quatrième parties, France Loisirs, Paris, 1974, p. 459
Conférence du Père Seraphim Rose à l’Université de Californie, Santa Cruz – 15 mai 1981
Traduction : hesychia.eu
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