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Saint Grégoire V Patriarche de Constantinople III / III

8 août 2023

Jean Pharmakès apporta à Grégoire des nouvelles de l’Hétairie. Le Patriarche manifesta tout l’intérêt qu’il portait à la société, et souhaita de toute son âme et de tout son cœur la réalisation de tous ses projets. Cependant, il refusa de prêter le serment de sociétaire, et recommanda à Pharmakès la prudence, afin de ne pas nuire au lieu de servir, car à ses yeux, l’insurrection était prématurée et pas au point.

En décembre 1818, Cyrille VI démissionna et Grégoire fut élu pour la troisième fois. Rappelé de la Sainte Montagne, le 14 janvier 1819, il reprit sa charge et toutes les activités qu’elle impliquait.

Grâce à des Phanariotes qui exerçaient des fonctions de tout premier plan dans l’État Ottoman, les Grecs obtinrent la faveur d’ouvrir des écoles. Le saint Patriarche en profita, et une fois encore, exhorta ses concitoyens à ouvrir des écoles pour enseigner la langue grecque. À cette époque, les jeunes gens lisaient plus volontiers les modernes et étudiaient les idées nouvelles et délaissaient l’étude approfondie de la langue de leurs pères. Pour venir en aide aux élèves pauvres et aux nécessiteux, le divin Grégoire créa le « Tronc de la Miséricorde », que les évêques, les notables et les riches alimentaient.

Mais sa débordante et bienfaisante activité sociale allait prendre fin. Les évènements, écrit encore Brunet, que nous venons de rapporter plus haut, avaient à Constantinople un terrible contrecoup. Nous avons vu combien la surveillance de la police musulmane avait été endormie. Le gouvernement turc n’avait eu que des soupçons sur les projets de l’Hétairie, jusqu’au jour où il découvrit un complot pour le bouleversement de Constantinople. C’est alors, dans le courant de mars, qu’on ordonna à tous les Grecs qui n’y étaient pas domiciliés de quitter la ville. Des visites domiciliaires furent faites pour découvrir les armes et les munitions qu’on supposait cachées. Le 13 mars, on reçut la nouvelle des affaires des principautés. Le 15, le grand-interprète Mourousi communiqua au Synode un firman pour l’inviter à faire rentrer par ses exhortations pastorales les révoltés dans le devoir. Le Synode répandit aussitôt une lettre encyclique qui excommuniait nommément Hypsilantis et Soutzo, exhortait les Moldaves et les Valaques à la soumission, et relevait les Amis du serment prêté à l’Hétairie.

La Porte s’engageait, à son tour, à amnistier tous les sociétaires de l’Hétairie.

L’excommunication fut signée sur le saint Autel par Grégoire, Polycarpe de Jérusalem et les évêques présents, et lue dans toutes les églises le 23 mars. Le Patriarche Grégoire a été sévèrement critiqué pour cet acte. En vérité, il n’a pas excommunié les insurgés et leurs idées. Il a fait cela 1° pour éviter un massacre ; 2° parce qu’il était opposé au démantèlement de l’empire Ottoman qui aurait été celui de la Romanité. L’idée d’un Empire Ottoman, civilisé sous l’influence des Grecs dont les services lui étaient indispensables, et qui ne garderait plus que le nom d’Ottoman, fut longtemps caressée par les Phanariotes.

Dans son livre : « La Romanité affligée », Photios Kondoglou cite le poète cypriote Basile Michaïlidès. Dans son poème sur la mort, survenue en 1821, de l’archevêque Cyprien de Chypre, Michaïlidès met dans la bouche du martyr ces paroles qu’il adresse au juge turc qui allait le livrer à la mort :

 

« La Romanité est une race

« contemporaine du monde.

« Personne n’a pu l’exterminer,

« Personne, parce que Dieu la couvre

« du haut des cieux.

« Quel grand poète, ajoute Kondoglou, de ces nations riches et heureuses, qui ont dominé le monde, a prononcé de telles paroles pour sa nation, comme l’a fait ce pauvre et insignifiant ‹ roumi › ? Sa voix est faite de myriades de voix, celles de cette race des Hellènes maltraitée qui parle et dont la voix est comme la foudre qui frappe de son feu les puissants de la terre… Cette Romanité maltraitée est cependant parée de la tunique ensanglantée et incorruptible… »

Mais les avertissements patriarcaux commandés par le gouvernement turc eurent peu d’effet contre l’exaltation des esprits et les résolutions prises. Les Phanariotes commencèrent à quitter la ville et à se réfugier à Odessa. Le 20 fut publié le firman qui ordonnait à tous les sujets fidèles de veiller à leur défense, de préparer leurs armes, d’en acheter s’ils n’en possédaient pas, en vendant, s’il le fallait, leurs édredons. Ce firman fut lu dans les mosquées.

Sept archevêques furent demandés par un autre firman au Patriarche et gardés en otages. Des milices asiatiques furent appelées, et le 26 tous les Ottomans de Constantinople reçurent l’ordre de se mettre sous les armes. C’était donner le signal des massacres. « Aussitôt, dit M. Trikoúpis, que le gouvernement eut établi partout des postes, il appesantit sa main meurtrière sur tous les Grecs sans choix et sans distinction. Leurs maisons et les appartements de leurs femmes furent envahis ; les prisons regorgèrent de suspects ; les sanguinaires Asiatiques, frémissant et brandissant leurs épées nues, parcouraient en foule les routes et les places publiques, immolant ou relâchant à leur gré tous ceux qu’ils rencontraient, sans l’aveu du gouvernement, mais aussi sans en être empêchés. La rage politique conspirait avec le fanatisme religieux contre des hommes que l’on regardait en même temps comme des rebelles et des infidèles. Sans preuves ou même sans indices, sur simple soupçon et sur l’ordre de l’autorité, les Turcs livraient ceux que l’on connaissait pour être chrétiens à l’épée ou à la corde. Les uns, ils les égorgeaient sur les routes, les autres, ils les pendaient à la porte des particuliers. C’était une loi des Turcs que les Grecs devaient payer en outre une redevance toutes les fois qu’une exécution semblable avait été faite, pour effacer la souillure et avoir le droit d’enlever le cadavre.

Lorsque leurs tribunaux condamnaient un Grec à la peine capitale, ils n’avaient pas de lieu fixe pour l’exécution. Elle se faisait dans le premier endroit favorable. Eh bien, quand un malheureux a la tête tranchée, tous les Grecs du voisinage doivent contribuer à la formation d’une somme qui s’élève quelquefois à plusieurs milliers de francs pour qu’on les débarrasse au bout de trois jours de l’affreux spectacle d’un cadavre. On va même plus loin : un coupable condamné à la corde est supplicié à la porte d’une boutique quelconque. On choisit de préférence celle des bakals (épiciers), parce qu’elles sont plus fréquentées. Ainsi, le malheureux propriétaire est d’abord réduit à l’horreur de passer trois jours sous les pieds d’un cadavre livide, et ensuite il doit payer ceux qui lui ont fait un si horrible présent.

Les Turcs souillaient et dépouillaient les églises, démolissaient les maisons, confisquaient les biens, ravissaient les femmes et les jeunes filles, visitaient les navires portant pavillon européen, et en faisaient descendre à terre, sous les yeux mêmes des ambassadeurs, les Grecs qui s’y étaient réfugiés. En un mot, le sultan considérait tous les Grecs, clercs ou laïcs, comme conjurés et comme également dignes de la mort.

Les exécutions juridiques commencèrent le 3 avril, et tombèrent sur les Phanariotes alliés aux princes moldaves. Elles se continuèrent les jours suivants, et redoublèrent le 15 avril, à la nouvelle apportée d’Athènes par un courrier, du soulèvement de Calavryta et du Péloponnèse. Alors fut décapité le grand-interprète Mourousi, qui ayant reçu, contre toute attente de sa part, une lettre d’Hypsilantis, où celui-ci lui dévoilait ses projets, l’avait remise au reïss-effendi et se croyait à l’abri de tout soupçon. M. Al. Soutzo raconte que le sultan le fit amener dans son palais pour assister à son supplice, et qu’il donna lui-même le signal aux janissaires. Le même jour commençaient les massacres qui ensanglantèrent Bouïouk-Déré, village populeux et paisible, situé à trois lieues de Constantinople. Les jours suivants, à Constantinople, furent exécutés coup sur coup des Grecs attachés pour la plupart à d’anciens hospodars, parmi lesquels Dimitri Paparrigopoulo et Georges Mavrocordato. On eut soin que tous les condamnés fussent soient décapités, soit pendus, devant la porte de leur maison.

Une condamnation inique qui a exaspéré toute la nation grecque et révolté l’Europe couronna toutes les précédentes.

Le Samedi Saint, il fut ordonné au Patriarche de conseiller aux chrétiens d’aller à l’église pour la Pâque, puis de revenir chez eux, sans se saluer ni se visiter selon la coutume. Cette interdiction prévenait d’éventuels complots. Le divin Grégoire, qui pressentait tout le drame, dit alors aux évêques présents : « Maintenant s’accomplit pour nous aussi la parole du prophète : je changerai vos fêtes en deuil » (Amos 8 10). Le dénouement était imminent. Calme et tranquille, il dit encore à son entourage : « Quelle mort préférer, l’épée ou la corde ? » L’ambassadeur de Russie, des amis sûrs et influents, suppliaient Grégoire de se sauver, de fuir. « Ne me poussez pas à la fuite. Comment abandonnerais-je mon troupeau ? … Je suis Patriarche pour sauver mon peuple et non pour le livrer au glaive des janissaires. Ma mort sera plus utile que ma vie. Les princes chrétiens ne verront pas, indifférents, l’insulte qui leur est faite dans ma personne. Les Hellènes armés lutteront avec le désespoir qui souvent apporte la victoire. Non, je ne veux pas être ridiculisé par le monde, ni être montré du doigt, dans les rues d’Odessa, de Corfou ou d’Ancône ; ni entendre dire : voici le patriarche lâche et meurtrier. J’irai là où me conduit le sort de ma nation et le Dieu Bon qui juge les choses divines et humaines ».

Tout ce que Grégoire avait pressenti s’accomplissait maintenant, avec une sauvagerie, une cruauté inconnues jusqu’ici.

Le 21 avril, le soir du Samedi Saint, on remarquait autour du palais patriarcal, au-dedans et au-dehors du Phanar, une affluence inusitée de janissaires armés. À minuit, quand selon l’usage le crieur de l’église appela à la prière, les chrétiens se précipitèrent en foule dans l’église patriarcale. Le Patriarche lui-même officiait, assisté de douze évêques. Il était calme et serein. Seules l’émotion et les larmes interrompaient sa prière. Pour la dernière fois il donnait le baiser de paix aux douze évêques qui concélébraient avec lui.

Le jour se levait quand il rentra chez lui ; et, à peine était-il rentré qu’il fut appelé dans la salle du Synode, où l’attendait le grand interprète, successeur du malheureux Mourousi, et un Ottoman, secrétaire du reïss-effendi. Le premier déclara qu’il avait à communiquer un firman qui devait être lu en présence des évêques et des autres dignitaires du Synode. On les réunit, et devant eux fut lu le firman suivant : « Attendu que le Patriarche Grégoire s’est rendu indigne du trône patriarcal en se montrant à l’égard de la Porte ingrat, déloyal et traître, il est déchu de sa dignité, et il lui est assigné pour résidence Kaddi-Kij jusqu’à nouvel ordre » ; Aussitôt Grégoire, accompagné de son fidèle diacre Nicéphore, sortit, et sans doute par un ordre secret fut conduit dans la prison du Bostandji-Pacha, où d’autres évêques étaient enfermés. À peine était-il sorti qu’on donna lecture d’un autre firman, qui prescrivait le choix d’un autre patriarche : « La Sublime Porte ne voulant pas priver ses fidèles sujets de la sollicitude spirituelle de leur Père commun, leur ordonne d’élire un patriarche selon la coutume ».

Après délibération, les évêques décidèrent de rappeler au trône patriarcal l’ex-patriarche Cyrille qui se trouvait à Andrinople. Reïss-effendi n’approuva pas ce choix. Il était urgent dans les circonstances présentes de ne pas laisser vacant le trône patriarcal. Il fallut choisir un des membres présents, et les suffrages s’arrêtèrent sur Eugène de Pisidie, qui fut immédiatement présenté, selon l’usage, au divan, — qui le reçut avec de grands honneurs — et quelques heures plus tard ramené dans le Synode revêtu des insignes de sa nouvelle dignité.

On était habitué à Constantinople aux installations et aux destitutions des patriarches qui étaient choses courantes, et on croyait Grégoire en prison en attendant un nouvel exil.

Dans les sous-sols de la prison de Bostandji-Pacha, il y avait une salle de torture où les Turcs torturaient les malheureux condamnés. Les portes s’ouvraient avec fracas, et celui qui entrait pouvait voir, à la lueur des torches, les instruments de torture les plus variés : des carcans, des chaînes, des anneaux que l’on passait au cou, aux mains, aux pieds des condamnés, des ceps, des verges de fer, des marteaux, des tenailles, des pinces, des ongles de fer, etc… Les condamnés étaient suivis d’hommes féroces, cruels, terribles à voir, qui s’asseyaient près d’eux, sans rien dire. Un oulema, docteur de la loi coranique s’adressait aux condamnés et leur conseillait d’abjurer leur foi, s’ils voulaient échapper aux tortures et à la mort. Il feignait la pitié et exhortait ceux qui allaient mourir à avoir pitié d’eux-mêmes. Les condamnés qui restaient inébranlables, courageux, et se déclaraient prêts à mourir pour leur foi, étaient couverts de crachats et battus. C’est dans cette salle obscure de torture que les évêques avaient été enfermés. Dans cette prison les chrétiens étaient entassés comme des bêtes. Dans la prison le divin Grégoire fut pressé d’abjurer, mais, comme un roc, il resta ferme et inébranlable. « Ne vous fatiguez pas, dit-il à ses bourreaux. Le patriarche des chrétiens est né chrétien et meurt chrétien ».

Quelques heures après, tiré de sa prison, le divin Grégoire fut placé sur une barque et conduit sur le rivage du Phanar. Là, attendant la mort, il se mit à genoux, prononça une prière, et tendit au bourreau sa tête dépouillée. Celui-ci lui répondit que ce n’était pas encore la place de son exécution. On le conduisit jusqu’au palais patriarcal, et, à l’heure de midi de la fête de la Pâque, pendant que les chrétiens remplissaient les églises de leurs chants, cet inoffensif et charitable vieillard qui s’était consacré à son Dieu et à son peuple, fut pendu à la porte de la maison qu’il laissait toute pleine du souvenir de ses vertus. Avant sa pendaison, le bienheureux Patriarche leva la main, bénit sa ville et ses fidèles, et prononça une ultime prière : « Seigneur Jésus-Christ, reçois mon esprit ». Depuis sa pendaison, la porte du palais patriarcal qui servit de potence est restée fermée.

Ceux qui venaient d’installer son successeur, et croyaient Grégoire en route pour l’exil, aperçurent, en sortant du palais, son cadavre. La Porte fit afficher l’arrêt de sa condamnation. Il portait en substance que le Patriarche était coupable de n’avoir pas fait usage de ses armes spirituelles contre la révolte et d’avoir été complice des révoltés. Rien n’était plus inique, écrit encore M. Brunet, que cette condamnation, et plus faux que ces griefs. Pour ce qui concerne le premier, nous avons pu voir avec quelle docilité, dès l’époque de la mort de Rhigas, et plus récemment à la première nouvelle des évènements de Moldavie, le malheureux Grégoire avait mis ses armes spirituelles au service de la Porte. Quant au second, quelles déplorables raisons que celles qu’énonçait l’arrêt de la Porte, que « par tout ce qui paraissait » il s’était montré le complice de la rébellion, que le gouvernement « avait été plus d’une fois averti » de sa culpabilité, qu’enfin « il était né dans le Péloponnèse où avait éclaté le soulèvement » ! Quel argument que ces apparences ! Quelle preuve de complicité que le hasard de la naissance, et quel nouveau moyen d’établir la communauté du crime que de rappeler la communauté d’origine ! Enfin, si le divan avait reçu plus d’une fois des témoignages de sa culpabilité, pourquoi ne les communiquait-il pas, et pourquoi ne put-il jamais les produire ? Non, le Patriarche n’avait jamais trempé dans la conspiration des hétairistes. Il en avait eu connaissance : qui pouvait l’ignorer alors ? Mais il l’avait toujours condamnée. Il n’avait pas voulu révéler au gouvernement ce qu’il n’avait appris que par son ministère spirituel : sa conscience le lui défendait impérieusement. Mais il n’avait cessé de réprouver l’entreprise, comme funeste et téméraire. D’affreuses circonstances achevaient l’odieux de cette condamnation.

Le soir, le vizir Beterli-Ali Pacha traversa le phanar avec un seul garde, se fit placer une chaise à cinq ou six minutes de chemin en face du cadavre, et le contempla quelque temps. Une heure après, le Sultan lui-même passa par là, et jeta un coup d’œil sur ces tristes restes. Le corps resta exposé trois jours. Le quatrième jour, le bourreau vint le détacher pour le jeter dans la mer, seule sépulture réservée aux condamnés. Mais des impies se le firent céder, probablement à prix d’argent, huit cents piastres turques dit le synaxariste, et, le tirant par les pieds, le traînèrent contre terre jusqu’à l’extrémité de la rive du Phanar, puis le jetèrent dans les flots, en l’insultant. Le bourreau tenait le bout de la corde. Il monta dans un bateau, traîna derrière lui le cadavre jusqu’au milieu du port de la Corne-d’Or, lui attacha au cou plusieurs pierres, et pour le mieux submerger en y faisant pénétrer l’eau, le transperça deux ou trois fois, puis l’abandonna. Cependant, le corps, se trouvant encore trop léger, remonta à la surface, et vint échouer contre les navires qui stationnaient auprès du quartier de Galata pour le passage du port.

Le Christ qui distribue les couronnes, voulant glorifier le saint Patriarche, remplit de grâce son corps, qui flotta à la surface des eaux, malgré le poids de la pierre. Les vagues le poussèrent jusqu’à un navire grec qui naviguait sous pavillon russe. Le capitaine le recueillit pendant la nuit et fut averti, par les chrétiens, que cette dépouille était celle du Patriarche Grégoire. Et Marinos Sclavos — tel était le nom du capitaine originaire de Céphalonie —, le transporta à Odessa. La sainte dépouille y resta exposée pendant quarante jours, intacte et embaumant. Aucun signe de décomposition ne fut constaté, comme l’affirment les procès-verbaux des autorités russes. Par ordre du gouvernement russe, la dépouille du saint Patriarche fut ensevelie avec les plus grands honneurs, comme celle d’un martyr. « Ainsi, dit le journal semi-officiel de Saint — Pétersbourg, par ordre du pieux autocrate de toutes les Russies Alexandre Ier, furent rendus les honneurs de la foi et de la fraternité chrétienne à Grégoire, le saint Patriarche de l’Église d’Orient orthodoxe des Grecs, mort en martyr ».

Le célèbre théologien Constantin Oeconome, lui aussi réfugié, en ces jours-là, à Odessa, disait dans son oraison funèbre : « Beaucoup de villes et de pays furent jadis bénis d’En-Haut, pour avoir été les demeures des reliques de saints étrangers à eux. L’Apôtre Bartholomée choisit les Lipares, pour demeure provisoire de ses reliques sacrées. Saint Spyridon le Théophore prit le chemin de la mer pour aller à Corfou. Et toi, Grégoire le sacré, tu as choisi Odessa… Sois donc glorifié, inoubliable Grégoire, sur la terre et dans les cieux. Repose-toi à Odessa, dans tes saintes reliques, et dans le Royaume des Cieux avec ton âme, en compagnie du Patriarche Abraham, des saints hiérarques, devant le trône de l’Agneau, vêtu de la tunique blanche, purifié par le Sang de l’Agneau et celui du martyre. Et maintenant, palmes de la victoire en mains, glorifie le Seigneur de gloire… »


Le même jour de la Pâque furent pendus trois des évêques retenus en otage ; l’un d’eux, qui était de grand âge, mourut en marchant au supplice, et fut pendu tout mort qu’il était. Les Turcs continuaient à massacrer impunément tous les chrétiens qu’ils rencontraient, et se plaisaient à prendre pour cibles les corps des pendus et à frapper ceux qui gisaient à terre. Des employés du gouvernement parcouraient les rues, exigeant une redevance pour enlever ces cadavres. Les Grecs n’osaient plus franchir la porte de leurs maisons. On estime que dans la capitale seule, il en périt dix mille ; d’autres furent exilés, d’autres, enfin, s’enfuirent, la plupart sans ressources, sur le territoire de la Russie, où ils furent accueillis et protégés.

Le 4 mai la populace commença à piller les églises, renversant les objets sacrés, se disputant les vases de prix et les vêtements sacerdotaux. La garde turque veillait à la porte des églises, et laissait faire. Dès que la foule s’enhardit, le pillage devint général. L’église patriarcale était fermée par des portes de fer ; on ne put les enfoncer. Mais on se précipita sur le palais patriarcal, dont les habitants eurent à peine le temps de se sauver par les toits sur les maisons voisines. Le nouveau patriarche fut également obligé de fuir. Menacé par les uns, protégé par les autres, il finit par être mis en sécurité dans un poste de police. Ces scènes de violence qui avaient commencé dès le point du jour ne cessèrent que vers quatre heures de l’après-midi, du fait de l’arrivée de l’aga des janissaires.

La Porte tolérait ces excès, et ne punit aucun de ceux qui s’en rendirent coupables. Tandis que l’Europe murmurait d’indignation, la Porte destitua son grand vizir sur ce grief, énoncé dans son arrêt de déposition, « qu’il épargnait le sang des Grecs », et le remplaça par Salec-Pacha. Les supplices redoublèrent. Le 15 mai, on décapita l’évêque de Myriopouli, plus que centenaire. Ceux qui restaient des évêques gardés en otages furent promenés en bateau le long des différents quartiers de la ville, et pendus tous, les uns après les autres, sur divers points, aux portes des boutiques. Tous moururent en martyrs. D’autres clercs, parmi lesquels le fidèle archidiacre du Patriarche Grégoire, subirent le même sort. Les chrétiens continuaient de chercher à fuir leur sort. Le 20 mai parut un firman qui rendait le patriarche responsable de leur évasion. Ils étaient responsables les uns des autres, par groupes de cinq, de sorte que si l’un des cinq s’échappait, les quatre autres étaient passibles de la peine capitale. Les malheureux se trouvèrent ainsi également exposés à la mort, qu’ils restassent ou qu’ils ne restassent pas.

Dans ces cruelles épreuves, les prêtres grecs furent plus d’une fois pressés de renier le christianisme pour conserver leur vie : pas un ne faiblit et n’apostasia sous les tortures…

La dépouille sacrée de saint Grégoire V a été transférée d’Odessa à Athènes, et déposée dans la cathédrale de cette ville, lors des fêtes du cinquantenaire de la libération de la Nation Hellénique, en 1871. À l’occasion du centenaire, célébré en 1921, le Saint Synode de l’Église de Grèce, par un acte officiel, a reconnu la sainteté de Grégoire V et a inscrit son nom sur la liste des saints. Sa mémoire est fêtée le 10 avril, jour de son martyre.

Avant de quitter la terre russe, sur la demande du Saint Synode, la sainte relique de Grégoire V fut exposée dans la cathédrale d’Odessa et vénérée par les fidèles. Dans le rapport adressé au Ministère de Grèce, l’on pouvait lire : « … il faut savoir que dès 1821 et surtout depuis 1848, le saint martyr, Grégoire le Patriarche, a été honoré comme martyr. Des ex-voto étaient offerts, des cierges, des veilleuses, des prières et des offices célébrés devant son icône… »

À Athènes, la réception de la sainte dépouille fut un événement historique. C’était le 25 avril 1871. Tout le peuple d’Athènes, des fidèles venus des villes et des villages voisins, se trouvèrent sur la place de la gare d’Athènes. Le roi Georges Ier en tête, l’archevêque d’Athènes, le saint synode, tout le clergé, des détachements des forces armées pour rendre les honneurs. À l’arrivée de la dépouille sacrée, une grande émotion s’empara de tous. De la gare à la Cathédrale, un immense cortège l’accompagna au chant du canon de la fête de Pâque. Les cérémonies s’achevèrent à la Cathédrale, où un métropolite clôtura l’office par ces mots : « Réjouis-toi, terre du martyr, car maintenant se trouve dans ton sein le plus glorieux des nouveaux martyrs de la foi… »

La vie du saint et grand Patriarche Grégoire V de Constantinople est intimement liée aux événements historiques de la fin du XVIIIe siècle et du commencement du XIXe siècle, qui ont préparé la guerre pour l’indépendance de la nation hellénique actuelle et ont contribué à la formation des nouveaux états balkaniques. Dieu seul sait pourquoi les provinces orientales de l’Empire Chrétien de saint Constantin le Grand égal aux Apôtres sont restées, jusqu’à nos jours, sous le joug de l’empire ottoman.


 

Les nouveaux martyrs, Éditions de la fraternité Saint Grégoire Palamas, Paris, 1987, p. 36-75

Traduction Père Ambroise Fontrier

 

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