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Saint Grégoire V Patriarche de Constantinople II / III

8 août 2023

Vers le milieu de l’année 1818, Jean Pharmakès le visita et lui donna des nouvelles de la Philiki Hétairia dont nous allons dire quelques mots empruntés au livre de M. Brunet : : Grèce depuis la conquête romaine jusqu’à nos jours, p. 417-425

« Vers 1813 florissait à Athènes une association des amis des arts, dont le but principal était la conservation des antiquités du pays et l’éducation intellectuelle et morale de la jeunesse grecque, par le moyen des écoles. Cette association prit un rapide accroissement au-dedans et au-dehors même de la Grèce, et ceux qui la composaient aimaient à montrer l’anneau qui les caractérisait, et qui était d’or pour les bienfaiteurs, et d’airain pour les simples membres. Elle trouva des appuis jusque dans les membres du Congrès de Vienne, qui exprimèrent des vœux et firent des dons personnels pour la propagation de l’instruction parmi les grecs. Le Tsar Alexandre consentit à ouvrir la liste des souscripteurs.
 

 

Vers la fin de 1814, à l’ombre de cette association, s’en éleva une autre, toute politique, qui déjoua l’attention du gouvernement turc, en se confondant avec elle. L’idée en avait été conçue par un homme ignorant, mais d’un caractère honorable et d’une grande expérience, Nicolas Scouphas d’Arta. Il lui avait donné un nom dont la forme populaire indiquait la simplicité du fondateur, Hétairie ou Association des amis. Scouphas ne s’associa d’abord que des hommes obscurs. Le nombre des membres fut fixé à seize, par une raison mystique. Chacun prenait comme numéro d’ordre une lettre de l’alphabet, selon la date de son admission. Alexandre Hypsilanti, qui fut admis dans les derniers et probablement le dernier, portait la lettre P. Cette hétairie secrète aimait à se confondre avec l’hétairie inoffensive dont le comte Jean Capodistria, grec de Corfou et ministre du Tsar Alexandre, était le chef avoué.

Puis, sentant que par elle-même elle restait impuissante, elle imagina de se mettre sous le nom et de se donner comme l’organe d’un pouvoir supérieur qu’elle affectait de ne révéler que d’une manière vague et mystérieuse, l’appelant la Puissance suprême. Les Grecs, depuis longtemps unis aux Russes, comme nous l’avons vu déjà, par les liens religieux, habitués à attendre la délivrance de ces ‹ hommes blonds › qu’annonçaient leurs prophéties, crurent être assurés de la protection occulte du Tsar Alexandre. Cette idée donna tout à coup une grande force à la propagande des hétairistes. Le voyage de Scouphas, qui avait jeté les premiers germes de la société dans un séjour fait en Russie pour les affaires de son commerce et passé en partie à Moscou, auprès d’Alexandre Mavrocordato, ancien hospodar de Valachie, contribuait à faire croire qu’il avait reçu dans ce pays de hautes et mystérieuses assurances. Des Russes résidant en Grèce s’affilièrent à l’hétairie, et confirmèrent encore cette croyance. Enfin, on avait soin de mettre en avant le nom du Comte Capodistria, considéré comme l’intermédiaire entre la nation grecque et la Russie.

C’est ainsi que, par une propagande mystique, se répandit dans toute le Grèce une association qui d’elle-même n’avait aucun fondement. Elle avait une organisation compliquée. On y comptait sept degrés d’initiation : 1° les frères ou vlamides ; 2° les agréés ; 3° les prêtres ; 4° les évêques ; 5° les archevêques ; 6° les initiés ; 7° les chefs ou stratèges des initiés. De ces sept degrés, les deux derniers étaient considérés comme donnant droit à un commandement militaire.

Malgré ces différences dans l’initiation, tous les membres de l’association étaient réunis dans la même pensée et tournés vers le même but. Le simple frère était averti qu’il eût à tenir prêtes ses armes et cinquante cartouches dans son havre-sac pour le cas où il serait commandé par son chef. À l’agréé, quand il était reçu, on adressait ces paroles : ‹ Combats pour la foi et pour la patrie ; engage-toi à haïr, à poursuivre et à exterminer les ennemis de la religion nationale et de ta patrie ›. Il portait pour signe distinctif une croix s’élevant au-dessus d’un croissant. Au prêtre l’on révélait que le but de l’Hétairie était l’affranchissement de la nation, et c’est ce qu’on répétait aux associés des degrés supérieurs. Enfin le stratège, quand il était proclamé, recevait une épée, qu’on lui remettait, avec ces paroles : ‹ La patrie te la donne pour que tu t’en serves pour elle ›. Ainsi depuis le premier membre jusqu’au dernier, tous savaient que le but commun était la conjuration contre les Turcs.

L’ambition, l’intérêt, les préjugés s’étaient glissés, comme cela était inévitable, dans cette vaste association. Nous pouvons citer à ce sujet le témoignage d’un historien grec, impartial aux dépens mêmes de ses compatriotes. ‹ La classe des prêtres, dit-il, était nombreuse. Le prêtre avait le droit de créer des frères, et même de distribuer le titre particulier de prêtre. Et comme les initiés devaient remettre une certaine cotisation entre les mains de leur initiateur, beaucoup de personnes prirent ce titre de prêtre ou le communiquèrent par intérêt, et de là vint particulièrement cette multitude d’initiateurs et d’initiés. Si leur catéchisme était obscur considéré politiquement, au point de vue religieux c’était un monstrueux assemblage de vrai et de faux, de piété et d’impiété. En même temps que l’objet de l’entreprise était notre sainte foi et la patrie, et que les serments se prêtaient sur l’Évangile et sur les saintes Icônes, le prêtre initiant disait à l’initié qu’il le recevait en vertu de la puissance que lui avaient délivrée les grands-prêtres des mystères d’Éleusis. Comme toutes les sociétés secrètes, l’Hétairie avait ses symboles et ses mots de passe pour aider ses membres à se reconnaître. Elle avait aussi, pour les correspondances, des caractères secrets ; mais les prêtres seuls ainsi que les initiés des degrés supérieurs en possédaient la clef. Pour éviter des dangers personnels, on se faisait inscrire sous des noms supposés ou sous certains signes. Telles étaient les connaissances scientifiques des fondateurs de l’Hétairie des Amis, que les initiateurs devaient demander aux initiés s’ils ne connaissaient point quelque invention dont le secret fût précieux. Or, ils faisaient cette singulière demande parce que les fondateurs de l’Hétairie croyaient à la pierre philosophale, et qu’ils rêvaient la transformation des métaux communs en métaux précieux › (Spirídon Trikoúpis, Histoire de l’insurrection grecque, t.I, p.24[1]).

Jusqu’en 1817, l’Hétairie fit peu de progrès en dehors de la Grèce, et, dans la Grèce même, elle resta obscure. En 1816, un certain Nicolas Galatis d’Ithaque, jeune homme plein d’enthousiasme, mais aussi de jactance et d’étourderie, passant à Odessa, y rencontra le fondateur même de l’Hétairie, Scouphas, qui revenait de Moscou, et se fit initier aux plus secrets mystères de la société, et, plein d’ardeur, se rendait à Saint Pétersbourg pour y faire de la propagande. Là, il finit par attirer sur lui l’attention de la police, fut arrêté avec deux de ses amis, expulsé du territoire, et dirigé sur la Valachie. Faut-il croire que là, à Jassy, l’empereur Alexandre, qui avait déjà fait preuve de tolérance à son égard, soit allé jusqu’à lui faire remettre, par l’intermédiaire du consul, une somme de cinq mille francs en son propre nom ? Quoi qu’il en soit, Galatis continua ses prédications avec une fougue inconsidérée, qui inquiéta même ses coopérateurs. C’est alors que les chefs de l’Hétairie, saisis d’une funeste idée qui germe trop facilement dans la tête des Grecs, lui donnèrent l’ordre d’aller rejoindre Tsakalof, auquel ils envoyèrent en même temps une secrète mission.

Tsakalof avait été chargé, vers le commencement de 1817, d’aller remuer le Péloponnèse. Il reçut l’ordre de ses chefs, crut devoir y obéir en aveugle et le communiquer à ses initiés : Ceux-ci reçoivent à bras ouverts l’innocent Galatis, lui prodiguent des festins, et le mènent un jour à la campagne. De vallon en vallon et de colline en colline, ils arrivent sous l’ombre d’un platane. Là, pendant que Galatis, couché sous la verdure, chante un hymne patriotique, un tromblon est déchargé sur son dos par des hétairistes ; le malheureux rend l’âme, en s’écriant : ‹ Que vous ai-je fait ? › On dit que ses cendres reposent encore au pied de ce même arbre sous lequel il fut tué, et que sur son écorce un de ses amis a gravé, en guise d’épitaphe, les dernières paroles de cette déplorable victime : ‹ Que vous ai-je fait ? › Ainsi, avant le premier signal de la guerre, le sang était déjà versé, sans jugement, sans nécessité, sans haine même, par simple précaution contre un jeune enthousiaste inoffensif, et par l’expéditive et déplorable autorité de la raison d’État !

En avril 1818, Scoupias quitta Odessa, où il venait d’affilier les principaux chefs réfugiés dans les Sept-Îles. Il se rendit à Constantinople, et là, en présence d’une police inhabile et d’un gouvernement aveugle, il fit de nombreux prosélytes. En même temps il envoyait partout des émissaires. La Grèce continentale fut un peu contenue par la crainte d’Ali-Pacha ; là même cependant les hétairistes rencontrèrent une coutume qui devait favoriser leur action. Depuis le commencement du dix-septième siècle, s’était établi parmi les Albanais l’usage de s’unir en une fraternité. Parés de leurs plus beaux vêtements, les deux hommes qui voulaient devenir frères, Grecs tous deux, et souvent l’un Grec, l’autre Mahométan, l’un clephte, l’autre déré-bei, c’est-à-dire sujet rebelle à la Porte, s’approchaient d’un autel, échangeaient leurs armes, se donnaient la main, s’embrassaient en se disant réciproquement : ‹ Ta vie est ma vie, et ton âme est mon âme ›. Après cette union jurée, l’un pouvait abandonner à l’autre la garde de sa famille et de sa maison, pendant qu’il s’absentait pour labourer ses champs éloignés ou pour la guerre. Les hétairistes n’eurent qu’à adopter ce mode d’affiliation, mais en excluant sévèrement les mahométans.

 

 

Dans le reste de la Grèce, dans le Péloponnèse, dans les îles, l’hétairie faisait d’immenses progrès. Elle devenait l’objet de tous les entretiens, et l’enthousiasme qu’elle suscitait s’exaltant tous les jours, et se contenant moins à mesure qu’elle s’étendait davantage, elle commençait à trouver un danger dans son développement même. Une députation fut envoyée en Russie et obtint, dit-on, du gouvernement, mille ducats de Hollande. Les marins de l’archipel pénétraient dans les Sept-Îles pour leurs affaires commerciales, et y correspondaient avec Colocotroni. Papa-Fléchas, après avoir achevé ses prédications en Morée, alla répandre l’Hétairie en Valachie. Alexandre Soutzo, nommé par la Porte hospodar de cette province après le départ de Caradja, en octobre, passait pour favorable à la cause des Grecs, ainsi que Michel Sourzo, nommé peu de temps après lui hospodar de Moldavie. Aristide Pélopidas et Perrévos furent députés en Bessarabie, en Moldavie, et allèrent jusqu’à Odessa et Taïganrock.

À mesure que l’association se développait, on sentait le besoin de la centraliser. Cette même année 1818, on créa des éphories dans les principales villes. Chaque éphorie était le centre d’une circonscription, avait sa caisse à part, dont les trésoriers devaient être pris parmi les négociants les plus considérables, et correspondait directement avec Constantinople, d’où émanaient les décisions d’intérêt général. Smyrne, Chios, Samos, Calamata, Misolonghi, Janina, Bucarest, Jassy, Trieste, Moscou, Pesth, plusieurs autres villes eurent chacun leur éphorie ; et parmi les principaux initiés, on nomma Marc Botzaris, georges l’Olympien, Kyriakoulis, Pierre Mavromichalis, Antoine Criesis, Lazare Coudouriotis, Savas, des archevêques, des armatoles et des chefs de klephtes, des négociants et des membres de la noblesse du Phanar.

Le gouvernement turc, habitué à ne pas se mêler des affaires intérieures des chrétiens, n’empêchait rien. Son aveuglement doit moins étonner si l’on songe que, dénué des moyens que la centralisation fournit à la police des États, embarrassé encore dans la surveillance de ses sujets par la différence des langues, distrait d’ailleurs par des agitations plus voisines du centre et la rébellion sans cesse menaçante des gouverneurs, il était souvent réduit à punir ou à subir les complots au lieu de les prévenir.

Cependant, les Grecs n’abandonnaient pas les intérêts de leur commerce. L’année 1818 amena en France une disette générale. Les vaisseaux des îles de l’archipel apportèrent à Marseille les blés de la Morée, qui furent achetés à de hauts prix. L’année suivante, le 24 avril 1819, la Porte reconnut l’indépendance des îles Ioniennes, dont la constitution, publiée depuis le 29 décembre 1817, acceptait le protectorat perpétuel du roi d’Angleterre, représenté par un lord haut-commissaire, gouverneur général. En échange de cette reconnaissance, Mahmoud II demanda la restitution de Parga. Ce fut un triste expédient de la politique que ce marché qui faisait changer de maître, sans la consulter, comme si elle eût été esclave, une ville florissante, et livrait à des mahométans des chrétiens par la main d’autres chrétiens. On dressa l’inventaire de Parga, de ses églises, de ses monuments, de ses maisons, des vases de ses autels. Elle fut évaluée à cinq cent mille livres sterling. Moyennant ce prix, Ali-Pacha prit possession de cette ville, qui lui avait toujours échappé. Les habitants étaient placés dans l’alternative de devenir des sujets, ou de se retirer, dépouillés de tous leurs biens, à Corfou. Ils ouvrirent les tombeaux, en retirèrent les restes de leurs pères, les brûlèrent sur la place publique, et se retirèrent sur le territoire de refuge qui leur avait été assigné. L’indemnité insuffisante qui leur avait été promise par les Anglais fut marchandée, et réduite par les agents d’Ali-Pacha, à cent cinquante mille livres sterling. Ils furent obligés de profiter des secours que leur offrirent les Grecs de l’île et le comte Capodistria, qui vint les visiter dans leur campement. Il y eut dans l’Europe un mouvement d’indignation (10 mai 1819).

Cependant l’Hétairie grandissait toujours ; mais il fallait se rattacher enfin à son origine imaginaire. Une réunion des principaux membres eut lieu à Tripolitza, au commencement de 1820. L’enthousiasme, l’espérance, la fraternité y présida. Il n’y avait encore aucun nuage devant l’avenir, aucune défiance, aucune division. Le sentiment religieux couvrait les nuances politiques. Le grand objet de la réunion fut d’envoyer à la cour de Russie un commissaire chargé de lui demander sa protection et ses conseils. Le choix tomba sur Jean Paparrigopoulo, qui reçut les instructions suivantes : il devait demander à la Puissance Suprême, comme on l’appelait :
 
1° De former une éphorie de frères dans le Péloponnèse, pour agir sous sa direction en vue du but commun, et la consulter sur toute chose.

2° D’engager tous les frères à obéir en tout à l’éphorie, et à ne rien faire sans son consentement, sous peine d’exclusion de l’Hétairie.

3° De donner son consentement et ses conseils pour la formation d’une caisse commune dans le Péloponnèse, sous la garde d’hommes recommandables, destinée à recueillir les souscriptions de tous les frères du Péloponnèse, et des Iles Ioniennes, s’il était possible, avec ordre de ne faire aucune dépense sans l’avis d’un conseil choisi de frères et l’agrément de la Suprême Puissance.

4° De charger un des frères d’Hydra de veiller à la sûreté des correspondances entre le Suprême Puissance et l’éphorie du Péloponnèse.
 
Ali-Pacha eut connaissance de la mission de Paparigopoulo, qu’il avait connu pendant qu’il résidait à Patras. Il voulut saisir cette occasion de se recommander à l’alliance de la Russie comme ennemi de la Porte, et appela Paprigopoulo auprès de lui à Prévéza. Celui-ci commença par se montrer défiant, et évita de communiquer sa mission ; puis, sur le conseil de l’archevêque de Patras, Germanos, il lui dévoila le but de son voyage, le remplit de joie par cette nouvelle, qui lui faisait espérer des auxiliaires dans ses projets d’indépendance, et se trouva ainsi chargé d’une double commission auprès de l’Empereur de Russie.

Le même Ali-Pacha poursuivait depuis longtemps d’une haine implacable un homme qui avait été son ami et son confident, Ismaïl-Bey. Celui-ci fut réduit, pour échapper à sa vengeance, à se réfugier jusque dans Constantinople. Là il eut le bonheur d’entrer dans les conseils de la Porte comme Kapoudji-Pacha et de se concilier l’amitié du tout-puissant Khalet-Effendi. Ali-Pacha fut d’autant plus irrité de cette élévation inattendue de son ennemi, que son second fils, Véli-Pacha, fut transféré de l’important gouvernement de Larisse au gouvernement secondaire de Naupacte, par l’influence de Khalet-Effendi et les suggestions d’Ismaïl. Toujours prompt à la vengeance, il soudoie trois Albanais, qu’il charge d’aller assassiner ce dernier ; mais leur coup manque, et, arrêtés, ils s’avouent les instruments d’Ali-Pacha. Ils furent pendus, et le Pacha de Janina fut mandé à Constantinople pour répondre devant le Sultan. Il refusa de comparaître, et fut déclaré fermanli, c’est-à-dire mis au ban de l’Empire. Ismaïl fut nommé à sa place pacha de Janina et de Delvino, et nommé généralissime de l’expédition envoyée contre lui.

Cette proscription, et surtout l’anathème prononcé par le grand-muphti au nom du prophète, isolait Ali-Pacha de tout bon musulman. Aussi fut-il obligé de chercher un appui en dehors de ses coreligionnaires. Déjà depuis longtemps, en prévision d’un semblable évènement, il avait cherché à gagner les palicares, fort nombreux dans les montagnes de l’Epire. Tandis que son armée et sa propre famille l’abandonnaient, le 23 mars 1820, de son château de l’Achérusie, il fit appel aux Hellènes, et se proclama leur libérateur. On vit alors de singuliers rapprochements. Ce cruel Pacha, qui faisait sceller des hommes vivants dans les murs de son palais et se plaisait à crever avec un fer brûlant les yeux de ses victimes, cet ennemi implacable des chrétiens, qui leur avait fait à plusieurs reprises une guerre d’extermination, organisa pour sa défense les milices des klephtes, et les distribua en Livadie, aux Thermopyles, au passage de l’Achéloüs et dans les gorges du Mont Olympe. En même temps d’autres chefs des monts Agrapha, du Pinde et de l’Oeta étaient sollicités par la Porte et enrôlés par leurs maîtres contre leur vieil ennemi. Ainsi les Grecs recevaient des deux côtés les instruments de leur délivrance.

Cependant, Ali de Tébélen, battu par les Souliotes que Marc Botzaris avait reconstitués, trahi par ses agas, délaissé par ses fils, était assiégé dans sa forteresse de l’Achérusie par les Albanais. A la tête de ses guègues, monté sur un cheval arabe, ou, au milieu des douleurs de la vieillesse, porté sur un brancard, mais toujours énergique, et brandissant tantôt un mousquet de Charles XII, tantôt un fusil de Napoléon, il s’écriait : ‹ L’ours du Pinde vit encore ›, et ralliait ses soldats. Mais, pressé de plus en plus par les Albanais, qui continuaient le siège malgré l’hiver, il compta sur une dernière ressource, le soulèvement des hétairistes. Il chercha à l’activer en répandant parmi les Souliotes une lettre interceptée de Khalet-Effendi au séraskier Ismaïl-Pacha, qui révélait un projet de massacre de tous les Grecs pour le commencement de 1821.
 

 

L’alarme de cette nouvelle se répandit partout. Les embarras de la Porte, l’impatience des affiliés portés à environ 200 000, l’espérance d’une diversion du côté de la Serbie, mille raisons pressaient les chefs de l’hétairie de donner enfin le signal de l’action. La pression de la multitude fut l’inconvénient inévitable d’une association si nombreuse. Tous les préparatifs n’étaient pas faits. Cependant, le secours de la Russie était loin d’être assuré. La faveur des autres puissances n’était rien moins que probable, en ce temps où la Sainte-Alliance, effrayée des progrès du carbonarisme en Italie, ne voyait partout que le spectre de la Révolution, et considérait les peuples comme autant d’ennemis naturels. Mais les plus prudents étaient entraînés : on chercha un général en chef.

Déjà le conseil de l’Hétairie avait député à Saint-Pétersbourg Emmanuel Xanthos pour sonder Jean Capodistria. Celui-ci non seulement l’avait éconduit, mais lui avait durement reproché de préparer la ruine de sa nation. Il fallut tourner ses vues ailleurs. On songea à Alexandre Hypsilantis, jeune prince grec, major général au service de la Russie et aide de camp du tsar Alexandre. Il appartenait à une famille riche et distinguée d’hospodars de Valachie. Il était connu pour son courage militaire, et avait perdu un bras à la bataille de Dresde. On était assuré de ses sentiments pour la liberté de sa patrie. Xanthos l’initia à l’Hétairie en qualité de chef ou de stratège, le 20 juin 1820, mais sans lui remettre encore les pleins pouvoirs de généralissime, déposés entre les mains de Paparigopoulo.

Celui-ci était encore à Constantinople ; de là il envoyait à Ali-Pacha l’assurance qu’il serait soutenu contre la Porte, et le conseil de tenir bon. Puis il se rendit à Saint Pétersbourg, à la rencontre d’Hypsilantis. Ce dernier ne s’y trouvait plus. M. Al Soutzo raconte qu’il était violemment tourmenté d’inquiétude au sujet des évènements qui se préparaient, et qu’avant de savoir s’il devait en prendre sa part de responsabilité, il voulut connaître les intentions d’Alexandre. « Le Tzar jouissait alors de l’air de la campagne dans les vastes jardins de Tzarki-Célo ; il y méditait sur les voyages qu’il allait entreprendre pour se rendre à l’ouverture de la diète de Varsovie et de là à Laybach. Hypsilantis s’y présenta, sous prétexte de lui demander un congé illimité, mais en effet pour lui glisser quelques paroles sur la situation malheureuse de la Grèce. Un soir, épiant le moment de le trouver à l’écart, il se promenait rêveur dans une allée de Tsarki-Célo ; tout à coup, il s’entend appeler, se retourne, et voit l’empereur qui vient seul à lui ; son cœur palpite. Le souverain, l’abordant d’un air amical : ‹ Que faites-vous ici ? lui dit-il. Vous me paraissez triste ›. Hypsilantis, en lui montrant une feuille qu’il tenait par hasard dans sa main, lui récite une élégie de M. Arnault, qui commence ainsi :
 

De ta tige détachée,

Pauvre feuille desséchée,

Où vas-tu ?…

 
De qui sont ces vers ? lui demanda Sa Majesté. — Sire, ils sont d’un Français ; mais ils peuvent être appliqués à tous ces Grecs infortunés, errant de pays en pays, et mourant sur un sol étranger. — Ah ! toujours exalté ! toujours ne rêvant que patrie ! Eh bien ! Vous en aurez un jour ! Je ne mourrai pas content si je ne fais rien pour mes pauvres Grecs. Je n’attends qu’un signe du ciel pour cela : je saurai le discerner, ou ils me l’indiqueront eux-mêmes. Mais avant tout, il faut qu’ils soient dignes d’être heureux. Il faut que je puisse dire : Les voyez-vous ? Ils demandent la liberté. — Ils la demandent, sire. Interprète de leurs vœux, j’ose les déposer à vos pieds. — Il faut que j’y pense, moi : un boulet tiré sur le Danube mettrait toute l’Europe en feu. Hypsilantis appliqua sa bouche sur l’épaule de l’empereur, et, les larmes aux yeux, lui dit : « Ah ! si un de vos regards tombait sur mon pays… » Il voulut continuer ; l’agitation lui coupa la voix. Alexandre, ému, laissa échapper ces mots : « Qu’une levée de boucliers se montre en Grèce, et mes cosaques iront la seconder ». Nous avons besoin d’ajouter que nous laissons à M. Soutzo la responsabilité de ce récit.

Peu de temps après, Alexandre Hypsilantis rencontrait à Odessa Paparrigopoulo, chargé des pleins pouvoirs des Péloponnésiens, et toujours se faisant fort de l’appui de la mystérieuse puissance. Hypsilantis était hésitant. Il demandait où étaient les armées, les finances, les munitions de guerre. Paparrigopoulo, qui avait reçu des hétairistes en partant, outre le brevet de sa mission, un blanc-seing revêtu des signatures du conseil de Tripolitza qu’il pouvait remplir à son gré, s’en servit pour y inscrire toutes les prétendues ressources de la Grèce, et lever les scrupules du généralissime.

À l’automne de 1820, il revint à Patras, rapportant les instructions d’Hypsilantis relativement aux demandes qu’avait posées le conseil de l’Hétairie. Paparrigopoulo les présentait comme dictées par la Suprême Puissance et transmises par son organe à Hypsilantis. Il ajouta ses exhortations véhémentes, et pressa de constituer l’éphorie centrale. Elle fut composée de six membres, du président Jean Vlasapoulos et des deux trésoriers, Jean Papadiamantopoulos et Panayoti Aovali. Mais ce choix fit des mécontents. Une opposition se forma, et paralysa l’action de l’éphorie à peine née.

Cependant Hypsilantis obtint de la Russie un congé, sous prétexte d’aller prendre les bains, et se rendit en Bessarabie, où se groupèrent autour de lui un grand nombre d’hétairistes. Ils échauffaient son zèle, trompaient ses défiances, et finirent par le persuader que tout était prêt. Trop soigneusement entretenu dans ces illusions, il envoya en Morée, dans les îles et dans la Grèce continentale des émissaires chargés d’annoncer sa marche prochaine sur la Turquie. Il comptait d’abord partir pour Trieste, où un vaisseau grec annonçait qu’il l’attendrait vers le 20 novembre, et débarquer secrètement dans le Magne, d’où il commencerait les opérations, à une date qui symboliserait la régénération de la Grèce, le 25 mars, jour de la fête de l’Annonciation. Mais on lui conseillait instamment d’entrer par la Moldo-Valachie. On lui représentait que les deux principautés étaient une autre Grèce, que les habitants suivaient la religion grecque, que l’hospodar de Moldavie, Michel Soutzo, était favorable à l’hétairie, que l’hospodarat de Valachie, vacant depuis le mois de janvier 1821, par la mort d’Alexandre Soutzo, laissait la province ouverte, que partout il rencontrerait des affiliés, jusque dans les milices étrangères, et que la fertilité du pays offrirait des vivres en abondance. La forteresse d’Ibraïlow en Valachie n’était défendue que par trois cents Turcs, mal armés. Les forteresses riveraines du Danube étaient dépourvues de garnison. La guerre d’Ali-Pacha avait dégarni de soldats la Thrace et la Bulgarie. D’autres raisons décidèrent Hypsilantis : deux armatoles fameux, Georges ou Georgakis l’Olympien et Savas Caminaris de Patmos l’assuraient de leur concours, puissant dans ces contrées. Enfin, les traités défendaient à la Turquie de faire entrer des troupes dans les principautés sans le consentement de la Russie. Ou bien elle passerait au-dessus des conventions, et donnerait alors à la Russie un sujet légitime de guerre contre elle, et l’occasion d’une embarrassante diversion, ou elle les respecterait, et laisserait alors le champ libre à l’armée de l’insurrection, qui traverserait la Macédoine et l’Illyrie et viendrait tomber en Grèce, au cœur de l’empire.

Hypsilantis, réfugié de bonne heure en Russie avec sa famille, connaissait mal la Grèce. Il croyait que 25 000 hommes étaient sous les armes dans le Péloponnèse, que Tripolitza, ville toute turque, siège du gouvernement dans la Morée, était prête à éclater la première. Il était trompé surtout par son agent l’archimandrite Dicée, qui lui assurait que des amas d’armes étaient préparés à Hydra par les soins du gouvernement russe. Dicée lui communiqua, dans une entrevue qu’il eut avec lui sur un îlot du Danube, son dessein d’incendier les principaux quartiers à Constantinople, l’arsenal et les magasins de Topchana. Pendant que, de nuit, les Grecs de la capitale exécuteraient ce projet, dix bricks hydriotes tireraient sur le sérail, et forceraient le Sultan à sortir de son palais et à tomber entre les mains des insurgés… Homme ardent et peu scrupuleux sur les moyens, Dicée, pour hâter les moyens de l’exécution, affirmait tout ce que l’on désirait, et rassurait en trompant. Des chefs hétairistes du Péloponnèse commencèrent à se méfier de lui, et le mandèrent à Vostitza le 26 janvier 1821. Ils lurent les lettres de créance par lesquelles Hypsilantis le déclarait son alter ego, et furent frappés des illusions dangereuses dans lesquelles il l’avait fait tomber. Ils enjoignirent à Dicée de se retirer dans son pays et de s’y tenir tranquille. Ils décidèrent que des commissaires seraient envoyés pour convoquer une assemblée des représentants de l’Hétairie auprès de l’éphorie de Patras, que le Péloponnèse ne remuerait pas avant qu’on eût reçu un chargé des pleins pouvoirs du général en chef, que l’on s’adresserait de nouveau à l’empereur Alexandre pour savoir ses sentiments et le secours qu’on pouvait attendre de lui.

Mais Hypsilantis n’était plus maître de tarder davantage. La Porte ne pouvait plus ignorer les dangers qui la menaçaient. Dans le mois de janvier 1821, deux agents envoyés par Hypsilantis, l’un en Serbie, l’autre à Thessalonique, avaient été saisis avec le plan de l’Hétairie et ses papiers, portant la signature du général en chef. Si le divan le dénonçait au gouvernement russe, il allait être rappelé en Bessarabie. Il savait d’ailleurs qu’un Péloponnésien avait révélé le complot au Sultan, qu’Ali-Pacha en avait fait autant, dans l’espoir de rentrer en grâce auprès de lui. De tous côtés des lettres lui annonçaient que l’Hétairie n’était plus un secret pour personne, que la nation était mise par ses lenteurs au bord de l’abîme. Il ne crut même plus pouvoir attendre la date primitivement fixée. Dans la nuit du 6 mars 1821, il passa le Pruth, et entra en Moldavie.

Le Rubicon était franchi. »

 


 

[1] Ιστορία της Ελληνικής Επαναστάσεως / Σπυρίδωνος Τρικούπη, εκδότης Παναγιώτης Ασλάνης.

 


 

Les nouveaux martyrs, Éditions de la fraternité Saint Grégoire Palamas, Paris, 1987, p. 36-75

Traduction Père Ambroise Fontrier

 

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