Catéchèse, La voie des ascètes, Littérature, Luminaires de l'Église, Orthodoxie

Lexique du désert – Hèsychia I / IV

16 avril 2022

Ησυχία

Hèsychia

Tranquillité

1. L’hèsychia dans la Bible: la sérénité du juste.
2. Conditions de l’hèsychia: la solitude, le silence, l’obscurité, faire le vide, s’asseoir, se recueillir, ne rien faire, ne pas bouger, respirer, ruminer, être attentif
3. Dangers de l’hèsychia: le sommeil, la tension nerveuse, la tentation, la tristesse, le souci, l’insouciance, l’insociabilité.
Bruits, lumières, agitation… Tous les sens de l’homme sont sol­licités, agressés par la vie moderne. Qui ne peut suivre son rythme hallucinant est rejeté par elle impitoyablement.

L’homme a peur du silence, peur de l’obscurité, peur de l’ar­rêt… Pourquoi cette angoisse ancestrale devant ce qu’il ne peut maîtriser ? Ne retrouve-t-il pas au fond de lui comme une crainte religieuse ? « La panique du silence n’a-t-elle pas quelque chose de surnaturel ? » S’il a peur, n’est-ce pas qu’en lui, plus profond que lui-même, résonne un appel au silence de l’être ? Ne faut-il voir là que la « pulsion de mort » décrite par Freud ? Ne serait-ce pas plutôt un appel à une vie profonde orientée vers les seuls biens qui ne passent pas, ceux qui engagent la totalité de l’être ?

Pourquoi, lors de la décadence de l’Empire romain, des hommes épris d’absolu ont-ils trouvé, au désert, dans la vie solitaire, sinon l’apaisement, du moins la possibilité d’étancher leur soif ? Ne peut-on demander à ces « contestataires » le moyen d’être de vrais vivants ? Il serait artificiel de copier servilement leur manière de vivre, mais la connaissance de ce qui fut leur « respiration d’être » peut aider à trouver un chemin, celui de la Vie éternelle.

L’hèsychia. Quelle expérience de vie recouvre ce terme ?

Hèsychia, quiétude, apaisement, peut-être ce mot se rattache — t-il à hèsthai, être assis. Dans les Vitae Patrum, ce verbe signifie sans plus « mener la vie d’hésychasme ».

Mais l’hèsychia est plutôt une manière de vivre, un état de vie, qu’une attitude corporelle. Elle est même plus encore : elle est le résultat de la victoire remportée contre les puissances de trouble, d’agitation et de passion. Elle n’a pas pour but l’apatheia du stoïcisme, ou l’ataraxie de l’épicurisme. Elle est un moyen… pour arriver au but, qui est l’union à Dieu.

L’hèsychia est donc essentiellement recherche de la seule véri­table quiétude, la paix de Dieu. Le côté négatif qu’elle implique ne peut s’expliquer que par la poursuite d’un seul but : l’Amour de Dieu.

Dans les Apophtegmes, l’hésychia nous est présentée comme le moyen d’obtenir le salut par l’unification intérieure :

Arsène priait ainsi : « Seigneur, conduis-moi dans la voie qui mène au salut »… et il entendit une voix qui lui disait : « Arsène, fuis les hom­mes, garde le silence et reste tranquille. Ce sont là les racines de l’impeccabilité ».

Si tu es silencieux, tu seras en repos quel que soit l’endroit où tu habites.

Elle est donc préférable aux vertus, puisque « avant toutes les vertus, Dieu a fait choix de l’hésychia», et elle les présuppose. Les trois vertus fondamentales de l’hésychia sont : la maîtrise de soi (encratéia), le silence (siôpè), les reproches qu’on s’adresse à soi-même (automempsia).

État d’âme, attitude corporelle… L’influence est réciproque du corps sur l’esprit et de l’esprit sur le corps. Et l’on connaît l’im­portance de la position et de la disposition du corps pour l’apaise­ment de l’esprit.

Il n’est pas vain de chercher une approche de Dieu par ces moyens qui permettent de dépasser cette dichotomie corps-esprit, mineuse pour l’un et l’autre.

Approcher Dieu… N’est-ce pas le seul bien qui importe pour l’homme ? Mais il ne peut le faire de lui-même, il peut seulement tenter de se rendre disponible ; c’est la grâce unifiante de l’Unique qui lui conférera l’Unité.

 

1.       L’hèsychia dans la Bible

[…] Selon Platon, les gens honorables sont toujours disposés à vivre la vie de quiétude (hèsychon bion).

Dans les Septante, hèsychia et ses dérivés conservent tous les sens qu’ils avaient dans la langue commune ; surtout la paix extérieure, l’absence de guerres nationales ou civiles, en tant qu’elle libère les citoyens de l’angoisse et leur donne la sécurité.

Cette heureuse disposition s’appelle, comme chez les auteurs profanes, hèsychian agein ou echein, ou par rapport aux autres, parechein. Ce sentiment d’assurance ne tient cependant pas uniquement aux situations extérieures ; il peut persister même devant la menace de guerre, moyennant la foi en Dieu : ainsi lorsque Rasin, roi de Syrie, monta contre Jérusalem pour l’attaquer, « le cœur du roi et le cœur de son peuple furent agités comme les arbres de la forêt sont agités par le vent ». Mais Yahweh envoya Isaïe lui dire : « Prends garde, tiens-toi tranquille (hèsychasai), ne crains point » etc. (Is. 7.4).

Le meilleur gage de sérénité intérieure, c’est la crainte de Dieu, la soumission à sa volonté, la sagesse : « Celui qui m’écoute repose avec sécurité, il vivra tranquille sans craindre le malheur (hèsychasei apo pantos kakou) » (Prov. 1,33).

Notons cette construction : hèsychasai apo tinos : l’hèsychia est, de soi, un concept négatif, excluant de l’âme certains sentiments pénibles, et fondant cet apaisement idntérieur sur la certitude d’être à l’abri du mal.

On peut aussi, volontairement, se mettre à couvert d’un mal, refuser de faire ce que l’on considère comme un mal, en un mot s’abstenir de quelque chose, en particulier de la parole — d’où le sens fréquent de se taire — ou de mouvement — d’où le sens de rester. L’un et l’autre, fréquents, cadrent bien avec l’hésychasme.

Dans le Nouveau Testament, le mot est rare et spécial à saint Luc et à saint Paul, une fois dans I Pi. 3,4. Le sens est surtout « se tenir coi », c’est-à-dire se taire, observer le repos du sabbat, laisser les autres en paix. Saint Paul exhorte ses correspondants à « mettre leur honneur à vivre en paix, chacun s’occupant de ses propres af­faires » (I Thés. 4,11), à « mener une vie paisible et tranquille » (I Tim. 2,2), à « travailler avec tranquillité » (II Thés. 3,12). Il veut que pen­dant l’instruction à l’église la femme garde le silence, se tienne tran­quille (I Tim. 2,11-12). Pierre, de son côté, engage les femmes à se parer, non à l’extérieur, mais à l’intérieur, « dans l’incorruptibilité d’une âme douce et calme » (I Pi. 3,4).

2.       Conditions de l’hèsychia

Pour les spirituels orientaux, l’hèsychia est le chemin par lequel, dans la vie monastique, on va à Dieu.

Aucun auteur n’a laissé un traité systématique donnant les « con­ditions nécessaires et suffisantes », pour y accéder. Il n’y a pas de « recettes ». Il s’agit plutôt d’acquérir une disposition du cœur qui puisse le rendre apte à recevoir cette grâce de Dieu. L’environnement peut cependant aider, et l’on retrouve dans les écrits des Pères un en­semble de prescriptions constantes qui facilitent le cheminement de l’être à la recherche de Dieu. Il faut remarquer l’apparence néga­tive de ces conditions, mais l’hèsychia n’est-elle pas une voie apophatique de quête de Dieu ?

– La solitude, qui est aussi l’absence de témoin, en est le pre­mier élément.

– Le silence, l’absence de bruit, ne rien dire, ne rien enten­dre.

– L’obscurité, l’absence de lumière, ne rien voir.

– L’environnement adapté (la cellule du moine est une pièce nue, réduite), l’absence d’espace.

– Le vide, l’absence d’encombrement.

– La position assise, le recueillement, l’absence de mouvement, ne pas bouger.

– L’inaction, ne rien faire, l’absence d’activité.

– La respiration régulière, rythmée, consciente, qui favorise la rumination ; c’est l’absence d’essoufflement, de précipitation, l’absence de curiosité, de voracité intellectuelles.

– L’attention, l’absence de distractions.

La solitude

Habitare secum

Déjà, bien avant le christianisme, les moralistes païens avaient expérimenté et conseillé la pra­tique de la solitude. Sans doute l’homme est bien « l’animal social » défini par Aristote, mais si cette vie grégaire est nécessaire et bienfai­sante, ne l’empêche-t-elle pas de se connaître ? L’homme ne se laisse-t-il pas submerger par l’action, « le politique », et ne perd-il pas une dimension privilégiée de lui-même ?

Cicéron, Sénèque, Tacite, Épictète ont célébré les bienfaits apai­sants de la solitude. Cicéron, méditant sur les charmes de la vieillesse, solitude imposée, écrit : « Pour l’âme libérée du service de la sensua­lité, de l’ambition, des rivalités, des inimités, de toutes les passions, comme il est précieux de pouvoir s’isoler et vivre, comme on dit, avec soi-même (secum esse secumque, ut dicitur, vivere). »

Parlant ailleurs de Scipion l’Africain : « Il ne travaillait jamais plus que quand il ne faisait rien, et il n’était jamais moins seul que quand il était seul »

Sénèque exalte le commerce pacifiant et enrichissant que l’âme peut avoir avec elle-même. « Cette instabilité (jactatio) décèle une âme malade. Par contre, le premier indice d’une pensée en équilibre, c’est, à mon sens, de savoir se fixer et séjourner avec soi (secum morari) » Ailleurs : « Mecum loquor », et encore : « Il faut que je me retire en moi-même (seducere me debeo) ».

Plongé dans une vie mouvementée, Tacite aspire à la retraite et au charme des grands espaces solitaires : « Je préfère la retraite pai­sible et secrète de Virgile » aux tracas du barreau. « Les forêts, les bocages et leur solitude… me donnent une si parfaite volup­té »

Selon Épictète, la solitude du sage est une imitation de la soli­tude de Dieu ; aussi, vivre dans la solitude est une chose difficile qui ne s’improvise pas. Et la valeur d’un homme se mesure, d’après lui, à son aptitude à affronter la solitude. « Comme les mauvais choristes de tragédie ne peuvent chanter de soli, mais chantent dans un chœur nombreux, il est de même certaines gens qui ne peuvent se promener seuls. Homme, si tu es quelqu’un, va te promener seul, converse avec toi-même, ne te cache pas dans un chœur »

Mais ce sont les Pères qui ont donné à la solitude son orientation vers Dieu, la relativisant même, comme Amma Synclétique : « Il est possible, en vivant dans la foule, d’être solitaire par sa pensée, et, en vivant seul, de vivre avec la foule par la pensée »

Saint Grégoire de Nazianze indique l’origine de ce désir de soli­tude pour Dieu, quand il nous parle des nuits passées en prière par Jésus sur la montagne : « Il était là avec lui-même. »

Saint Grégoire de Nysse, faisant l’éloge de son frère Basile, dé­finit la vie solitaire qu’il menait par l’expression : éph’éautou idiazôn. Il emploie la même expression pour désigner la vie érémitique menée par Grégoire le thaumaturge à l’exemple de Moïse.

Ailleurs, il déclare au sujet de Moïse : « Vivant dans la solitude avec lui-même, et, grâce à l’hèsychia, fixé immuablement dans la contemplation des choses invisibles. »

Et saint Basile confie à un correspondant : « Je suis assis, seul avec moi-même. »

Fuir seul vers le Seul

Égoïsme spirituel, fuite de l’engagement, dé­sertion de la tâche des hommes… ce sont les reproches adressés à ceux qui entendent l’appel du Désert et qui veulent y répondre.

Cependant, ce tête-à-tête indispensable, pressenti par les meil­leurs païens :

Telle est la vie des dieux et des hommes divins et bienheureux : s’af­franchir des choses d’ici-bas, s’y déplaire, fuir seul vers Lui Seul.

pratiqué par les solitaires du désert :

Si un homme ne dit pas dans son cœur : Moi et Dieu nous sommes seuls dans le monde, il n’obtiendra pas le repos.

Agis comme si sur terre il n’y avait que toi, et au ciel que Lui

[…] Les Pères ont souvent affirmé la nécessité de la solitude pour vivre avec Dieu :

Le sage n’est jamais seul. Il a en sa compagnie tous ceux qui sont ac­tuellement ou qui furent autrefois des sages, et il peut porter son esprit en toute liberté sur tel ou tel objet. Il accomplit par la pensée ce qu’il ne peut faire réellement et s’il est privé de la société des hommes, il s’en­tretient avec Dieu. Il n’est jamais moins seul que lorsqu’il est seul.

Pour trouver Dieu, il faut être seul ; mais ce n’est là qu’une disposition préalable, car la solitude est aussitôt comblée : « Il n’est pas seul, celui qui est uni à Dieu. »

Il n’y a pas d’isolement, là où est Dieu (Quid solitudo ubi Deus ?).

Il est véritablement seul, celui avec qui Dieu n’est pas ; il est véritable­ment clos, celui qui n’est pas libre en Dieu ; celui avec qui Dieu est, n’est jamais moins seul que lorsqu’il est seul. […]

Le silence


Le silence, qui est d’abord une ascèse négative : ne rien dire, ne rien entendre, peut paraître à l’homme moderne une mutilation. Mais n’est-il pas le chemin qui nous fait accéder à la mystique, un élément privilégié de la libération de l’être ?

Cassien, en bon éducateur, prescrit à ses moines d’être comme s’ils étaient sourds, muets, aveugles. n ne faisait que reprendre la grande tradition monastique, depuis Antoine : « Qui est assis dans le désert et se tient calme (hèsychazôn) a mis fin à trois guerres : entendre, parler, voir », Théodore, le disciple de Pacôme : « Si l’homme connaissait tous les biens qui lui sont cachés, il ne pronon­cerait pas quotidiennement deux mots jusqu’au soir, mais il se ferait aveugle, il se ferait sourd, il se ferait muet pour Dieu », ou Evagre : « Au temps de la prière, efforce-toi de rendre ton intelligence sourde et muette, et tu pourras prier ».

Isaac le Syrien indique : « La condition de l’hèsychia : le silence loin de tout. »                                                   ,

Une anecdote conservée dans les Sentences des Pères indique combien ce silence doit être absolu :

L’abbé Arsène parvint à un endroit, où étaient des roseaux que le vent agitait. Ce vieillard dit aux frères : « Qu’est-ce que ce mouvement et ce bruit ? » Ils dirent : « Ce sont les roseaux. » Le vieillard leur dit : « Vrai­ment, si quelqu’un est assis, en repos (en hèsychia), et s’il entend le chant d’un oiseau, son cœur n’a pas de repos. Combien plus vous, qui entendez le bruit des roseaux. »

Ludolf le Chartreux écrit :

« Ce n’est pas sans raison que les saints Pères choisissaient des lieux solitaires et exigeaient de ceux qui de­meuraient dans les monastères d’être aveugles, sourds et muets, parce que c’est là le meilleur moyen de s’unir à Dieu. »

Pierre le Vénérable n’hésite pas à appliquer à ses moines les ver­sets du Psaume CXV, les assimilant aux idoles :

Ils ont une bouche et ne parlent point,

ils ont des yeux et ne voient point,

ils ont des oreilles et n’entendent rien,

ils ont des narines et ne sentent point,

ils ont des mains et ne touchent point,

ils ont des pieds et ne marchent point.

Mais le silence de l’hésychaste n’est pas seulement absence de bruits. Déjà l’abbé Poemen savait que l’on peut créer le silence et ne plus entendre les bruits extérieurs :

Abba Isaac était assis un jour auprès d’Abba Poemen ; on entendit la voix d’un coq. Il lui dit : « Est-il possible d’entendre cela ici, Abba ? » Celui-ci répondit : « Isaac, pourquoi me forces-tu à parler ? Toi et tes sem­blables, vous entendez ces bruits, mais l’homme vigilant ne s’en soucie pas. »

Le silence devient alors ce dont l’ascèse lui préparait les voies : une participation au repos silencieux de Dieu. C’est le sens qu’a le mot hèsychia chez Ignace d’ Antioche :

Le Prince de ce monde a ignoré la virginité de Marie et son enfante­ment, de même que la mort du Seigneur : trois mystères retentissants qui furent accomplis dans le silence de Dieu.

Celui qui possède en vérité la parole de Jésus, peut entendre même son silence afin d’être parfait.

 

Pierre MIQUEL, osb., Abbé de Ligugé, Lexique du désert, Étude de quelques mots-clés du vocabulaire monastique grec ancien, Spiritualité orientale n° 44, Abbaye de Bellefontaine, 1986
p. 143-154

 


 

 

Sur le même thème

Pas de commentaire

Laisser un message

Rapport de faute d’orthographe

Le texte suivant sera envoyé à nos rédacteurs :