Histoire, Orthodoxie, Saints de l'Occident, Seraphim Rose

Prologue aux saints orthodoxes de l’Occident – III

27 février 2020

2. LES DIALOGUES DE ST. GREGOIRE LE GRAND (543–604)

par le père Seraphim Rose

Vita Patrum – the life of the Fathers by st. Gregory of Tour, p.21-24, St. Herman of Alaska Brotherhood, Platina, 1988

traduction: hesychia.eu

Les Dialogues de Sulpicius (400 apr. J.-C.) sont une œuvre apologétique et missionnaire, destinés à convaincre les hommes de la vérité et de la puissance du christianisme, de ses saints, de ses miracles, et de sa vie monastique. Les Dialogues de saint Grégoire le Grand, Pape de Rome, sont, deux siècles plus tard (593), un rappel de la vie spirituelle dans un Occident déjà christianisé. La situation de saint Grégoire est donc aussi la nôtre, aujourd’hui ; car tous, à l’exception des plus récents convertis, ont connu le déclin du zèle chrétien et la conscience de la nécessité de renouer avec ses facultés spirituelles.

Le saint hiérarque commence ses Dialogues dans un état d’esprit mélancolique :

« Mon malheureux esprit, lanciné par mes occupations, se rappelle sa situation jadis au monastère, comment toutes les choses caduques étaient au-dessous de lui, combien il dominait de haut tout ce qui passe ; qu’il n’avait en tête habituellement que les choses célestes. » [Livre I-3] Il est en outre attristé — mais aussi inspiré et éveillé au zèle — en se remémorant « certains qui ont abandonné de tout cœur le siècle présent. Quand je les vois dans les hauteurs, je connais combien moi-même je croupis dans les bas-fonds. Beaucoup d’entre eux, par une vie retirée, ont plu à leur Créateur : de peur qu’ils ne perdent leur jeunesse de cœur dans les affaires humaines qui font vieillir, Dieu tout-puissant n’a pas voulu qu’ils s’occupent des travaux de ce monde. » [Livre I-6] Il entreprend de raconter « ce que j’ai appris sur des hommes parfaits et éprouvés, moi tout seul, pauvre misérable, soit grâce au témoignage d’hommes bons et fidèles soit par moi-même. » [Livre I-8]

(Grégoire le Grand, Dialogues, Tome II, (Livres I-III), p. 13-17, les Éditions du Cerf, Paris, 1979).

Ainsi, les Dialogues également sont une de ces sources originales si importantes pour les chrétiens orthodoxes. Suivent les quatre livres des Dialogues, qui sont tellement en accord avec le véritable esprit orthodoxe qu’il n’est pas étonnant qu’ils soient devenus, plus tard, l’une des principales sources des récits du Prologue en Orient, traduits très tôt en grec, et ont valu à saint Grégoire le nom sous lequel il est connu à ce jour dans l’Église orthodoxe : LE DIALOGUE.

 

Ménologue du mois de février, vers le XVe siècle.
Monastère Sainte-Catherine, Mont Sinaï, Égypte.

Deux des livres sont consacrés aux saints d’Italie qui ont vécu avant saint Grégoire — on y trouve rarement leurs vies, mais le plus souvent saint Grégoire nous transmet de courts récits tirés de leurs vies, capables de susciter la piété et le zèle. Le deuxième livre, cependant, est entièrement consacré à un saint qui a inspiré saint Grégoire en Italie, tout comme saint Martin a inspiré Sulpice en Gaule : saint Benoît († 543), un grand saint, Père du monachisme occidental. Ce livre constitue la première vie de ce grand saint orthodoxe, qui a depuis longtemps sa place — tout comme Saint-Grégoire lui-même (12 mars) — dans les calendriers orthodoxes de l’Est (14 mars).

 

Les trois premiers livres des Dialogues de Saint-Grégoire sont, sincèrement, des « histoires miraculeuses », et le grand hiérarque ne s’excuse pas de nous les transmettre : ce sont des sources d’espérance et des modèles chrétiens, et l’Occident était devenu si profondément orthodoxe à cette époque, qu’il les recevait avec empressement. Mais le quatrième livre des dialogues est l’insulte suprême au rationaliste moderne, qu’il rejetterait sûrement comme des « histoires de fantômes ». Le quatrième livre contient des récits — tout aussi vrais et dignes de confiance que les « histoires miraculeuses » — qui démontrent la vérité de la vie après la mort. Il y a des histoires profitables sur le départ des âmes, sur leur état au ciel et en enfer, le retour des âmes dans leur corps après la mort, sur diverses apparitions d’âmes après la mort, etc. Des récits très similaires peuvent être trouvés dans un superbe livre orthodoxe en Angleterre, écrit plus d’un siècle plus tard : L’histoire ecclésiastique du peuple anglais, par le vénérable Bede (Bède le Vénérable, Histoire ecclésiastique du peuple anglais, Tome III, Livre V, chapitres 12-14, p. 69-91, les Éditions du Cerf, Paris, 2005).

Il faut dire que les diplômés des séminaires orthodoxes modernistes, et les orthodoxes « sophistiqués » d’aujourd’hui, trouvent de manière générale cette partie de la littérature chrétienne ancienne comme la plus difficile à accepter. Il y a quelques années, un livre d’inspiration similaire est apparu en anglais : « Eternal Mysteries Beyond the Grave » (Les mystères éternels d’outre-tombe), sous-titré « Orthodox Teachings on the Existence of God, the Immortality of the Soul and Life Beyond the Grave » (Enseignements orthodoxes sur l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme et la vie d’outre-tombe) (Holy Trinity Monastery, Jordanville, NY, 1968). Cette œuvre, fruit de la ferveur missionnaire de l’archimandrite Panteleimon de Jordanville, se compose d’extraits des Dialogues de saint Grégoire, de Vies des saints et d’ouvrages orthodoxes classiques similaires, ainsi que de livres et périodiques religieux russes du XIXe siècle qui présentent des incidents plus récents dans le même esprit, complétés par d’excellentes introductions à ces extraits, simples et directes, et avec juste le bon ton moral et pieux qui fait défaut dans la plupart des écrits orthodoxes d’aujourd’hui. Le livre, bien qu’il ne soit pas une source originale, comme les Dialogues de Saint-Grégoire, est d’une grande valeur pour les chrétiens orthodoxes. Quiconque a tenté d’intéresser les enfants à la lecture orthodoxe sait très bien que ce livre, comme peut-être aucun autre livre qui existe maintenant en anglais, est absolument fascinant pour les enfants ; un enfant de dix ou douze ans, s’il entend pour la première fois certains de ces récits instructifs qu’on lit à haute voix lors d’une réunion de famille, cherchera par lui-même, par la suite, très probablement, le livre et le dévorera littéralement — pas simplement parce que les récits sont « passionnants » et tout à fait capables de rivaliser avec les histoires banales de fantômes de notre époque, mais plus encore parce qu’il sait que ces histoires sont vraies et enseignent les vérités de notre foi orthodoxe. Combien d’énergie les « éducateurs orthodoxes » gaspillent à essayer de susciter l’intérêt des enfants pour du matériel aussi inapproprié et nuisible que les dessins animés et les livres à colorier — pendant qu’ils négligent ou dédaignent un livre orthodoxe véritablement fascinant et authentique ! Pourquoi cela arrive-t-il ? La réponse à cette question pourrait réduire certaines des difficultés qui entravent aujourd’hui l’utilisation entière de la littérature orthodoxe authentique.

 

Au XIXe siècle, saint Ignace Briantchaninov, un grand saint orthodoxe de ces derniers temps, a été confronté à un problème similaire lorsqu’il a essayé d’enseigner la doctrine orthodoxe du ciel et de l’enfer, des esprits bons et mauvais, et de la vie après la mort, aux fidèles orthodoxes de son temps. De nombreux chrétiens « sophistiqués » s’y sont opposés, précisément parce que leurs propres idées sur ces réalités étaient fondées sur des idées catholiques romaines et protestantes, et non pas orthodoxes ; ainsi, saint Ignace a consacré un volume entier de ses œuvres (le tome numéro 3) à cette question, donnant à la fois l’enseignement orthodoxe et catholique romain. Il a constaté que la doctrine orthodoxe sur toutes ces questions — même si, bien sûr, elle ne nous dit pas tout — est tout à fait précise dans ce qu’elle enseigne, basée sur des écrits patristiques tels que les Dialogues de Saint-Grégoire ; tandis que le catholicisme romain, sous l’influence notamment de la philosophie moderne à partir de Descartes, en est venu à enseigner une doctrine dans laquelle les réalités spirituelles deviennent de plus en plus vagues, reflétant la préoccupation toujours plus grande des hommes modernes pour les choses matérielles. La plupart des chrétiens orthodoxes ont, aujourd’hui, repris cet enseignement moderniste-papiste « dans l’air du temps », et donc, si nous ne nous efforçons pas consciemment de découvrir la vérité, nous serons embarrassés quand on nous présentera l’enseignement orthodoxe qui est très clair, en particulier en ce qui concerne les expériences de l’âme après la mort. Si, en fin de compte, nous croyons cet enseignement, nous serons certainement considérés comme « naïfs » et « simplets » même par les autres croyants, et encore plus par les incroyants. Certains, dans leur embarras, peuvent penser que ces enseignements orthodoxes, si étrangers à ce que « tout le monde pense » de nos jours, sont eux-mêmes suspects et ils se référent aux catholiques romains qui affirment que le quatrième livre des Dialogues de Saint-Grégoire enseigne la Doctrine latine du purgatoire. Heureusement, cependant, cette accusation a déjà été soulevée et a reçu une réponse qui nous est utile. Les érudits catholiques romains l’ont proclamé au faux concile de Florence en 1439, et saint Marc d’Éphèse, le champion de l’orthodoxie, a donné la réponse orthodoxe faisant autorité : l’enseignement de saint Grégoire dans ses Dialogues est orthodoxe, et en fait il enseigne clairement contre le purgatoire. (Saint Marc d’Éphèse, « Première homélie sur le feu purgatoire [réfutation des chapitres latins] », ch. 9 ; « Deuxième homélie sur le feu purgatoire », ch. 23 : 9.)

Les Dialogues de saint Grégoire le Grand, ainsi que les Mystères éternels d’outre-tombe, sont un remède excellent pour les chrétiens orthodoxes trop sophistiqués d’aujourd’hui. Ils peuvent également être une pierre d’achoppement pour nous : si, en les lisant, nous les trouvons « naïfs », « trop réalistes » ou autrement désagréables, nous pouvons déduire que nous sommes encore trop « sophistiqués », pas suffisamment simples et innocents dans notre orthodoxie. Si nous sommes convertis, nous pouvons savoir que nous ne sommes pas encore assez entrés dans le véritable esprit de l’orthodoxie ; si nous sommes « orthodoxes natifs », nous pouvons savoir que notre orthodoxie a été corrompue par de fausses idées catholiques romaines modernes. Nous devrons lutter plus durement pour aborder cette littérature orthodoxe fondamentale comme des enfants, sans toute notre supposée « sagesse ». Ceux qui ont l’habitude de lire la littérature orthodoxe de l’antiquité chrétienne n’ont aucune difficulté avec de tels livres.

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