La « nature humaine » remise en question
Le transhumanisme met en question le concept de Nature et de nature humaine. La chose n’est pas nouvelle et les philosophes s’emploient depuis longtemps à en interroger la réalité.
Pour les transhumanistes, tels Nick Bostrom, directeur du Future of Humanity Institute à l’université d’Oxford, informaticien et futurologue, un des papes du transhumanisme avec Ray Kurzweil dont il se distingue cependant : « le transhumanisme a acquis ses assises en établissant une façon de penser qui met au défi la prémisse suivante : la nature humaine est et devrait rester essentiellement inaltérable[1] ». « Le transhumanisme, c’est l’humanisme des Lumières plus les technologies » insiste-t-il.
Or on sait combien les philosophes des Lumières ont défié la nature humaine voulant l’éduquer, la transformer, la remplacer, voire pour certains l’éradiquer. Souvenons-nous à cet égard de la déclaration du député Manuel à la tribune des Jacobins souhaitant que « la nature humaine, nous retirant tous de dessus le globe, fit une seconde édition de l’espèce humaine[2] ». Quant à Voltaire qui vomit l’idée de la création de l’homme à l’image de Dieu, il en appelle à une nouvelle : « Malgré l’opiniâtreté des hommes à louer l’antique aux dépens du moderne, il faut avouer qu’en tout genre les premiers essais sont toujours grossiers[3]. » À l’époque l’eugénisme est déjà dans la pensée des Lumières, même s’il n’est pas encore dans leur vocabulaire, Francis Galton ne venant qu’un siècle plus tard.
Si la nature humaine est aussi indéterminée, et s’il n’existe pas de nature humaine comme certains le prétendent, existe-t-il une éthique de la nature ? Sinon, est-il acceptable pour la raison de parler de « la transgression des règles de la nature » ? Et d’ailleurs de quelles règles ou lois de la nature, parle-t-on, dès lors que l’on considère l’espèce humaine comme n’appartenant à l’univers que de façon anecdotique[4], comme le fait ironiquement remarquer Mathieu Terence ? La nature de l’homme consisterait-elle alors à justement ne pas en avoir ? Telle est la dialectique transhumaniste.
Le transhumanisme prône une sorte d’auto-régénération perpétuelle, via la techno-bio-révolution faisant échapper l’homme à sa condition biologique et à sa finitude. Rappelons que pour la conscience chrétienne notre actuelle condition post-transgressionnelle est justement contre-nature.
La volonté de puissance de l’anthropologie nietzschéenne culmine dans le surhomme, plantant, semble-t-il, un certain décor au projet transhumaniste. (Voir le site technoprog H+). « Il constitue une toile de fond implicite au transhumanisme contemporain[5] » écrit Ghislain Waterlot, ajoutant plus loin : « L’homme dans la perspective héritée de Nietzsche, n’a à se rapporter à rien d’autre qu’à lui-même en tension vers un dépassement ; quant au fond originel d’où il est venu par hasard (par un coup de dés), c’est un chaos qui ne lui dit rien et n’a rien à lui dire. L’homme est donc rapporté à lui-même. Il n’a rien d’autre à faire qu’affirmer et, surtout, à se créer[6] ». Nietzsche était cependant conscient du risque de retourner à la bête. « L’homme est une corde tendue entre la bête et le surhomme – une corde au-dessus de l’abîme. Dangereux de le franchir, danger de rester en route, danger de regarder en arrière, – frisson et arrêt dangereux[7] ». La métamorphose cherchée pourrait se terminer en une anamorphose bestiale. C’est l’alternative que présente Nicolas Berdiaev, la divino-humanité ou la bestialo-humanité de l’homme[8]. D’une manière ou de l’autre, dès lors que l’homme n’est plus considéré que comme un instrument, selon la leçon des Lumières, « il tend soit vers l’animalisation, soit vers sa robotisation[9] », comme le remarque pertinemment Roland Gori.
L’ascèse chrétienne, elle, veut régénérer une nature devenue contre- nature depuis la chute. La perfection de la restauration est dans le corps du Christ, mais justement par la mort permettant la victoire sur la mort.
Or le transhumanisme, lui, cherche précisément le contraire ; il entend abolir la mort, du moins dans la version maximaliste et posthumaine de cette idéologie.
Dans un élan lyrique qui ne manque pas de panache, Ray Kurzweil, sans doute le plus activiste des transhumanistes, déclare dans le Manifeste des mutants :
Nous aimons vivre. Évoluer encore et toujours, plus vite et plus loin. Nous voulons devenir l’origine du futur, changer la vie au sens propre et non plus au sens figuré, créer des espèces nouvelles, adopter des clones humains, sélectionner nos gamètes, sculpter nos corps et nos esprits, apprivoiser nos gènes, dévorer des festins transgéniques, faire don de nos cellules souches, voir les infrarouges, écouter les ultrasons, sentir les phéromones, cultiver nos gènes, remplacer nos neurones, faire l’amour dans l’espace, débattre avec des robots, pratiquer des clonages divers à l’infini, ajouter de nouveaux sens, vivre vingt ans ou deux siècles, habiter la Lune, tutoyer les galaxies.
En dehors de tutoyer les galaxies, ce qui a toujours été à la portée de tout poète, le reste du programme est en cours sur bien des points de ce manifeste. Il y a aussi des poètes chez les transhumanistes. Le bateau ivre que pilote Ray Kurzweil navigue tout de même sur l’océan d’aimables ou inquiétantes utopies. Néanmoins le bateau de Thésée que le chasseur du Minotaure ne reconnaîtrait plus comme le sien tant les pièces en ont été changées, prend la mer et se risque même en haute mer.
Il y a, semble-t-il, un terrible malentendu sur cette question de la perfectibilité de l’homme dès lors que l’on veut rapporter cette notion aux Lumières. Dans un ouvrage récent déjà cité, N. Le Dévédec, sociologue, qui s’intéresse aux rapports entre les Lumières et la société de l’amélioration, écrit : « L’idée de perfectibilité renvoie au dix- huitième siècle à une nouvelle conception de l’être humain et du monde placée sous le signe du libre arbitre. Pour les Lumières, l’homme perfectible est avant tout un homme qui ne possède aucune nature ou essence propre. C’est une indétermination qui fonde sa perfectibilité, c’est-à-dire sa capacité à agir réflexivement sur lui-même et sur le monde[10] ».
Or, si pour la tradition humaniste, pense Le Dévédec, « l’être humain est perfectible en raison même de son indétermination originelle, perçue comme un avantage, les transhumanistes considèrent ainsi qu’il est au contraire depuis toujours dans l’obligation de se perfectionner à cause de cette indétermination originelle, appréhendée comme un handicap[11] ».
Bien avant les Lumières, l’idée de la plasticité de l’être est entrevue par Pic de la Mirandole, lorsqu’il parle de « sculpter sa propre statue », d’être « le créateur de soi-même ». N’écrit-il pas en faisant parler Dieu : « Si nous ne t avons fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, c’est afin que doté pour ainsi dire du pouvoir arbitral et honorifique de te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aura ta préférence[12] ». Une traduction serrant mieux le texte dans sa dimension spirituelle, telle que celle donnée par Pierre Magnard dans la préface de cet ouvrage, permet une interprétation différente : « Je ne t’ai donné ni place déterminée, ni visage propre, ni dons particuliers, ô Adam, afin que ta place, ton visage et tes dons tu les veuilles, les conquières et les possèdes par toi-même?[13] »
C’est à peu près ce que disait Tatien à propos de l’âme, elle n’est ni mortelle ni immortelle, mais elle a les deux potentialités[14], une sorte d’indétermination qui lui laisse un choix optionnel.
On retiendra d’ailleurs que cette notion d’indétermination a fait flores, c’est elle qui justifiera en partie la théorie du gender. D’ailleurs, deux transhumanistes George Dvorsky et James Hughes déclaraient en 2008 : « Les postgenres soutiennent que le genre est une limitation arbitraire et inutile du potentiel humain, et envisagent de supprimer l’imposition biologique et psychologique arbitraire du genre par le recours aux neurotechnologies, aux biotechnologies ainsi qu’aux technologies reproductives[15]. »
Pour ceux d’entre les transhumanistes qui se piquent de philosophie alors qu’ils ne sont cependant que sectateurs d’une idéologie de rupture, ils tentent « d’enraciner leur démarche dans le discours émancipateur des Lumières[16] » et argumentent parallèlement une « dévalorisation complète de l’existence corporelle humaine[17] » appelant à un dépassement technique de la nature humaine, permettant de surmonter une anthropologie de la déficience. Dans sa Lettre à Mère Nature, Max More, le fondateur du mouvement extropien, la prend à parti, à défaut du dieu qu’il ne veut pas reconnaître, et il lui reproche de nous obliger « à vieillir et à mourir juste au moment où nous commençons à, atteindre la sagesse […] Tu nous as équipé d’une mémoire limitée […] tu as oublié de nous transmettre le mode d’emploi de notre fonctionnement ! Ce que tu as créé est magnifique, mais pourtant profondément déficient[18] ».
Le même Max More s’expliquait ainsi :
Nous mettons en question le caractère inévitable du vieillissement et de la mort, nous cherchons à améliorer progressivement nos capacités intellectuelles et physiques, et à nous développer émotionnellement. Nous voyons l’humanité comme une phase de transition dans le développement évolutionnaire de l’intelligence. Nous défendons l’usage de la science pour accélérer notre passage d’une condition humaine à une condition transhumaine, ou posthumaine. Comme l’a dit le physicien Freeman Dyson : « L’humanité me semble un magnifique commencement, mais pas le dernier mot ».[19]
L’anthropologue André Leroi-Gourhan avait lui aussi fait remarquer que « notre culture électronique à peine cinquantenaire a pour support un appareil physiologique qui date, lui, de quarante mille ans[20] ». D’où la « disproportion entre l’infrastructure zoologique et l’énorme superstructure, entièrement factice et imaginaire, que produit sous nos yeux la civilisation ». C’est cette constatation qui interpellait M. Dufrenne (qui se donnait pour anarchiste) sur la pérennité de l’humain : « Ce mammifère désuet est-il condamné à une mort prochaine ? Ou bien va-t-il s’adapter à ce qu’il inventé[21]? ». Alternative très en faveur des transformations que propose le transhumanisme. « L’humanité qui a pris possession du monde naturel à force de consommer des hommes par la violence et le travail va-t-elle disparaître, ou va-t-elle se sauver en sauvant l’individu[22]? ». Voici une formulation de la problématique transhumaniste que ceux- ci n’ont pas su énoncer de façon aussi lapidaire. Néanmoins l’auteur remarquait que l’interrogation de Leroi-Gourhan, visait le destin biologique de l’homme et non d’un avatar de l’épistémè.
D’où la conclusion du handicap et de la déficience auxquels tout homme est confronté dans le monde et qui seront d’autant plus ressentis que notre vision cosmologique s’élargit à l’extraterrestre. Nous ne savons pas voler, nous ne sommes pas vraiment amphibies et n’avons pas encore le don d’ubiquité, comme le remarque avec humour Maxime Coulombe parlant de cette fâcheuse tendance du corps « à n’être qu’à un seul endroit à la fois[23] ». Autant d’insuffisances auxquelles certains stakhanovistes du posthumain voudraient bien remédier. Quant aux différents handicaps liés à des problèmes génétiques nous verrons comment la génétique eugéniste entend s’en défaire déjà in vitro ou in utero., ou par médicalisation[24].
Cette inadaptation de l’homme à son nouvel environnement n’avait pas échappé non plus à Pierre Teilhard de Chardin, prophète de l’évolutionnisme spirituel et du post-humain. Sa théorie de la complexification progressive et de la spiritualisation croissante, conduit dans une pure démarche évolutionniste généralisée à attendre un être ultra-humain. N’est-ce pas Teilhard qui écrivit dans L’avenir de l’homme ces « Quelques réflexions sur le retentissement spirituel de la bombe atomique » faisant miroiter ce que l’on pouvait en attendre : « Vitalisation de la matière, par édification de super-molécules. Modelage de l’organisme humain, au moyen des hormones. Contrôle de l’hérédité des sexes, par le jeu des gènes et des chromosomes. […] Toute espèce d’effets ne peut-elle pas être provoquée par un arrangement convenable de la matière ?[25] » Et par voie de conséquences quid de l’eugénisme subséquent ? « Au cours des siècles qui viennent, il est indispensable que se découvre et se développe, à la mesure de nos personnes, une forme d’eugénisme noblement humaine. Eugénisme des individus, – et par la suite eugénisme aussi de la société[26]. » Le jésuite paléontologue appelle aussi à compléter le cerveau humain de manière invasive, anticipant lui aussi les implants cérébraux : « Cette infériorisation technologique peut se concevoir de deux façons : – ou bien par mise en circuit de neurones déjà tout prêts à fonctionner, mais encore inutilisés (et comme tenus en réserve) dans certaines régions (déjà repérées) de l’encéphale, où il s’agirait seulement d’aller les réveiller ; – ou bien qui sait ? – par provocation directe (mécanique, chimique ou biologique) de nouveaux agencements[27]. »
D’ailleurs Teilhard de Chardin emploie le terme de « transhumanité » pour « désigner cet au-delà technologique de l’humain qu’il appelle de ses vœux[28]. » Teilhard aurait peut-être mieux fait de relire les Pères de l’Église, et en particulier Grégoire de Nysse qui après le terrible constat de la déchéance anthropologique de l’homme vêtu de tuniques de peau – c’est-à-dire de mortalité – leur trouve justement un sens positif de seconde chance pour l’humanité. Et ce d’autant plus que l’évêque de Nysse avait compris l’évolutionnisme d’une manière que le Professeur Jérôme Lejeune n’aurait pas démentie[29].
Ce constat d’inadaptation implique du point de vue évolutionniste un saut plus que qualitatif, un véritable changement d’orbite, l’accélération dans une évolution d’abord technico-biologique, puis éventuellement purement technique puisque l’objectif de certains transhumanistes est de se départir à terme totalement du biologique. En effet, l’inadaptation de l’être humain au monde moderne sera encore plus marquée dans l’environnement technologique contemporain qui accentue le déclassement de son corps et de sa biologie, qui nécessitent donc d’être modernisés[30]. Le programme est donc tracé dans ses grandes lignes, et Ray Kurzweil (Singularity University) de son côté va encore beaucoup plus loin et après avoir, selon l’heureuse formule de N. Le Dévédec, « passé au scanner transhumaniste l’ensemble des organes vitaux humains » appelle à « un corps artificiel, entièrement revu et corrigé par les biotechnologies[31] ». Concluant qu’à terme, nous deviendrons plus artificiels que biologiques. Les résultats de la bio-révolution actuelle nous portent, hélas, sinon à le croire, du moins à prendre en grande considération ce qui se passe sous nos yeux.
La stratégie est simple. Dans un premier temps, on passe en douceur de l’homme réparé à l’homme amélioré, en ayant en vue dans un deuxième temps le passage à l’homme augmenté et donc modifié. Ces derniers temps de nombreux ouvrages ont été édités sur cette question de l’enhancement (amélioration, augmentation, etc.) particulièrement dans le monde anglo-saxon. L’enhancement s’est même invité jusqu’au Conseil de l’Europe qui s’y est sérieusement intéressé. Des ouvrages importants de tendance philosophique et sociologique sur cette société de l’amélioration et sur le transhumanisme ont aussi été récemment publiés en France, alors que la majeure partie de cette littérature est anglo-saxonne. Ces références sont en partie portées dans la bibliographie sélective du présent ouvrage.
Il convient de bien différencier ce qu’est l’amélioration et ce qu’est la réparation, et ne pas confondre ce qui relève d’appareillages extérieurs au corps avec ce qui peut lui être inséré ou biologiquement uni par hybridation.
Le corps prothétique
À côté des orthèses classiques (verres correcteurs, appareils auditifs, etc.), il y a l’univers de la prothèse qui a pour objectif de pallier un membre ou un organe défectueux ou manquant.
Le corps prothétique peut ne pas être un corps augmenté, au sens transhumaniste. Il convient donc de l’exclure du sujet de cette réflexion, après en avoir cependant dit quelques mots.
Plusieurs familles de prothèse sont aujourd’hui disponibles. Les implants articulaires, les implants esthétiques, les implants sensoriels, les prothèses orthopédiques.
Si le corps prothétique, c’est-à-dire le corps appareillé, peut parfois sembler relever de l’homme augmenté – surtout dans le ressenti de l’amputé bénéficiant d’une prothèse — ce dernier n’est pas un homme augmenté pour autant. C’est tout simplement un homme appareillé. Ce qui pose la question de la valeur que l’on donne à l’appareil technique qui uni au corps peut être ressenti par certains comme partie intégrante de leur corps et même plus, voire partie intégrante de l’homme considéré de façon holistique. Et à ce point d’intégration réussie, la prothèse peut faire désormais partie du schéma corporel. Question d’attitude.
C’est le cas de Bertolt Meyer qui a présenté le premier homme bionique « Rex » pratiquement à son image et qui explique que né sans main droite « je suis appareillé d’une prothèse bionique si perfectionnée qu’elle me permet des mouvements fins. J’ai développé une relation très émotionnelle avec ce membre. Comme ma main droite, il fait partie de mon identité et de l’image corporelle que j’ai de moi-même ».
C’est aussi le cas de Hugh Herr, chercheur américain travaillant au MIT, qui amputé dans sa jeunesse des deux jambes après un accident d’alpinisme, se conçut des prothèses d’escalade lui permettant de reprendre cette activité sportive. Se considérant transhumaniste, Herr va jusqu’à déclarer : « Mon corps biologique va se dégrader, mais la partie artificielle, elle, va s’améliorer avec le temps, car je pourrai sans cesse la remplacer par des versions plus modernes. Dans un sens, mes prothèses sont immortelles[32] ». Bien entendu tous les appareillés ne pensent pas la même chose et ne se considèrent pas transhumanistes pour autant. Néanmoins, la réflexion de cet appareillé sur l’immortalité de ses prothèses ou plutôt sur leur amélioration et perfectionnement permanent indique la suprématie de l’amélioration technique sur l’amélioration biologique transhumaniste qui pourrait trouver rapidement ses limites contrairement à celle technique. Ce déphasage entre le biologique et le technique dans l’ordre de l’amélioration plaide en fait en faveur des modalités du posthumanisme.
Y-a-t-il encore lieu de nier la réalité de la démarche transhumaniste dans le domaine de la prothèse ? On peut observer dans le néo-panthéon du cinéma populaire « qu’un grand nombre de personnages appareillés sont tout sauf des personnes handicapées. Bien au contraire, ils sont de véritables héros surpuissants et ne sont jamais désignés sous le terme d’amputés […] mais par celui de cyborg, bien plus charismatique et spectaculaire », remarque Valentine Gourinat[33]. À l’opposé, dans un article critique sur l’homme augmenté, Nathanaël Jarrassé, prothésiste, dénonçait le sensationnalisme qui « extrapole les résultats scientifiques et suscite des débats passionnés au sein même de la communauté des chercheurs sur l’homme augmenté, alors que nous n’en sommes qu’à essayer de le “réparer”. Face au discours engagé de certains groupes transhumanistes et technophiles qui prônent le dépassement de notre condition biologique, voir notre prochain saut dans “une singularité technologique”, nous devons revenir aux réalités du chercheur et des personnes appareillées qui ne sont pas des hybrides ou des hommes machines ». L’auteur concluait que « si les mythes ont pu stimuler la créativité des chercheurs, ils envahissent aujourd’hui le champ de la robotique au point qu’il nous faut en plus de construire des robots de plus en plus performants et acceptables, déconstruire les représentations collectives qui entravent une vue juste de ce qui fait notre humanité réelle[34] ».
Cette opinion de sagesse reflète en fait la réalité d’une discipline d’appareillage et de robotique pour les amputés. L’amputé appareillé récupère une fonction et jouit d’une performance locale et non de capacités performatives globales, explique Jarrassé. Mais qu’en serait-il en cas d’une superposition de multiples fonctions uniques, puis d’un maillage entre elles, éventuellement intégrées et commandées par la pensée. Car dans le transhumanisme c’est bien de cela qu’il s’agit et sur ce point ce pourrait n’être qu’une question de temps.
On se souvient de cet amputé de la jambe qui se remet au surf, grâce à un genou prothétique, associant un amortisseur de dernière génération à des tendons élastiques imitant l’action musculaire, et doté d’une pièce tenant lieu de tibia, connectée à un pied artificiel flexible[35]. Les résultats sont étonnants[36]. Pour N. Jarrassé, il s’agit toujours de réparation et non d’augmentation d’une fonction. Néanmoins ce type de prothèse peut offrir des résultats dépassant la fonction normale. On le voit déjà dans certaines performances sportives obtenues lors des jeux paralympiques. Jusque-là, nous sommes dans le domaine de l’amélioration de matériel prothétique.
Mais il y a cependant le bras artificiel contrôlé par la pensée. Ce fameux bras artificiel directement greffé sur l’os par une pièce de titane et connecté alors à ses vrais nerfs et muscles, est donc contrôlé par la pensée. Il s’agit en fait d’une technique dite « d’ostéo- intégration » (Équipe chirurgicale de Rickard Branemark, hôpital universitaire de Sahlgrenska de Goteborg, Suède). L’implantation des électrodes directement sur les nerfs rend les mouvements beaucoup plus précis que s’ils étaient fixés sur la peau[37].
Cette union paradoxale entre l’artificiel et le naturel, deux réalités dont le transhumanisme cherche à brouiller la frontière, « cela crée une union intime entre le corps et la machine ; entre la biologie et la mécatronique » précise Max Ortiz Catalan qui ajoute que le patient est en mesure de « ressentir » sa main, puisque les améliorations apportées à la prothèse dotée de capteurs sensoriels « placés au bout des doigts », lui permettent de mesurer la pression. Si l’on ajoute à cela, les progrès réalisés avec la peau artificielle qui peut recouvrir une telle main, une « peau capable de détecter le chaud, le froid, la pression et l’humidité[38] », nous sommes bien entrés aussi dans l’ère de l’Homme bionique, plus ou moins consciemment.
L’exploit réalisé par le Pr Michael McLoughlin (John Hopkins University — Maryland), implantant deux prothèses de bras dont les mouvements sont directement contrôlés par la pensée et sans implant cérébral, est paradigmatique de la situation. Est-ce un exemple d’homme augmenté ?
Cet homme, même en partie bionique, relève toujours de l’expression « homme réparé ». « L’homme augmenté » est tout autre chose. Mais il n’y aura, bien sûr, qu’un pas à franchir pour aller de l’un à l’autre.
En ce qui concernerait un individu équipé de prothèses multiples, il vaudrait mieux parler d’un homme multiprothétique et super branché et non surhumain ou posthumain, ni même augmenté. Et si demain l’auto-amputation, cette amputation volontaire en vue d’obtenir une prothèse particulièrement performante et dépassant toute capacité naturelle, était éthiquement acceptée, à quel type d’homme serions-nous confrontés, un transhumain ou un déjà un posthumain ?
Mais s’il y a insertion de matériel artificiel non biologique, qui s’inscrivant dans le temps pourrait modifier dans l’encéphale le schéma corporel, alors nous aurions véritablement affaire à un homme augmenté.
Si de plus, le matériel biologique est d’ordre génétique, il est alors question d’un homme modifié.
Tant qu’il s’agit de réparation, c’est-à-dire en fait d’un geste thérapeutique d’ordre technique même faisant appel à des technologies très sophistiquées, le but reste la restauration d’une activité et d’un fonctionnement se rapprochant de la normalité à l’aune de l’activité naturelle. En ophtalmologie, l’utilisation de verres correcteurs ou de lentilles ne font pas autre chose que de se rapprocher le plus possible de la vision naturelle. De même pour des prothèses auditives.
Mais que dirait-on de lunettes dépassant la vision normale, nous permettant de voir à travers les murs et dans l’obscurité. Que dirait-on d’appareils acoustiques permettant de percevoir des sons qui n’appartiennent pas aux spectres et possibilités humaines. Certains animaux sont dotés de vision nocturne et d’ouïe ultrasensibles et même sensibles aux ultrasons. Or ces deux exemples sont paradigmatiques de la situation actuelle puisque dans le domaine militaire, on appareille les super-combattants de cette manière. On travaille aussi sur les exosquelettes qui devraient permettre à des soldats de porter de lourdes charges et capables de servir d’armures de combat, d’être plus résistants à la douleur et capables de guérison plus rapide. C’est le programme de la DARPA (Defènse Advanced Research Projects Agency)[39].
Ici, nous ne sommes plus dans le contexte de l’homme réparé, mais bien dans celui de l’homme transitoirement augmenté. Ce qui pose aussi la question éthique de la réversibilité de cette augmentation performante.
Ce type d’augmentation et d’amélioration des capacités physiques et physiologiques naturelles, par des moyens extérieurs à la nature, heurte-t-il vraiment notre éthique ? Aurions-nous à ce point peur de la technique ?
N’oublions pas ce que disait Jacques Ellul au sujet de la technique : « Ce n’est pas la technique qui nous asservit, mais le sacré transféré à la technique[40] ».
Tant que la bionique vise la réparation, on ne peut qu’approuver les améliorations qu’elle apporte. Dès lors que la bionique dépasse les capacités naturelles de l’homme, la question bioéthique se pose. C’est à un moindre niveau la question éthique du dopage dans les performances sportives. Or c’est bien ce qui se passe avec la recherche de performances au-delà des possibilités naturelles humaines. On veut « doper » la nature. La question est celle-ci : est-il licite de créer des surhommes ?
Le débat sur l’amélioration de l’humain et son analyse critique relèvent essentiellement de la bioéthique. La légitimité morale d’une stratégie ou d’un protocole d’amélioration doit aussi prendre en considération la spécificité des modalités d’intervention[41]. Ceci aurait dû être pris en compte notamment pour les questions éthiques concernant la PMA, la FIV, etc. qui impliquent la destruction d’embryons humains. Cette question est généralement scotomisée dans le discours général. On en reste aux acquis et non aux modalités. La distinction entre le moment de la thérapie et celui de l’amélioration pose la question fondamentale de savoir où fixer le curseur entre le licite et l’illicite et penser de façon parallèle la thérapie et l’amélioration. Si certains voudraient scinder les deux modes de réflexion, d’autres en revanche les considèrent parallèlement, voire analogues. Léon Kass, classé par les transhumanistes comme un « bioconservateur » du passé, pose pourtant la question avec clarté :
Quand de nouvelles technologies sont employées en médecine traditionnelle, les questions concernant les fins sont tout à fait claires. Nous voulons guérir le malade. Et nos nouvelles capacités nous permettent de le faire plus efficacement. Mais quand ces mêmes technologies nous rendent capables d’aller au-delà des buts traditionnels de la médecine pour changer notre corps et notre esprit à des fins autres que restaurer la santé, nous sommes en terrain inconnu. Nous devons considérer sérieusement ce que ces fins doivent être et quel prix nous pourrions être forcés à payer en les poursuivant au moyen des biotechnologies[42].
Le débat sur cette question ne peut faire l’économie de l’analyse du normal et du pathologique. Le problème se pose dès lors que l’on met en question la normalité. De façon générale, celle-ci est fixée plus ou moins arbitrairement de la part des décideurs, en l’occurrence le corps médical, de ce qui est considéré comme tel ou pas, en référence à des notions statistiques. Nous reviendrons sur ce point plus loin. Séparer la réflexion philosophique de celle bioéchique et scientifique aboutit souvent à se priver de celle du bon sens commun dont la population en général n’est pourtant pas dénuée. Ainsi lorsque l’opinion publique est interrogée sur l’utilisation de procédés compensateurs, elle réagit de façon positive alors qu’elle est sceptique et réticente quant aux mesures d’amélioration qui dépasseraient les capacités actuelles et présentes de l’homme. C’est bien le dépassement des capacités considérées comme normales, pour aboutir à des possibilités dépassant la normalité actuelle qui génère le doute et la crainte. Normalité et nature deviennent alors des thèmes sur lesquels les transhumanistes défient les éthiciens. La chose n’est pas nouvelle et l’on sait comment les philosophes des Lumières ont traité cette notion de nature.
[1] Nick BOSTROM, « Qu est-ce que le transhumanisme ? », en ligne : <transhumanisme.org.transhumanisme.html>
[2] Manuel aux Jacobins, 29 juillet 1792.
[3] VOLTAIRE, Le Monde comme il va, dans Romans de Voltaire, Paris, Livre de poche, 1961. p. 92.
[4] Mathieu TERENCE, Le transhumanisme est un intégrisme, Cerf, 2016, p. 27.
[5] Ghislain WATERLOT, « Entre amélioration et aliénation : réflexions sur la « perfectibilité » de la mort », Revue d’Éthique et de Théologie morale, 286, Cerf, p. 37.
[6] Ibidem.
[7] Friedrich NIETZSCHE, Also sprach Zarathoustra (1884), Prologue.
[8] Nicolas BERDIAEV, De la destination de l’homme, Essai d’Éthique paradoxale, Paris, 1931, p. 80. Réédition, L’Âge d’homme, Lausanne, 1979.
[9] Roland GOR1, « Ambivalence de la médecine biotechnicienne », in Séminaire 2013-2014, « Religion éthique et bio-tech » Colloque conclusif des 20-21-22 novembre 2014, Collège des Bernardins, p. 10.
[10] Nicolas Le DÉVÉDEC, La société de l’amélioration. Lu perfectibilité humaine des Lumières au transhumanisme. Liber, Montréal, 2015, p. 18.
[11] Ibid., p. 204.
[12] Pic de La MIRANDOLE, De la dignité de l’homme, traduction Yves Hersant, Paris, L’Éclat, 1993. p. 9.
[13] Traduction de Pierre Magnard.
[14] TATIEN, Oratio ad Graecos, Édition M. Whittaker = OECT, 1982 [Texte et trad. anglaise]. Trad. française A. PUECH, Recherches sur le Discours aux Grecs de Tatien, suivies d’une trad. française du Discours avec notes, Paris, 1903. Tatien pensait que l’âme n’est pas immortelle en elle-même : « L’âme n’est pas en soi immortelle, ô Grecs, mais mortelle, mais il est possible pour elle de ne pas mourir ! ».
[15] James HUGHES et George DVORSKY, « Postgenderism: beyond the gender binary » en ligne. Cité ici d’après N. Le Dévédec, op.cit.. p. 162-163.
[16] Ibid., p. 203.
[17] Ibidem.
[18] Max MORE, “A Letter to Mother Nature”, in The Transhumanist Reader: Classical and Contemporary Essays on the Science, Technology, and Philosophy of the Humant Future, First Edition by Max More and Natasha Vita-More, Puhlished 2013 by John Wiley & Sons, Inc, p. 449.
[19] Max MORE, « Principes extropiens 3.0 », http://edidon-hache.com/essais/more/more1.html.
[20] André LEROI-GOURHAN, Le geste et la parole t. 2, La mémoire et les rythmes, p. 259.
[21] Mikel DUFRENNE, Pour l’homme, Paris, Seuil, 1968, p. 229.
[22] Ibidem.
[23] Maxime COULOMBE, « Entrer dans la mer : posthumanité et dissolution du moi », Cahiers de recherche sociologique, n° 50, 2011, p. 144.
[24] Rachel HURST, “The perfect crime”, dans Better Humans ? The Politics of Human Enhancement and Life Extension, New York, Demos, 2006, p. 114-121. « Les idéologies culturelles et politiques qui sous-rendent 1a nouvelle génétique contribuent à médicaliser le handicap, réduisant les personnes handicapées à leur handicap – au mépris de leur humanité intrinsèque », p. 117.
[25] Pierre TEILHARD de CHARDIN, L’avenir de l’homme, p. 183-184.
[26] Id., L’énergie humaine, où P. Teilhard de Chardin dans la foulée de l’eugénisme du XXc siècle, parle même de sélection à tous les âges de la vie, de la naissance jusqu’à la mort et soulève la question des groupes ethniques insuffisamment progressifs.
[27] Id., La place de l’homme dans la nature, p. 103.
[28] Eric STEINHART» « Teilhard de Chardin and transhumanism » Journal of Evolution and Technology. vol.20, 2008, p. 1-22, cité par N. Le Dévédec, op.cit.. p. 141.
[29] Le Pr. Jérôme Lejeune considérant la Genèse, voyait un saut qualitatif brusque où Dieu donna l’âme à l’homme au sens métaphysique.
[30] Ibid., p. 205.
[31] Ibid., p. 206.
[32] Hélène VISSIERE, Folies américaines, chroniques inattendues d’un pays extravagant, Éd. de la Boétie, 2013, ch.2.7, « L’homme qui valait 3 milliards » ; cité par Valentine Gourinat « Le corps prothétique : un corps augmenté ? » in Homme perfectible, homme augmenté, Revue d’éthique et de théologie morale, n° 286, p, 85.
[33] Valentine GOUR1NAT, « Le corps prothétique : un corps augmenté ? » in Homme perfectible, homme augmenté. Revue d’éthique et de théologie morale, no 286, p, 79.
[34] Nathanaël JARRASSÉ, « Le Mythe de l’humain augmenté », chercheur CNRS à l’institut des Systèmes Intelligents et de Robotique (Unité CNRS/UPMC/INSERM), dans Libération, 4 décembre 2014.
[35] N. Jarrassé fait à cet égard la remarque suivante : « Oscar Pistorius, grâce à ses lames en carbone, peut courir plus vite qu’une bonne partie de l’humanité, mais sait-on qu’il ne peut se tenir debout, marcher à faible allure ou nager qu’en changeant de prothèses ? »
[36] Science Avenir, 10-10-2014.
[37] Science Avenir, 10-12-2014.
[38] Science Avenir, 11-12-2014.
[39] Michael HANLON, « Super soldiers: the quest for the ultimate human killing machine », Independent, 17-11-2011.
[40] Jacques ELLUL, Les nouveaux possédés, 1973, éd. Mille et une nuits/Fayard, 2003, p. 316.
[41] Sur cette question des modalités compensatives ou amplificatrices des mesures d’amélioration, voir D. Birnbacher, « Die ethische Ambivalenz des Enhancement », in Philosphieunterricht, NRW47, 2011, p. 113-127.
[42] Léon KASS, “Reflexions on Public Bioethics : A View from the Trenches”, in Kenneth Institute of Ethics Journal 15, 2005, ici à la page 23.
Jean Boboc, Le transhumanisme décrypté – Métamorphose du bateau de Thésée. Essai sur le transhumanisme. Éditions APOPSIX, 2017, p. 17-61
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