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Père Jean Boboc: Le transhumanisme décrypté IV/IV

22 avril 2023

L’homme bionique

 

Lors d’une interview récemment diffusée dont le thème était les Approches théologiques du corps ressuscité[1], on posa la question suivante au sujet du corps ressuscité du Christ : qu’est-ce que ce corps ressuscité, est-il photique, est-il bionique ? Faisant allusion, bien évidemment à l’actualité de la bionique et à une sorte d’immortalité temporelle que recherchent certains scientifiques, réfractaires à l’immortalité de l’homme dans l’éternité ainsi qu’à toute transcendance. Le terme bionique est aujourd’hui rentré dans notre vocabulaire courant. Le mot n’est pas vraiment nouveau, il a été proposé déjà en 1960, à Dayton (Ohio) par le major Jack E. Steele de l’US Air Force pour désigner « la science des systèmes qui ont un fonctionnement copié sur celui des systèmes naturels, ou qui présentent les caractéristiques spécifiques des systèmes naturels, ou encore qui leur sont analogues[2] ». C’est dire que la démarche bionique consiste à étudier un système naturel puis à tenter de le transposer dans une réalisation de type industriel.

 

Des exemples bien connus illustrent cette démarche : Léonard de Vinci s’est inspiré des chauves-souris pour ses machines volantes, il en a copié la dynamique du vol. De même la propulsion aquatique par réaction, telle qu’elle est utilisée par la méduse, le calamar ou la coquille Saint- Jacques, est aussi celle dont le commandant Cousteau a doté sa fameuse soucoupe plongeante, etc. Il s’agit donc de reproduire techniquement avec nos matériaux des organes artificiels en copiant leur mouvement et leur commandement d’après les modèles vivants offerts par la nature. On entre donc avec la bionique dans l’optique du remplacement.

Le remplacement d’organe n’est pas non plus une chose totalement nouvelle. Nous avons connu il y a déjà plusieurs décennies l’implantation sur l’homme de valves cardiaques d’origine animale et nous sommes aujourd’hui en France notamment à l’heure des tous premiers essais de cœur entièrement artificiel[3].

L’exosquelette relève aussi de la bionique. Il tire aussi son inspiration de l’observation des protections naturelles animales, telles que les carapaces de tous genres. Bouclier de la tortue, cuirasse des mollusques, armature des crustacés, etc.

Parmi les nombreux domaines de la bionique, il y en a un qui retient plus particulièrement notre attention et nous intéresse au premier plan, c’est le remplacement de membre ou d’organe du corps humain, par des appareils de plus en plus perfectionnés. Nous avons déjà parlé des prothèses. Ici, il s’agit du remplacement d’organes par des homologues totalement synthétiques, non biologiques.

Dans le domaine de la fabrication d’organes il faut aussi mentionner les travaux en cours en ingénierie tissulaire devant permettre la construction d’organes artificiels personnalisés. Nous en parlerons plus loin au sujet de l’alternative à la greffe d’utérus.

Un autre domaine que l’on peut rattacher à la bionique, en tant que copie du biologique, est celui de l’intelligence artificielle (LA.) qui s’appuie aussi sur le modèle biologique que l’on tente de reproduire (par exemple : l’Human Brain Project – HBP) mais en vue de le dépasser selon l’optique mélioriste transhumaniste.

Comme le remarque Isabelle Querval, « le corps apparaît ainsi eso- et exo- plastique, transformable, constructible […]. Aux deux extrémités du spectre de l’intériorité et de l’extériorité, de la divisibilité “à l’infini” — le code génétique, les molécules du cerveau — à l’appareillage – greffes et prothèses -, il manifeste “l’empan de sa plasticité”[4] »[5]. Cette plasticité du corps permet effectivement son perfectionnement technique. Et sur cette question, il faut observer que la notion de « corps naturel » devenue problématique, on remettrait en question l’identité humaine. Et ce d’autant que c’est la rançon à payer au dualisme anthropologique faisant de l’homme un corps et une âme, laquelle se trouve rabattue sur le corps lui-même limitée à la matière. On aboutit ainsi à la matérialisation de l’humain. Seule l’anthropologie tripartite, corps-âme-esprit, assure l’unité de l’homme et permet d’échapper à cette dialectique a-pneumatique[6]. Pour beaucoup de transhumanistes, dont R. Kurzweil au premier plan, le modèle anthropologique est moniste et radicalement matérialiste, même s’il finit par effectuer un découplage du corps et de l’esprit pour ne finalement garder que l’esprit à sauvegarder sur un serveur.

Donc, définir le transhumanisme n’est pas si aisé, car ce n’est pas véritablement une doctrine en soi, sauf pour certains ténors très médiatisés, qui se rapportent à une charte ou un manifeste, même si certains tenants de ce mouvement peuvent donner l’impression d’être les sectateurs d’une idéologie plus précise. Dans la nébuleuse des théories axiomatiques, il s’agit plutôt d’un courant d’idées enracinées dans l’évolutionnisme et s’appuyant par ailleurs sur des projets et programmes scientifiques profondément soutenus par des groupes internationaux comme Google et Intel, et financés aussi et depuis déjà longtemps par les États Unis. S’appuyant sur les performances techniques et la convergence des NBIC, de l’intelligence artificielle, le tout doublé par les progrès de la génomique, ce courant transhumaniste vise à une sorte de métamorphose anthropologique, à un dépassement des limites physiques, psychiques et intellectuelles et à un potentiel changement génomique.

Peut-être convient-il maintenant non pas de dissocier absolument le transhumanisme du posthumanisme, dont la « proximité ambiguë avec le “posthumanisme” dont il est parfois le quasi synonyme a contribué à alimenter ces jugements péjoratifs[7] » écrit G. Hottois, mais de donner de chacun d’eux une définition plus lapidaire.

Le Transhumanisme est une doctrine philosophique qui analyse et encourage l’usage de certaines technologies pour améliorer la condition humaine, au-delà des contraintes de l’évolution biologique. Le posthumanisme est plus radical : il envisage un monde futuriste où l’humanité aurait réussi à s’étendre sur des supports et dans des lieux qui sont actuellement inabordables à l’homme et à sa pensée, par exemple le monde des réseaux ou le milieu galactique[8].

Si ces définitions empruntées à Dominique Luzeaux et Thierry Puig ont le mérite de la clarté, elles nous paraissent trop tranchées car quel est l’avenir du transhumanisme poussé dans ses conséquences ultimes s’il n’est pas posthumain ? Par ailleurs nous mettons en question la nature philosophique de cette idéologie. Le plus grand risque n’est-il pas que devant le glissement de l’un à l’autre, le débat soit justement scotomisé devant l’inexorable avancée des transgressions ? Car celles-ci sont inéluctables et insidieuses.

Si le transhumanisme n’est pas nouveau en tant qu’idée, il l’est en revanche en tant que réalisation. Ce courant a éclos sur un certain terreau, un biotope où l’on retrouve l’anthropocentrisme en opposition au théocentrisme, la philosophie des Lumières européennes et leurs médecins philosophes, le scientisme, et aujourd’hui les technosciences cybernétiques, l’intelligence artificielle, la robotique, etc.
 

 

Un florilège de définitions incertaines

 

Choisissons encore quelques-unes de ces définitions :

Toile de fond idéologique de la société de l’amélioration, elle (l’idéologie transhumaniste) met en pleine lumière le modèle posthumaniste de la perfectibilité qui tend à s’imposer dans nos sociétés occidentales contemporaines. Le mouvement pousse en effet jusqu’à ses ultimes conséquences le processus de dépolitisation et de désincarnation de l’idéal humaniste de la perfectibilité. Loin de renvoyer à un quelconque projet politique visant à améliorer nos conditions de vie sociale et reposant sur la capacité humaine à agir librement et réflexivement sur soi-même et sur le monde, axé, dans une logique adaptative, sur la transformation de l’être humain et de la vie elle-même, plutôt que sur celle de la société. Il s’agit pour le mouvement d’arracher ni plus ni moins l’homme à tout ancrage biologique en vue d’accéder à un nouveau stade de l’évolution[9].

C’est ce qu’écrit Nicolas Le Dévédec dans son étude qui fait remonter la question de la perfectibilité à l’époque des Lumières, comme le font et s’en réclament les transhumanistes eux-mêmes et la plupart des analystes se penchant sur ce mouvement.

Or cette évolution transhumaniste, qu’on le veuille ou pas, ne peut s’arrêter, pas plus que les avancées scientifiques, et nous conduit directement au risque du posthumain. D’ailleurs la menace est inscrite dans le mot lui-même. Le préfixe trans a une portée vectorielle[10]. Vers quoi, vers où ? Vers un au-delà en rupture avec la situation anthropologique de l’instant où la chose est pensée. De plus le terme de posthumanisme est ambigu puisqu’il recouvre deux aspects d’une transformation antinomique : la transformation biophysique de l’homme ou celle cybernétique de la singularity défendue par Ray Kurzweil et autres[11].

« L’humanité ne doit pas stagner. […] L’humanité est une étape provisoire sur le chemin de l’évolution. Nous ne sommes pas le zénith du développement de la nature[12]» dit Max More. Ainsi l’homme tel que nous le connaissons ne serait qu’une étape de l’évolution. En ce cas, de quel droit pourrait-on nous refuser d’en accélérer le processus en choisissant le modèle final que nous souhaitons ? peuvent demander les transhumanistes. Même si le modèle devait être un cyborg[13].

Parmi les opposants à cette idéologie, les bio-conservateurs comme les nomment avec mépris les transhumanistes — dont le Dr. Laurent Alexandre[14], un des porte-paroles de cette idéologie en France — sont montrés du doigt comme des réactionnaires qui ne comprendraient pas la force de l’éruption actuelle des transgressions. Parmi les opposants à cette idéologie, le politologue Francis Fukuyama, ex­conseiller du président Bush, dénonçait déjà en termes très clairs en 2004 cet « étrange mouvement de libération », qui s’est invité dans les programmes « de recherche de la médecine contemporaine. Les nouveaux procédés et technologies qui émergent des laboratoires et hôpitaux — aussi bien les médicaments pour modifier l’humeur, les substances pour accroitre la masse musculaire ou pour effacer de manière sélective la mémoire, que le diagnostic prénatal ou la thérapie génique — peuvent être facilement utilisées autant aux fins de guérir ou atténuer la maladie que pour améliorer l’espèce humaine[15] ».

La dimension politique est loin d’être absente dans les débats qui touchent à la bioéthique, ce qui prouve à quel point les idéologies sont sous-jacentes. On le constate sur bien des sujets de bioéthique et de morale. Les essais sur cellules souches embryonnaires avaient été stoppés aux Etats Unis sous la présidence de Georges W. Bush, ils furent immédiatement autorisés par Barack Obama dès son élection[16].

Tout comme en France sous la présidence Hollande, ont été votées tout un train de lois favorisant l’IVG, l’expérimentation avec cellules souches embryonnaires, le mariage entre personnes de même sexe, et la sédation profonde et continue sans réversibilité, etc. Autant de questions débattues aussi au Conseil de l’Europe et au Parlement Européen par le biais de commissions spécialisées et très permissives quant à la bioéthique, notamment en matière d’avortement et de droits génésiques des personnes LGBTI[17].

À côté des ouvrages de philosophie et de sociologie parus ces derniers temps et traitant avec brio et érudition du transhumanisme, et des multiples réactions aux différents rapports officiels quant à la possibilité de l’amélioration humaine, notre approche est certes très différente. C’est celle d’un médecin théologien et bioéthicien chrétien qui constate la progression des dérives éthiques et les inéluctables transgressions qui en découlent, tout en portant très haut la qualité des avancées médicales de notre époque. Il est à noter que les expressions “dérives éthiques” et “transgressions” sont des termes qui sont mis en question de manière plus ou moins philosophique par ceux qui les veulent justement dépasser. Aussi, notre objectif est certes de traiter du transhumanisme, des réalisations dont il se réclame et surtout des projets qu’il propose, mais en en analysant leurs aspects à l’aune de la bioéthique et de la morale. Il nous semble en effet que l’idéologie transhumaniste se nourrit de trois éléments actuels qui collaborent objectivement et qui à leur façon convergent aussi : l’accélération exponentielle des avancées technologiques et médicales, l’activisme athée militant, et la faillite de la bioéthique parallèle à l’évanouissement de la morale.
 

 


 
[1] France Culture, Interview de Jean Boboc par Alexis Chryssostalis sur le Corps ressuscité. 19-04-2015.

[2] Selon une définition de Wikipédia, art. Bionique.

[3] Cœur Carmat du professeur Carpentier. Cœur artificiel orthoptique, auto régulé et bioprothétique réalisé avec des matériaux hémocompatibles. Le nom Carmat vient de l’acronyme de ses fondateurs, le Pr. Carpentier et Matra Défense. En dépit des premiers échecs, l’expérimentation continue et de nouvelles tentatives auront lieu, après délocalisation aux États Unis.

[4] Michel SERRES, Hominescence, Paris, Le Pommier, 2001, p. 29. Ciré par Isabelle Querval in Encyclopédie du transhumanisme et du posthumanisme, p. 46.

[5] Isabelle QUERVAL, « Corps humain » in Encyclopédie du transhumanisme et du posthumanisme, Paris, Vrin, 2015, p. 46.

[6] Sur la question de l’anthropologie tripartite, voir Jean BOBOC, La grande métamorphose, éléments de théo-anthropologie orthodoxe, coll. Patrimoines, Cerf, 2015, 2016.

[7] Gilbert HOTTOIS, Le transhumanisme est-il un humanisme ? Académie royale de Belgique, coll. L’Académie en poche, 2014, Introduction, p. 7.

[8] Dominique LUZEAUX et Thierry PUIG, À la conquête du nanomonde. Nanotechnologies et microsystèmes, Paris, Éditions du Félin, coll. « Échéances », 2007, ch. l, p. 28.

[9] Nicolas Le DÉVÉDEC, La société de l’amélioration. La perfectibilité humaine des Lumières au transhumanisme. Liber, Montréal, 2015, p. 197.

[10] L’Encyclopédie du transhumanisme et du posthumanisme, op.cit., p. 8.

[11] Cette voie de l’intelligence artificielle/Singularité est celle prônée par des auteurs comme Ray Kurzweil, Marvin Minsky, Hans Moravec, suivant Vernor Vinge, le mathématicien et auteur de science-fiction qui le premier unit la singularity aux machines « intelligentes ».

[12] Max MORE, « On becoming posthumans », en ligne. Philosophe futuriste, spécialisé dans les technologies émergentes, fondateur de l’Extropy Institute, dit entre autres : « No more gods, no more faith, no more timid holding back. Let us blase our old forms, our ignorance, our weakness, and our mortality. The future belongs to posthumanity”.

[13] Cyborg, contraction entre cybernétique et organisme.

[14] Laurent ALEXANDRE, La mort de la mort, comment la technomédecine va bouleverser l’humanité, JC Lattes, 2011, p. 18.

[15] Francis FUKUYAMA, “Transhumanism : the world’s most dangerous idea”, Dossier spécial de la revue américaine Foreign Policy, septembre /octobre 2004, p. 42-43.

[16] Quelques mois après son élection, le président Obama annonça la nomination de Francis Collins, spécialiste de la génétique à la tête du NIH, c’est-à-dire faire de la génomique un axe majeur de la recherche et de déploiement industriel. Le President’s Council on Bioethics fut dissous, moyen d’éliminer son président le « conservateur » Léon Kass, opposant notoire au transhumanisme.

[17] Voir à ce sujet les recommandations au Parlement européen de Mesdames Edite Estrela sur les droits sexuels et génésiques (2013) et Ulrike Lunacek (2014).
 
 


 

Jean Boboc, Le transhumanisme décrypté – Métamorphose du bateau de Thésée. Essai sur le transhumanisme. Éditions APOPSIX, 2017, p. 17-61

 


 

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