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Chalcédoine, Constantinople et Moscou – le canon 28 et les épreuves récentes de l’Église orthodoxe

30 mars 2023

Pour dénier au synode russe de l’étranger la juridiction et le caractère canonique, Mélétios IV et Grégoire VII ont déclaré que, le patriarcat œcuménique mis à part, toutes les autres églises autocéphales ont pour limites de leur juridiction les frontières mêmes des états auxquels elles sont liées. Leur autocéphalie n’existe que pour leur territoire ; au-delà, elles n’ont plus aucun pouvoir. Par suite, les églises ou commu­nautés orthodoxes, établies hors de ces frontières en pays étrangers, relèveraient du seul patriarcat de Constantinople, d’a­près les canons 8e d’Éphèse et 28e de Chalcédoine.

Blessés par ces théories, qui cherchent à exploiter l’effon­drement de leur patrie, les Russes de l’émigration répondirent par une contre-offensive dans leurs journaux et revues et firent à leur tour l’exégèse des canons invoqués. Les meil­leurs de tous ces articles, sont sans contredit ceux que le pro­fesseur S. Troïtsky a publiés dans la Pensée russe [Rousskaya Mysl] et dans les Nouvelles ecclésiastiques.

Le droit canon byzantin, observe-t-il, traite toujours de la juri­diction à l’intérieur des frontières nationales et non à l’extérieur, comme il appert précisément des deux canons invoqués par le Phanar pour étayer ses prétendus droits de juridiction exclusive sur la Diaspora orthodoxe.

Le canon 8e du troisième concile œcuménique règle un différent survenu entre l’église de Chypre et le patriarcat d’Antioche. À propos de ce cas, le canon défend aux chefs d’églises de s’ingérer dans les affaires des diocèses qui ne sont point de leur juridiction. Or un dio­cèse est une province ecclésiastique canoniquement érigée ; là où il n’y a pas de diocèse, il ne peut donc y avoir d’ingérence. De fait, tous les commentateurs autorisés du 8e canon d’Éphèse, Aristène, Zonaras et Balsamon, disent clairement que ce canon et ses semblables n’ont trait qu’aux églises établies à l’intérieur de l’Empire romain.

La seconde partie du 28e canon de Chalcédoine pourrait être invoqué avec plus d’apparence par le patriarcat œcuménique : « … et qu’il soit entendu que les métropolitains des provinces du Pont, de l’Asie (proconsulaire) et de la Thrace, eux seuls et non leurs suffragants, ainsi que les évêques des parties de ces provinces occupées par les barbares, seront ordonnés par ce Siège très saint de la très sainte église de Constantinople ». Littéralement, le canon confie à l’autorité de Constantinople « les seuls métropolites des diocèses du Pont, de l’Asie et de la Thrace, et aussi les évêques des pays barbares inclus dans la sphère d’influence de ces diocèses ».

C’est ainsi que la seconde partie du 28e canon est expliquée par Balsamon, Aristène et Zonaras, par le Nomocanon des 24 titres, par le Syntagma de Mathieu Vlastarès, par le Pidalion. Or, ajoute S. Troïtsky, en aucun passage des six tomes du Syntagma d’Athènes, ce corpus iuris canonici de l’Église orthodoxe, on ne pourrait rien trouver en faveur des prétentions de Constantinople. L’histoire est là, du reste, pour les contredire. L’Église romaine envoyait des évê­ques « in partes infidelium » dans toute l’Europe, à l’exception de la Thrace qu’elle laissait à Constantinople ; l’Église d’Alexandrie ordon­nait des évêques pour l’Égypte méridionale ; Antioche le faisait pour tout l’Orient (Ibérie, Perse, Arménie, Mésopotamie, etc.). Peu à peu, certaines de ces églises ont perdu leurs droits de juridiction « in partibus infidelium », parce que, en vertu du canon 34 des apôtres, les pays de missions se transformaient progressivement en véritables pro­vinces ecclésiastiques autonomes ou en autocéphalies. C’est ainsi que l’Église d’Antioche perdit ses droits sur l’Ibérie, la Perse et l’Arménie ; l’Église de Constantinople, ses droits sur la Russie et sur les autres pays slaves, roumains, grecs, etc.

À l’époque du concile de Chalcédoine, on ne soupçonnait même pas l’existence d’une prétendue juridiction exclusive du patriarcat de Constantinople sur la Diaspora. N’ayant de juridiction en Europe que sur le diocèse de Thrace, le patriarche de Constantinople ne pouvait sacrer d’évêques pour les contrées slaves que si elles étaient limitrophes de ce diocèse. Jamais le patriarcat byzantin n’eut de juri­diction sur l’Europe occidentale. Même pour la presqu’île des Bal­kans, Constantinople n’avait de juridiction, à l’époque du concile de Chalcédoine, que sur la partie orientale de la presqu’île. En 535, 84 ans après le concile de Chalcédoine, Justinien instituait, le 14 avril, la province ecclésiastique de Iustiniana Prima, dans laquelle étaient comprises des contrées presque entièrement occupées par des barba­res, la Yougoslavie actuelle, l’Albanie et la Bulgarie occidentale. La Iustiniana Prima, absolument indépendante du patriarcat de Cons­tantinople, était, depuis la Novelle CXXXI de Justinien, soumise no­minalement au Pape. D’ailleurs, le canon 28 lui-même, pris dans son ensemble, ne se prête pas à l’interprétation mystique des cano­nistes grecs. Si, d’après le canon 28, le patriarcat de Constanti­nople avait juridiction sur les territoires privés d’une hiérarchie ec­clésiastique régulière, il serait au-dessus du patriarcat romain ; or, même d’après le canon 28 de Chalcédoine, le patriarcat de Rome garde la suprématie sur celui de Constantinople.

Cette réfutation des interprétations phanariotes par le pro­fesseur Troïtsky est décisive. Elle pourrait encore être com­plétée. Tout d’abord, le texte du canon 28, tel qu’on le rap­porte habituellement, ne correspond pas à ce que révèlent les actes du concile de Chalcédoine et la requête des 183 évêques de la région de Constantinople : le patriarche Anatole et l’épiscopat qui l’entourait, postulent seulement de saint Léon le Grand pour le patriarche byzantin la seconde place d’hon­neur après le Pape et le droit d’ordonner les métropolites des provinces d’Asie, du Pont et de Thrace. Il n’est point ques­tion d’ordonner des métropolites pour les régions barbares qui relevaient de ces trois diocèses.

Aucun document authentique n’a conservé le texte conci­liaire du canon 28. Les Recueils canoniques postérieurs au concile de Chalcédoine, y compris le Nomocanon de Jean le Scho­lastique (vers 550), le Synodicum orientale des Nestoriens, les Regulae iudiciorum ecclesiasticorum du nestorien Ebed-Jesu, ne comptent que 27 canons de Chalcédoine.

Le professeur E. Schwartz, dans la séance de l’Académie Prussienne des Sciences du 23 octobre 1930, rappelait en un long mémoire très documenté et démontrait à nouveau que, jusqu’à la fin du sixième siècle, les collections canoniques, grecques aussi bien que latines, connaissaient uniquement 27 canons du concile de Chalcédoine, et que différentes ma­nœuvres, entre sièges rivaux de Constantinople et d’Antioche, essayèrent d’imposer des textes falsifiés sous le titre de sixième canon de Nicée d’abord, puis de 28e de Chalcédoine.

Son addition provient du compilateur de la collection dite des 14 Titres. Les anciens corpora canonum grecs, comme les latins qui en furent la traduction, ne connaissaient que 27 ca­nons de Chalcédoine. Prétendre que les Latins omirent ce 28e, c’est une déformation de la réalité. Après avoir prouvé que d’autres textes furent falsifiés très anciennement à Constanti­nople, il remarque que « la falsification ci-dessus démontrée dans les Actes grecs était d’autant plus facile à exécuter que le latin, en Orient était incompris en dehors de la capi­tale ».

Justinien le Grand (Novelle, CXXXI et le canon 36 du concile « in Trullo » [691], qui essayent tous deux d’accorder à Constantinople, en vertu du canon 28 de Chalcédoine, le second rang après Rome, ne disent pas que « l’église de Rome a reçu des Pères ses privilèges d’être la première ». Les signataires du concile « in Trullo » reconnaissaient que la primauté du Siège Apostolique lui appartient iure divino. Pourtant le texte actuel du canon 28 dut être « achevé » vers l’époque de ce concile « in Trullo », si le document grec, mis à jour par Pavlov, remonte jusque-là. À la proposition du texte primitif « antiquae Romae praerogativa… custodiri » fut substituée l’idée de prérogatives ac­cordées par les Pères à l’ancienne Rome, idée étrangère et même contraire au concile de Chalcédoine. Si le canon 28 figura dans des collections officielles de canons à partir du IXème siècle, rien n’y révèle son influence antérieure. L’antique Nomocanon slave invite à croire qu’au début du XIIème siècle le canon 28 n’était point encore admis en Russie.

À partir de 1275, quand le Nomocanon, dit de Photius, eut été introduit officiellement à Kiev par le métropolite Cyrille, le canon 28 commença à y porter ses fruits amers, par exemple, semble-t-il, la substitution du mot « conciliaire » au terme « catholique » dans le texte slave du symbole de Nicée-Constantinople. Car le patriarche Nil de Constantinople écrit aux habitants de Pskov, en 1382 : « Notre « humilité… et le divin concile qui nous entoure considérons que certains d’entre vous [les hérétiques] … se sont séparés de la sainte Église apostolique, conciliaire, de l’Église divine du Christ, apostolique et conciliaire, qui est répandue d’un bout à l’autre de la terre… ».

Le concile dont il s’agit dans la lettre de Nil est le synode permanent de Constantinople ; par suite, l’église de Constan­tinople porte le nom de conciliaire, et ceux qui se séparent d’elle, se séparent de l’église conciliaire. Or, d’après le pa­triarche, son église conciliaire est répandue d’un bout à l’autre de la terre, l’église de Constantinople est donc l’église catho­lique par excellence. Car les Slaves attribuaient encore au mot catholique son sens authentique : « répandue à travers l’univers entier ». Ainsi les Russes du XIVème siècle joignent parfois les termes de catholique et de conciliaire ou les identifient. Voulant appartenir à l’Église vraiment universelle, « inflexible dans son orthodoxie » ainsi que l’écrivait en 1382 le patriarche Nil, eussent-ils laissé introduire, dès le XIVème siècle, le terme de conciliaire à la place de celui de catholique dans leur symbole slave de Nicée-Constantinople, sans le canon 28 qui semblait autoriser le patriarcat de Byzance à s’identifier avec l’Église universelle ? Le canon 28 serait donc à l’origine du fameux principe conciliaire qui, à l’heure actuelle, est op­posé par les Russes aux « prétentions papistes » du patriarcat œcuménique et au canon 28 lui-même.

Ces réflexions ne sont qu’un complément à la thèse, par ailleurs très claire et certaine, du professeur Serge Troïtsky. Aucun texte de l’antiquité chrétienne ne donne une ombre de droit à une intervention ou à une juridiction du patriarcat de Constantinople en Europe centrale ou occidentale. Ses initia­tives, toutes modernes, sont vraiment des usurpations, au sens que l’Orient dissident donne souvent à ce mot contre la pa­pauté, mais ici tout fondement scripturaire et traditionnel manque. L’histoire elle-même, avec les faits et les textes les plus clairs, condamne formellement les usurpations et préten­tions « papistes » de Constantinople.

 

Le patriarcat de Constantinople soupçonné de prétentions papistes.

Herbigny, D’. Michel, Évêques russes en exil. Douze ans d’épreuves (1918-1930), Orientalia Christiana, Vol. XXI, Num. 67, 1931, p. 205-212

 


 

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