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Alexandre Soljénitsyne: l’avenir de l’Occident et le déclin du courage. Discours de Harvard, juin 1978 I / III

12 mars 2023

 

La parole trompe, camoufle, biaise; le regard transmet l’essentiel de l’homme.

 

Je suis très sincèrement heureux de me trouver ici parmi vous, à l’occasion du 327e anniversaire de la fondation de cette université si ancienne et si illustre. J’adresse mes félicitations et mes meilleurs vœux à tous les diplômés d’aujourd’hui.

La devise de Harvard est « VERITAS ». Comme certains d’entre vous le savent déjà, et comme les autres l’apprendront au cours de leur vie, la Vérité commence à nous échapper à la seconde même où notre regard relâche sa tension, elle nous échappe en nous laissant l’illusion que nous continuons à la suivre. De très nombreuses dissensions viennent de là. Et il faut savoir aussi que la vérité est rarement douce au palais : elle est presque toujours amère. Ce goût amer, mon discours d’aujourd’hui ne pourra éviter de l’avoir — mais ce n’est pas en adversaire, c’est en ami que je vais vous parler.

Il y a trois ans, aux États-Unis, j’ai été amené à dire des choses  que l’on a rejetées, qui ont paru inacceptables. Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui acquiescent à mes propos d’alors.
 

 

Le monde éclaté

La fracture du monde d’aujourd’hui est perceptible même à un regard hâtif. N’importe lequel de nos contemporains identifie facilement deux puissances mondiales, chacune d’entre elles étant déjà capable de détruire l’autre. Cependant, la compréhension du clivage se limite trop souvent à cette conception politique : l’illusion selon laquelle le danger peut être aboli par des négociations diplomatiques réussies ou par l’équilibre des forces armées. La vérité est que le clivage est à la fois plus profond et plus aliénant, que les failles sont plus nombreuses qu’il n’y paraît à première vue. Ces divisions profondes et multiples sont porteuses de risques de désastres tout aussi multiples pour chacun d’entre nous, conformément à l’ancienne vérité selon laquelle un royaume — en l’occurrence, notre Terre — divisé contre lui-même ne peut subsister.

 

À Solotcha, près de Riazan, au printemps 1963.
« La nature calme et secrète de la Russie moyenne. »

Les mondes contemporains

Il existe le concept de « tiers monde » : nous avons donc déjà trois mondes. Il ne fait aucun doute que le nombre est encore plus grand ; nous les distinguons mal parce que nous sommes trop loin.  Toute culture ancienne, profondément enracinée et autonome, surtout si elle est répartie sur une grande partie de la surface de la Terre, constitue un monde autonome, plein d’énigmes et de surprises pour la pensée occidentale. Au minimum, nous devons inclure dans cette catégorie la Chine, l’Inde, le monde musulman et l’Afrique, si nous acceptons l’approximation de considérer ces deux derniers comme uniformes. Pendant mille ans, la Russie a appartenu à cette catégorie, bien que la pensée occidentale ait systématiquement commis l’erreur de nier sa spécificité et ne l’ait donc jamais comprise, tout comme aujourd’hui l’Occident ne comprend pas la Russie captive des communistes. S’il est vrai que le Japon est devenu ces dernières années l’« Extrême-Occident », se rapprochant de plus en plus de l’Occident (je ne suis pas juge), Israël ne doit pas être considéré comme faisant partie de l’Occident, ne serait-ce qu’en raison de la circonstance décisive que son système étatique est fondamentalement lié à la religion.

Il y a relativement peu de temps, le petit monde de l’Europe moderne s’emparait facilement de colonies sur toute la planète, non seulement sans anticiper de véritable résistance, mais en général avec un profond mépris pour toutes les valeurs que pouvait receler la vision du monde des peuples conquis ! Tout cela semblait être un succès écrasant, sans limites géographiques. La société occidentale s’est développée dans un triomphe de l’indépendance et de la puissance humaines. Et tout à coup, le vingtième siècle nous a fait prendre conscience de la fragilité de cette société. Nous constatons aujourd’hui que les conquêtes se sont révélées éphémères et précaires (ce qui, à son tour, met en évidence les défauts de la vision occidentale du monde qui a conduit à ces conquêtes). Les relations avec l’Ancien Monde colonial ont maintenant basculé dans l’autre extrême et le monde occidental fait souvent preuve d’un excès d’obséquiosité, mais il est encore difficile d’estimer le montant de la facture que les anciens pays coloniaux présenteront à l’Occident et il est difficile de prédire si la reddition non seulement de ses dernières colonies, mais de tout ce qu’il possède, suffira à l’Occident pour apurer ce compte.

 

Convergence

Mais l’aveuglement persistant de la supériorité continue à faire croire que toutes les vastes régions de notre planète devraient se développer et atteindre le niveau des systèmes occidentaux contemporains, les meilleurs en théorie et les plus attrayants en pratique ; que tous ces autres mondes ne sont que temporairement empêchés (par des dirigeants malveillants ou par des crises graves ou par leur propre barbarie et incompréhension) de poursuivre la démocratie pluraliste occidentale et d’adopter le mode de vie occidental. Les pays sont jugés en fonction de leurs progrès dans cette direction. Mais en fait, cette conception est le fruit de l’incompréhension occidentale de l’essence des autres mondes, le résultat d’une mesure erronée à l’aune de l’Occident. L’image réelle de l’évolution de notre planète ne ressemble guère à tout cela.

L’angoisse d’un monde divisé a donné naissance à la théorie de la convergence entre les grands pays occidentaux et l’Union soviétique. Une théorie lénifiante qui oublie que ces mondes n’évoluent pas du tout l’un vers l’autre et qu’aucun d’entre eux ne peut se transformer en l’autre sans violence. En outre, la convergence implique inévitablement l’acceptation des défauts de l’autre partie, ce qui ne peut convenir à personne.

Si je m’adressais aujourd’hui à un public dans mon pays, je me serais concentré sur les calamités de l’Orient dans mon examen du schéma général de l’éclatement du monde. Mais comme mon exil forcé en Occident dure depuis quatre ans et que mon auditoire est occidental, je pense qu’il est plus intéressant de me concentrer sur certains aspects de l’Occident contemporain, tels que je les vois.

 

Le déclin du courage

Le déclin du courage est peut-être le trait le plus saillant de l’Occident aujourd’hui pour un observateur extérieur. Le monde occidental a perdu son courage civique, à la fois dans son ensemble et singulièrement, dans chaque pays, dans chaque gouvernement, et bien sûr, aux Nations Unies. Ce déclin du courage est particulièrement sensible dans la couche dirigeante et dans la couche intellectuelle dominante, d’où l’impression que le courage a déserté la société toute entière. Bien sûr, il y a encore beaucoup de courage individuel, mais ce ne sont pas ces gens-là qui donnent sa direction à la vie de la société. Les fonctionnaires politiques et intellectuels manifestent ce déclin, cette faiblesse, cette irrésolution dans leurs actes, leurs discours et plus encore, dans les considérations théoriques qu’ils fournissent complaisamment pour prouver que cette manière d’agir, qui fonde la politique d’un État sur la lâcheté et la servilité, est pragmatique, rationnelle et justifiée, à quelque hauteur intellectuelle et même morale qu’on se place. Ce déclin du courage, qui semble aller ici ou là jusqu’à la perte de toute trace de virilité, se trouve souligné avec une ironie toute particulière dans les cas où les mêmes fonctionnaires sont pris d’un accès subit de vaillance et d’intransigeance, à l’égard de gouvernements sans force, de pays faibles que personne ne soutient ou de courants condamnés par tous et manifestement incapables de rendre un seul coup. Alors que leurs langues sèchent et que leurs mains se paralysent face aux gouvernements puissants et aux forces menaçantes, face aux agresseurs et à l’Internationale de la terreur.

Faut-il rappeler que le déclin du courage a toujours été considéré comme le signe avant-coureur de la fin ?

 

À Cavendish avec ses trois fils, Ermolaï, Ignace et Étienne.

Le bien-être

Quand les États occidentaux modernes se sont formés, fut posé comme principe que les gouvernements avaient pour vocation de servir l’homme, et que la vie de l’homme était orientée vers la liberté et la recherche du bonheur (en témoigne la Déclaration américaine d’indépendance). Aujourd’hui, enfin, les décennies passées de progrès social et technique ont permis la réalisation de ces aspirations : un État assurant le bien-être général. Chaque citoyen s’est vu accorder la liberté tant désirée, et des biens matériels en quantité et en qualité propres à lui procurer, en théorie, un bonheur complet, mais un bonheur au sens appauvri du mot, tel qu’il a cours depuis ces mêmes décennies. (En négligeant seulement un petit détail psychologique : le désir constant d’avoir toujours plus, toujours mieux, et la lutte serrée qu’il entraîne impriment sur beaucoup de visages occidentaux la marque de la préoccupation et même de l’accablement, en dépit de l’usage qui commande qu’on dissimule soigneusement des expressions comme celles-là. Cette concurrence active et serrée mobilise toutes les pensées de l’individu, bien loin de favoriser son libre développement spirituel.)

L’indépendance de l’individu à l’égard de nombreuses formes de pression étatique a été garantie ; la majorité des gens bénéficie du bien-être, à un niveau que leurs pères et leurs grands-pères n’auraient même pas imaginé ; il est devenu possible d’élever les jeunes gens selon ces idéaux, de les préparer et de les appeler à l’épanouissement physique, au bonheur, au loisir, à la possession de biens matériels, l’argent, les loisirs, vers une liberté quasi illimitée dans le choix des plaisirs. Pourquoi devrions-nous renoncer à tout cela ? Au nom de quoi devrait-on risquer sa précieuse existence pour défendre le bien commun, et tout spécialement dans le cas douteux où la sécurité de la nation aurait à être défendue dans un pays lointain ?

Même la biologie nous enseigne qu’un haut degré de confort n’est pas bon pour l’organisme. Aujourd’hui, le confort de la vie de la société occidentale commence à ôter son masque pernicieux.

 

La vie juridique

La société occidentale s’est choisie l’organisation la plus appropriée à ses fins, une organisation que j’appellerais juridique. Les limites des droits de l’homme et de ce qui est bon sont fixées par un système de lois ; ces limites sont très lâches. Les hommes à l’Ouest ont acquis une habileté considérable pour utiliser, interpréter et manipuler la loi, bien que paradoxalement les lois tendent à devenir bien trop compliquées à comprendre pour une personne moyenne sans l’aide d’un expert. Tout conflit est résolu par le recours à la lettre de la loi, qui est considérée comme le fin mot de tout. Si quelqu’un se place du point de vue légal, plus rien ne peut lui être opposé ; nul ne lui rappellera que cela pourrait n’en être pas moins illégitime. Impensable de parler de contrainte ou de renonciation à ces droits, ni de demander de sacrifice ou de geste désintéressé : cela paraîtrait absurde. On n’entend pour ainsi dire jamais parler de retenue volontaire : chacun lutte pour étendre ses droits jusqu’aux extrêmes limites des cadres légaux. (Une compagnie pétrolière est juridiquement irréprochable lorsqu’elle achète le brevet d’invention d’un nouveau type d’énergie afin d’en empêcher l’utilisation. Un fabricant de produits alimentaires est légalement irréprochable lorsqu’il empoisonne ses produits pour les faire durer plus longtemps : après tout, les gens sont libres de ne pas les acheter).

« Médiocrité spirituelle »

J’ai vécu toute ma vie sous un régime communiste, et je peux vous dire qu’une société sans référent légal objectif est particulièrement terrible. Mais une société basée sur la lettre de la loi, et n’allant pas plus loin, échoue à déployer à son avantage le large champ des possibilités humaines. La lettre de la loi est trop froide et formelle pour avoir une influence bénéfique sur la société. Quand la vie est tout entière tissée de relations légalistes, il s’en dégage une atmosphère de médiocrité morale qui paralyse les élans les plus nobles de l’homme.

Et il sera tout simplement impossible de relever les défis de notre siècle menaçant armés des seules béquilles juridiques.
 

Au bord de la Pinéga, dans le nord de la Russie (été 1969). « Par bonheur, notre maison nous l’avons encore, l’histoire nous l’a préservée, c’est une maison vaste et non souillée : le Nord-Est russe. »

Le sens de la liberté

Aujourd’hui la société occidentale nous révèle qu’il règne une inégalité entre la liberté d’accomplir de bonnes actions et la liberté d’en accomplir de mauvaises. Un homme d’État qui veut accomplir quelque chose d’éminemment constructif pour son pays doit agir avec beaucoup de précautions, avec timidité pourrait-on dire. Des milliers de critiques hâtives et irresponsables le heurtent de plein fouet à chaque instant. Il se trouve constamment exposé aux traits du Parlement, de la presse. Il doit justifier pas à pas ses décisions, comme étant bien fondées, et absolument sans défauts. Et un homme exceptionnel, de grande valeur, qui aurait en tête des projets inhabituels et inattendus, n’a aucune chance de s’imposer : d’emblée on lui tendra mille pièges. C’est ainsi que sous prétexte de contrôle démocratique on assure le triomphe de la médiocrité.

Il est aisé en tout lieu de saper le pouvoir administratif, et il a en fait été considérablement amoindri dans tous les pays occidentaux. La défense des droits individuels a pris de telles proportions que la société en tant que telle est désormais sans défense contre les initiatives de quelques-uns. Il est temps, à l’Occident, de défendre non pas les droits de l’homme que ses devoirs.

D’un autre côté, une liberté destructrice et irresponsable s’est vue accorder un espace sans limites. Il s’avère que la société n’a plus que des défenses infimes à opposer à l’abîme de la décadence humaine, par exemple en ce qui concerne le mauvais usage de la liberté en matière de violence morale faites aux enfants, par des films tout pleins de pornographie, de crime ou de satanisme. On considère que tout cela fait partie de la liberté, et peut être contrebalancé, en théorie, par le droit qu’ont ces mêmes enfants de ne pas regarder et de refuser ces spectacles. L’organisation légaliste de la vie a prouvé ainsi son incapacité à se défendre contre la corrosion du mal.

Et que dire des sombres domaines de la criminalité ouverte ? Les limites légales (en particulier aux États-Unis) sont suffisamment larges pour encourager non seulement la liberté individuelle, mais aussi certains abus de cette liberté. Le coupable peut rester impuni ou bénéficier d’une clémence imméritée, tout cela avec le soutien de milliers de défenseurs dans la société. Lorsqu’un gouvernement entreprend sérieusement d’éradiquer le terrorisme, l’opinion publique l’accuse immédiatement de violer les droits civils des terroristes. Ces cas sont assez nombreux.

L’évolution s’est faite progressivement, mais il semble qu’elle ait eu pour point de départ la bienveillante conception humaniste selon laquelle l’homme, maître du monde, ne porte en lui aucun germe de mal, et tout ce que notre existence offre de vicié est simplement le fruit de systèmes sociaux erronés qu’il importe d’amender. Et pourtant, il est bien étrange de voir que le crime n’a pas disparu en Occident, alors même que les meilleures conditions de vie sociale semblent avoir été atteintes. Le crime est même bien plus présent que dans la société soviétique, misérable et sans loi. (Il y a une multitude de prisonniers dans nos camps qui sont qualifiés de criminels, mais la plupart d’entre eux n’ont jamais commis de crime ; ils ont simplement essayé de se défendre contre un État de non-droit en recourant à des moyens en dehors du cadre légal).

 

Juillet 1969, dans le Grand Nord russe, devant l’église de Saint-Arthème-le-juste.
« Le christianisme naissant n’eut pas la partie plus facile; il a pourtant tenu ferme et réussi à s’épanouir. Et il nous a montré le chemin : le SACRIFICE ! »

 


Sources

A World Split Apart – Solzhenitsyn’s Commencement Address [EN], Harvard University, June 8, 1978 / The Aleksandr Solzhenitsyn Center
Version vidéo [RU+EN] : Harvard Address

Le déclin du courage. Extraits du discours prononcé par Alexandre Soljénitsyne, prix Nobel de littérature (1970) à Harvard le 8 juin 1978. Perspective Monde, Université de Sherbrooke, Québec, Canada

Alexandre Soljénitsyne, Le déclin du courage¸ Discours de Harvard, juin 1978, Traduit du russe par Geneviève et José Johannet, Paris, Les belles lettres/ Fayard, 2014.
Version audio/vidéo : Alexandre Soljenitsyne – Le Déclin du Courage – Discours d’Harvard 1978

Adaptation de Grégoire Lopoukhine. Version vidéo

Adaptation : hesychia.eu

Illustrations issues de la biographie : Georges Nivat, Soljenitsyne. Paris: Les Éditions du Seuil, 1980. Collection: Écrivains de toujours, no 104

 


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