La médiocrité des masses pieuses n’est pas à base de faiblesse ou de douceur. Le bon Jeune homme, le bon Monsieur, la bonne Dame de l’Épuration majorquine ne ressemblaient pas plus à la bonne Dame de la République cléricale de M. Gil Robles que le message pontifical aux catholiques mexicains à la lettre de l’Épiscopat espagnol.
Il y a quelques années, M. L. Blum, assailli dans sa voiture, recevait un coup de canne sur le nez qui brisait son lorgnon. Dieu ! Dès le lendemain, toute la presse pieuse, de « la Croix » aux « Études », flétrissait au nom de l’Évangile, ce coup de force abject. L’Église repoussait la force. L’Eglise refusait toute complicité, même morale, avec ces bandits, ces brutes, les dénonçait au mépris des gens de bien. N’est-ce pas, révérend Père du Passage ? dont le nom m’apparaît symbolique, car vous passez d’une opinion à son contraire aussi élégamment qu’un cheval bien mis d’une diagonale à l’autre.
Hé bien, le bon Jeune homme, le bon Monsieur, la bonne Dame me sont tout à coup apparus non comme les innocentes épaves que l’opportunisme clérical entraîne dans son flux et reflux, mais comme cet opportunisme lui-même, tour à tour timide ou brutal, niais ou féroce. Ils manquaient évidemment de force, ce don de l’Esprit ne semblait guère leur avoir été départi le jour de leur Confirmation. Mais ils étaient parfaitement capables de mettre la violence au service de leur médiocrité, voilà ce qui m’allait à l’âme. Je découvrais qu’on peut avoir été élevé dans l’horreur de Marat ou de Robespierre, des tribunaux de 1793, des massacres de Septembre, de la Loi des Suspects, des colonnes infernales parcourant la Vendée fumante, pleurer sur la mort des Otages, sur le bombardement de Saint-Gervais et se féliciter des mêmes crimes dès qu’on s’en trouvait les bénéficiaires et non plus les victimes.
Le Crime mis au service d’une certaine médiocrité, voilà l’épreuve que je me permets de redouter pour l’Église. Je dis le crime et non la violence, car je n’ai jamais condamné la violence, je ne suis pas une de ces femelles démocrates qui mettent dans le même sac la violence et le crime parce qu’elles ont placé trop bas, plus bas que le cœur l’organe des émotions sensibles. On m’avait appris à redouter le crime au service du Mal et je le voyais au service du seul ordre que je puisse à la fois reconnaître et aimer. J’espère bien que vous n’en êtes tout de même pas à confondre le sac de Jérusalem dans l’exaltation de la victoire et le sadisme administratif et policier de Fouquier-Tinville ou du soi-disant comte Rossi ? Plût à Dieu que la cruauté de ces larves majorquines me fût alors apparue comme la manifestation d’un tempérament excessif ! Mais ces larves sanglantes restaient froides et molles jusque dans le rut de la vengeance et de la haine. Elles tuaient ou faisaient tuer sans risque, sans risque en ce monde ou dans l’autre, sales bêtes, bêtes puantes, avec l’autorisation de leur confesseur et les mêmes grimaces dont elles suivaient jadis, chaque soir, le rangement du tiroir-caisse. Car c’est là le point, c’est là le nœud du débat. Le bon Jeune homme, le bon Monsieur, la bonne Dame peuvent bien passer pour des chrétiens de petit tempérament, de petite santé, dont les tristes nécessités justifient vos petits livres, votre petite musique, vos petites dévotions, bref ce régime rafraîchissant, adoucissant dont les spécialistes préparent soigneusement le menu. On oublie seulement que ces petites bêtes du bon Dieu, ces moutons frisés que nous voyons ici, à l’office, le col ceint de rubans rouges ou bleus, sont à la ville des avoués ou des huissiers très experts, des commerçants plus âpres que le coing vert, de très acides procureurs. Éperdument dociles aux consignes ecclésiastiques touchant la politique extérieure ou intérieure, fussent-elles transmises par la chaisière — que leur en coûte-t-il, puisqu’ils n’ont pas d’opinion sur la matière ? — ils redeviennent eux-mêmes dès qu’il s’agit de leurs carrières ou de leurs sous. Lorsque je n’étais qu’enfant, tel pieux paysan de mon village qui s’étonnait que je me fusse battu aux Inventaires — qui frappe du bâton périra du bâton — trouvait tout naturel de guetter, la nuit, son fusil chargé de plomb n° 3 à la main, l’inconnu qui lui volait ses poules. Je n’ai compris qu’à Majorque l’importance de ce petit fait. C’est comme ça, voyez-vous, mes bons Pères, on ne se méfie pas… Je savais parfaitement que le Monsieur qui sort sa langue par le coin de sa bouche, multiplie les signes de croix convulsifs devant quelque statue multicolore et dès qu’il se sent observé pique un fard, rentre la langue, fait gravement le geste de chercher sa montre dans le gousset, n’était pas capable de servir dans une vraie Croisade, avec Saint Louis. Mais j’ignorais qu’il pût si ardemment faire les frais d’une fausse. J’ignorais que sous les cendres, le feu des guerres de religion couvait encore et qu’il suffirait pour l’embraser d’une conjonction explosive de l’avarice et de la peur.
Le R. P. du Passage parle élégamment de mon cauchemar à Majorque. Charmant euphémisme ! Si les singes rouges massacrent à Barcelone, c’est un fait. Si les singes blancs tuent à Palma, c’est un cauchemar.
Lorsqu’une torpille tombe dans la rue, fait sauter jusqu’à l’appui de sa fenêtre le cadavre éventré d’un gosse, le singulier gentilhomme des Études observe d’abord le Ciel, non pour y invoquer le bon Dieu, mais pour tâcher de reconnaître si l’avion est bien pensant. Dans ce dernier cas, il cache précipitamment les petits boyaux dans sa cheminée afin de ne pas compromettre la Croisade des Bons Monsieurs.
Georges Bernanos, Nous autres, français, Gallimard, Paris, 1939, p.216-220
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