L’immense succès rencontré par La 25e Heure, roman qui se range parmi les dystopies majeures du vingtième siècle, aux côtés du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley, du Procès de Franz Kafka ou de 1984 de George Orwell, dont on mesure mal l’ampleur, quelque soixante ans après sa publication, en ferait presque oublier le reste de l’œuvre de C. Virgil Gheorghiu (1916-1992) et, en particulier, ce qu’il conviendrait d’appeler sa profonde « roumanitude ».
Certes, lohann Moritz, le personnage central du livre qui rendit mondialement célèbre ce jeune exilé roumain d’une trentaine d’années à peine arrivé clandestinement en France, est un simple paysan moldave, avatar vraisemblable de l’un des paroissiens de son père, Constantin Gheorghiu, prêtre de Rasboeni puis de Petricani, sur le rebord occidental de la Moldavie, dans le district de Piatra Neamț adossé aux Carpates. Certes, Gheorghiu se présentait lui-même, dans ses Mémoires, comme le « Poète du Christ et de la Roumanie ». Certes enfin, pour répondre à un éditeur de Heidelberg alors qu’il suivait des études de théologie dans la grande ville universitaire juste après sa libération des camps américains en 1947, il compila et rédigea un recueil de Contes roumains. Mais jusqu’à présent, la Roumanie ne constituait qu’une sorte de décor, d’arrière-fond à des intrigues politico-policières eschatologiques qui placent Gheorghiu à mi-chemin entre Vladimir Volkoff et Graham Greene.
Le « mal du pays » va se faire sentir de façon poignante dans la période la plus douloureuse de son exil en France. Tout auréolé du succès foudroyant de La 25e Heure dont Camus fut l’un des premiers à mesurer la portée, Gheorghiu publie en 1952 La Seconde Chance, roman dont la force évocatrice n’a rien à envier à La 25e Heure et qui eût dû, s’il avait été jugé selon des critères strictement littéraires, consacrer les qualités d’écrivain de son auteur. Mais c’est dans ce contexte, pourtant des plus propices, qu’éclate, avec une rare virulence, ce qu’on appelle « l’affaire Gheorghiu ». Acteurs partisans et arguments controuvés sont les mêmes que ceux, quelques années plus tard, de l’affaire Kravchenko – dont Nina Berberova, alors chroniqueuse judiciaire, a fait sous ce titre un compte rendu d’autant plus accablant qu’il est factuel et impartial – qui n’hésitèrent pas à remettre en cause l’intégrité morale et intellectuelle de Margarete Buber-Neumann.
En lui apportant la gloire, La 25e Heure lui a valu aussi de solides et durables amitiés. Ses adversaires l’accusent d’avoir travesti une autobiographie qu’ils s’emploient dès lors à mettre en pièces et une véritable cabale est lancée contre lui. On s’avise qu’il a écrit Ard Malurile Nistrului, récit de guerre dans lequel il fait l’apologie des soldats allemands qu’il a rencontrés et dénonce avec violence les atrocités commises par les bolcheviks, dont certains sont d’origine juive et qui, par leur appartenance au parti communiste, se sont éloignés des vraies aspirations du peuple élu. On monte en épingle certaines citations de ce reportage. On l’accuse d’antisémitisme, bien que sa propre femme soit d’origine juive. Plusieurs autorités juives signent le 30 décembre 1953 une lettre au nom de l’Alliance des journalistes et publicistes roumains en exil et affirment que « les calomniateurs de M. Gheorghiu ne sont pas des gens qui veulent défendre un idéal démocratique et humanitaire, mais qui, au contraire, se trouvent dans les rangs de ceux qui ont toujours milité contre cet idéal et contre le peuple juif ». Mais rien n’y fait. Le tort paraît irréparable et malgré la mauvaise foi évidente de ses accusateurs, Virgil Gheorghiu devient un écrivain au passé très controversé. Gabriel Marcel retire avec fracas sa préface à La 25e Heure, accusant l’auteur d’imposture.
Las ! L’anathème est jeté sur Gheorghiu et cet opprobre aura la vie dure et tenace puisque la plupart des articles nécrologiques le relaieront sans curiosité ni imagination, présentant Gheorghiu au mieux comme un personnage ambigu, au pire sulfureux.
Pour Gheorghiu, cette épreuve – qui est celle de la liberté, pour paraphraser le titre du second volume de ses mémoires, paru trois ans après sa mort – est une véritable descente aux enfers, qu’il décrira dans l’un de ses romans les plus bouleversants, L’homme qui voyagea seul (1954). La robuste amitié d’un compatriote, un médecin installé à Paris qui a pour patients Cioran ou Ionesco, va l’en tirer. Ses exhortations produisent un effet cathartique. En quinze ans, Gheorghiu va publier pas moins de dix-sept ouvrages !
À commencer par un récit, Le peuple des immortels (1955), dans lequel il rompt avec la veine romanesque et, surtout, avec l’histoire contemporaine, pour remonter aux racines de ses origines. Car ces immortels sont les Daces, les ancêtres des Roumains dont Homère affirmait qu’ils étaient les hommes les plus justes du monde et dont Hérodote disait : « Ils se croient immortels et pensent que ni eux ni leurs plus lointains descendants ne mourront. » Gheorghiu y célèbre Zamolxis, figure mystique mi-historique mi-mythique de ces Daces qui « luttaient pendant toute leur existence terrestre […] pour ne pas perdre l’éternité » 1, auquel le grand historien des religions, Mircea Eliade, compatriote de Gheorghiu exilé comme lui, consacrera un ouvrage. C’est aussi en Dacie que sera exilé Ovide, qui y composera ses Tristia, épisode qui inspirera un autre chef-d’œuvre de la littérature roumaine en exil, Dieu est né en exil de Vintilă Horia. Traité par un autre auteur, ce livre eût sans doute paru austère – Cioran avait d’ailleurs déconseillé à Gheorghiu de s’atteler à un tel sujet – mais sous la plume de ce dernier, comme l’écrit son biographe, Amaury d’Esneval, « cette recherche érudite est animée par un souffle littéraire » 2.
Surtout, Le peuple des immortels se présente comme les prémices d’un cycle romanesque, une tétralogie roumaine, constituée par La maison de Petrodava (1961), Les immortels d’Agapia (1964), Le meurtre de Kyralessa (1966) et La Condottiera (1967). Chacun de ces livres a pour topoï le village roumain et, que celui-ci s’appelle Petrodava, Agapia, Kyralessa ou Vracian, il est toujours un avatar du village natal de l’auteur. Toutefois, le premier volume écrit en roumain – alors qu’après son ordination comme prêtre en l’église orthodoxe roumaine de Paris en mai 1963, Gheorghiu rédigera désormais ses livres directement en français – se différencie des trois autres en ce que sa trame ne s’articule pas autour d’un meurtre mystérieux.
C’est indéniablement le roman le plus roumain de Gheorghiu, qui s’inscrit là dans la lignée de Ion le Roumain de Liviu Rebreanu, de L’auberge d’Ancoutza de Mihail Sadoveanu et des Récits d’Adrien Zograffi de Panaït Istrati. Paru initialement en France sous le titre de La maison de Petrodava en 1961, depuis longtemps introuvable, il est aujourd’hui réédité sous le titre Les noirs chevaux des Carpates. Cette rhapsodie roumaine puise autant dans la mythologie locale que dans des faits réels pour former, selon les propres termes de l’auteur, « une chronique du monde d’où je viens ».
En effet, Petrodava est le nom ancien, daco-gète, de Piatra Neamț, district natal de Gheorghiu. Et il est manifeste que, sous l’apparence d’un roman de vengeance, Les noirs chevaux des Carpates exprime la nostalgie d’un exilé pour sa province natale, comme l’avait déjà confié Gheorghiu dans Le peuple des immortels: « Séparé de mon peuple par l’exil, je le cherche sans discontinuer. » Ainsi, quand Stela est invitée par sa belle- mère à vivre auprès d’elle à Lausanne, où elle brille par sa beauté et son intelligence dans la grande société, elle ne cède pas pour autant à ce que Stefan Zweig a appelé l’ivresse de la métamorphose. Malgré le luxe qui l’entoure, elle est malheureuse parce qu’elle se sent déracinée. Il faut lire dans son périple le propre destin de Gheorghiu.
Mais l’originalité du livre est d’être porté par des héroïnes, dans la plus pure tradition homérique, véritables amazones des Carpates, pour paraphraser le titre de l’un de ses livres. Car d’ordinaire, le personnage privilégié du folklore roumain est le haïdouk, bandit justicier d’un peuple pauvre et exploité, qui incarne la justice, la vérité, le courage et l’humanisme. On en trouvera bien un dans l’œuvre de Gheorghiu, sous les traits de Bogomil, le héros du Meurtre de Kyralessa. Mais dans le présent volume, il n’est qu’un personnage secondaire, Pantelimon Haïdouk, le fidèle serviteur de Domnitza Roxana et Domnitza Stela Roca. Cette mère et sa fille sont des héroïnes passionnées, orgueilleuses et inflexibles, habitées de la même intransigeance et gardiennes d’une même pureté farouchement préservée. Quel homme pourrait être digne de ces natures entières et altières, et suffisamment fort pour ne pas démériter de cet absolu qui les hante, incarné par leurs chevaux? À la différence de la plupart des romans de Gheorghiu, et bien que la violence commande toujours cet univers, ces deux femmes ne sont plus le jouet de leur destin.
Comme toujours dans les livres de Gheorghiu, les noms des personnes ont un sens. Ce patronyme, Roca, le rocher, renvoie à une légende locale. Il existe en effet, non loin du village natal de l’auteur, un très beau rocher qui domine les autres, appelé Dacia ou Dokia, au pied duquel, les jeunes gens des deux sexes venaient le dimanche déposer des bouquets de fleurs, danser et chanter.
Entre la pierre foudroyée
Et le pied de l’ermite
Il y a un rocher
Qui fut autrefois fille d’un grand roi.
Selon une légende, après la défaite et la mort de Dacia, le premier roi des immortels, la princesse, sa fille, se réfugia dans les montagnes avec ses suivantes. Sur le point d’être capturées par les soldats de Trajan lancés à leurs trousses, elles se transformèrent en rochers, échappant ainsi à l’esclavage et préservant leur liberté.
Pour Roxana et Stela, Gheorghiu n’a pas eu à chercher loin pour leur donner corps, puisqu’il leur a prêté les traits de sa grand-mére et d’une tante paternelles. Son aïeule, la Presbytera Elena Gheorghiu de Vale Seca, était, de fait, une femme possédant une grande force de caractère. Restée veuve assez jeune, elle vint avec son attelage récupérer son fils, Constantin – le père de l’écrivain – âgé de dix-huit ans, dès la fin de ses études à Iași, pour le conduire aussitôt dans la famille d’un de ses collègues de séminaire, afin qu’il se marie avec l’une de ses sœurs, Marie Skobay. Nous étions en 1914, et le jeune Constantin échappait ainsi à un appel sous les drapeaux qui l’eût immanquablement conduit sur le front.
Quant à l’épisode de la rencontre des deux jeunes mariés, Stela Roca et le prince russe Igor Illiyuskin, avec les soldats bolcheviks dans les tout premiers jours de la révolution d’Octobre – seul télescopage de la grande et de la petite histoire dans l’intrigue -, pour romanesque qu’elle puisse paraître, elle est pourtant parfaitement authentique. Un quart de siècle après la parution de ce roman, Gheorghiu racontera, avec force détails, dans ses Mémoires cette histoire vécue par Iliana, la sœur de son père, qui avait épousé, en mars 1918, dans des conditions toutes similaires, le prince et colonel russe Igor K… :
« Le lendemain, vers le soir, un carrosse entouré d’une forte escorte militaire arrive à Vale Seca. Il s’arrête devant le presbytère. La princesse Iliana descend du carrosse. Elle dit à sa mère :
– À Ungheni, au passage de la rivière Pruth, le train du commandement militaire russe en Roumanie a été attaqué par les soviets. Les soldats russes qui étaient dans le train se sont mutinés. Le prince Igor a été tué. La plupart des officiers qui étaient dans le train ont été fusillés comme lui: par-derrière. Par leurs propres soldats. Voilà. Je n’ai pas voulu continuer le voyage. Us ont insisté pour que je parte avec eux. Je suis restée à Ungheni, jusqu’à ce que le train reparte. En emportant mon mari mort. Vers la Russie. On m’a donné la bague de mariage d’Igor. Ensuite, les militaires m’ont ramenée à la maison. C’est tout. J’ai été princesse et mariée pendant quelques heures. » 3
Mais si cette « anecdote familiale » qui constitue l’élément central du livre et sans doute le point de départ de sa composition s’inscrit dans un contexte socio-politique dans les Mémoires, ce dernier est absent dans Les noirs chevaux des Carpates. C’est que le propos est tout autre. Gheorghiu entend, une fois n’est pas coutume, délaisser le terrain de la condition humaine pour offrir au lecteur une tragédie féerique. Il faut lire ce livre comme un hymne farouche à la liberté, dont amazones et chevaux sont les symboles intemporels.
C. Virgil Gheorghiu, Les noirs chevaux des Carpates (La Maison de Petrodava), Roman traduit du roumain par Livia Lamoure, Préface de Thierry Gillybœuf, éditions du Rocher, Paris, 2008, pp. 9-16
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