Chrysostome, Orthodoxie

Saint Jean Chrysostome – la fin d’une vie dédiée à Dieu / La persécution et l’exil I

27 décembre 2020

Dernière tentative des évêques dévoués à Jean

 

On était arrivé au grand samedi, veille de Pâques. Les quarante prélats dévoués à Jean voulurent tenter un dernier effort. Ils se présentèrent à l’empereur, au moment où en compagnie de l’impératrice il visitait un des oratoires consacrés à la mémoire des martyrs. Les larmes aux yeux, ils le supplièrent d’avoir pitié de l’Église, de lui rendre un pasteur vénéré, de ne pas convertir en deuil public la plus belle solennité, surtout de ne pas retarder le bonheur de tant de catéchumènes impatients de recevoir le baptême après une longue préparation. On eut l’air de ne pas les entendre. Alors l’un d’entre eux, Paul de Cratia, éleva la voix, et dit avec force : Eudoxie, crains Dieu ; songe à tes enfants, et garde-toi de violer par l’effusion du sang la sainteté de ce grand jour.

Rien n’ébranla l’auguste furie altérée de vengeance. Les évêques se retirèrent consternés ; leur pressentiment ne les trompait pas.

En effet, le peuple, qui se sentait outragé dans la personne de son saint protecteur, mais que les prières de celui-ci, ses recommandations réitérées et le respect de la fête empêchaient d’éclater, s’abstint de paraître à Sainte — Sophie, où la faction étalait dans le vide la joie sacrilège de son triomphe. D’autre part, les prêtres fidèles avaient convoqué les candidats au baptême dans les thermes de Constance, préalablement disposés pour la synaxe de la nuit, et la foule s’y précipita. Jamais l’assemblée chrétienne n’avait été si nombreuse ni si fervente ; on y comptait trois mille catéchumènes dans un recueillement solennel. Le chant des psaumes, la lecture des saints livres, les prières touchantes de la liturgie, l’oblation de l’hostie divine, les symboliques cérémonies du sacrement de la régénération, les grands souvenirs rappelés par cette auguste nuit consolaient les âmes attristées de l’absence du pasteur. Mais les chefs de la cabale craignirent que l’empereur, qui devait se rendre à l’église, la trouvant déserte, ne vit dans celle solitude inattendue une protestation du peuple contre les actes qui frappaient son évêque, un témoignage non équivoque de sa vive affection pour celui qu’ils avaient représenté comme haï par la ville entière. Ils s’adressent donc au maître des offices, et lui demandent des troupes pour disperser une réunion séditieuse. Celui-ci ayant observé que l’emploi de la force au milieu des ténèbres et dans une foule compacte ne pouvait aboutir qu’à d’affreux désordres, Acace insista. L’empereur, dit-il, doit venir à l’église, et s’il la trouve vide, il en sera blessé ; épargnons-lui cette douleur. Anthémius céda à regret, et donna quatre cents scutaires de la garde, commandés par un officier païen nommé Lucius, mais avec l’ordre formel de s’abstenir de toute violence. Lucius se présente au peuple et veut le décider à quitter les thermes pour se rendre à Sainte-Sophie ; il n’est pas écouté, et revient rendre compte à Acace de la multitude et de la résistance qu’il a trouvées. On fit briller l’or et les promesses, et guidé, encouragé par quelques clercs vendus à la ligue, le chef des scutaires se porte de nouveau sur la pieuse assemblée, résolu celle fois à employer la force si l’on ne cède à la persuasion.

 

Désordres et malheurs de la nuit et du jour de Pâques

On était à la seconde veille de la nuit. Les catéchumènes, rangés autour de la piscine à côté des diacres et des diaconesses, attendaient le moment de la régénération, et, suivant l’usage des temps, se déshabillaient pour descendre dans le bain sacré, quand tout à coup, les satellites de Lucius tombent, l’épée au poing, avec d’horribles vociférations, sur cette multitude sans défense, frappent à tort et à travers, renversent, foulent aux pieds vieillards, prêtres, enfants. Le sang coule et rougit l’eau baptismale ; le saint chrême est jeté à terre ; les divins mystères sont profanés ; les femmes s’enfuient demi-nues ; les vierges du Seigneur, les vêlements en lambeaux, échappent à peine à l’insolence des soldats. Emportée par l’ivresse du désordre et de son lâche succès, la horde brutale pourchasse les fugitifs de rue en rue à coups de bâton, et, se précipitant avec la même fureur sur les diverses églises de la cité, disperse les fidèles, insulte les autels, pille les vases sacrés, jette partout la consternation et l’épouvante. C’étaient le désordre et l’horreur d’une ville prise d’assaut ; la nuit enveloppa dans ses ombres des saturnales sanglantes d’impiété.

Le jour de Pâques se leva triste et morne sur la ville en deuil. Tous les temples du Christ étaient fermés ; Sainte-Sophie seule fut ouverte et resta vide. Les fidèles, irrités plutôt qu’abattus, furent convoqués et se réunirent pour célébrer la grande fêle dans les champs, au Pempton, vaste polygone que Constantin avait fait terrasser et clore de palissades, comme un cirque, pour les manœuvres de la cavalerie. Des évêques, des citoyens du premier rang, des femmes de haute naissance se mêlaient au peuple. À part les blessés, les malades et les salariés de la cour, toute la cité catholique était là. Le concours, l’émotion de la nuit, les enseignements du jour, le sentiment de la situation présent à tous les cœurs donnaient à cette réunion une solennité touchante. L’idée du martyre planait visiblement sur cette scène. Autour d’un autel improvisé, trois mille néophytes, vêtus de blanc, célébraient leur naissance spirituelle avec cette joie douce et triste des confesseurs de la foi, dans les cirques ou dans les prisons, vis-à-vis d’un trépas glorieux. Un beau soleil d’avril faisait resplendir leurs robes sans tache : c’était le soleil du Thabor dans une brume de sang.

En ce moment l’empereur passait à cheval à la tête de son escorte. La masse, la blancheur ayant attiré de loin son regard : — Ce sont les hérétiques, s’écrièrent les courtisans, — c’est ainsi que l’on désignait à la cour les vrais fidèles, — et aussitôt de courir sus à la multitude recueillie et prosternée. Ce fut un spectacle douloureux et sublime ; car, dans celle foule compacte, électrique, où la foudre pouvait s’allumer soudainement au seul contact des hommes entre eux, il n’y eut pas un cri, pas une menace : elle s’écoulait à pas lents, calme et digne. Mais cette attitude si noble, cette haute protestation du silence, qui devait faire réfléchir Arcadius, irrita cette âme faible et vaine. On se jeta sur les femmes, on leur arracha les voiles, les manteaux, les bijoux, les oreilles mêmes avec les boucles d’oreilles ; quelques-unes durent prendre les vêlements de leurs esclaves pour fuir avec moins de péril. Le fils de Théodose contemplait d’un air hébété ces scènes de sauvages. On saisit en sa présence, on garrotta comme des malfaiteurs des magistrats, des prêtres, des pontifes. Les prisons furent remplies de serviteurs de Dieu le jour où les empereurs chrétiens avaient l’habitude de les ouvrir même aux criminels. Les captifs chantaient l’alléluia et célébraient les saints mystères dans les cachots. Chassés d’un lieu, les fidèles se réunissaient dans un autre, et les réunions entravées devenaient plus nombreuses. Un calme admirable répondait aux provocations de la cour.

 

Jean commande la résignation

Ce n’est pas qu’il n’y eût chez ce peuple ainsi outragé dans sa conscience et sa dignité un ressentiment profond et redoutable qui pouvait faire explosion d’un moment à l’autre. Même dans ce temps d’affaissement et de lâcheté, dans cette ville façonnée de longue main à la servitude, ces scandales, ces orgies d’un pouvoir en démence, qui ne savait plus qu’insulter ce qu’il devait protéger, auraient reçu un châtiment immédiat et terrible, si Jean, la main sur le cratère, n’eût contenu les bouillonnements de la lave, subjugué toutes les colères sous l’autorité de sa parole et de sa vertu. Du fond de sa demeure changée en prison, il ne cessait de recommander la patience comme la preuve assurée du dévouement qu’on lui portait et l’éclatante justification de son ministère et de sa doctrine. Certes, il eut de la peine à faire partager, à faire comprendre sa mansuétude à cette multitude poussée à bout, qui recevait d’en-haut l’exemple de toutes les violences. Mais son seul nom exerçait un empire absolu. Maître de la situation, il pouvait déchaîner la tempête, engloutir la cour : il ne songea qu’à la sauver. Cinquante mille hommes, brûlant de venger l’affront de leurs femmes et de leurs enfants, de venger leur honneur, n’attendaient qu’un mot de sa bouche. Sa bouche commanda la paix.

 

Tentatives d’assassinat sur sa personne

Cependant il faillit plusieurs fois être assassiné. Un misérable jouant le démoniaque s’introduisit dans sa chambre un poignard à la main. Arrêté au moment de consommer le crime et livré aux magistrats, il fut relaxé sur la demande de Jean. Quelques jours après, le domestique du prêtre Elpidius, ennemi déclaré de Sérapion et de son noble protecteur, fait ir­ruption dans la demeure du pontife : on lui demande ce qu’il veut, il répond par un coup de stylet. On accourt, on se jette sur lui ; il perce de son fer acéré trois ou quatre de ceux qui l’approchent ; l’un d’eux tombe mort à ses pieds ; on ne parvient à le désarmer et à le lier qu’à grand-peine. Il portait sur lui trois poi­gnards et cinquante pièces d’or qu’il avait re­çues pour tuer l’évêque. Le préfet se contenta d’arracher ce misérable aux mains de la foule, et le mit en liberté. De ce jour, le peuple fit la garde autour de la maison épiscopale. Cette con­stance, cet infatigable dévouement désespéraient la cour, qui pour les vaincre ne recula de­vant aucune violence. Elle afficha des édits terribles, employa les amendes, la prison, les tortures même. Des hommes considérables fu­rent chassés de la ville. Le despotisme et la haine s’en donnaient à cœur-joie : Julien n’au­rait pas mieux fait que l’austère Acace et ses dévots amis.

 

Appel au pape

Dans cette grave situation, Jean se souvint de Paul, son prédécesseur de sainte mémoire, et, comme lui, sous le coup d’une sentence ini­que, en butte aux colères d’un gouvernement insensé et d’ennemis sans honneur. Il tourna ses regards avec assurance vers cette grande Église, la mère, la nourrice, la maîtresse des autres, l’école des Apôtres, la métropole de la piété, avec laquelle il est nécessaire que toute église s’accorde, la chaire unique, source de l’unité, racine et moule de l’Église catholique, faîte de l’épiscopat, d’où part le rayon du gou­vernement et se répand le droit sacré de la communion, où sont les fondements de l’ortho­doxie, où s’assied l’évêque des évêques, celui à qui le Seigneur a donné le suprême pouvoir de paître son troupeau et le soin de tous les pasteurs, duquel on peut affirmer que là où est Pierre là est l’Église.

 

Primauté du Saint-Siège, fondement nécessaire de la liberté de l’Église et de la dignité du Sacerdoce

Quoi qu’on ait pu dire, alors comme aujour­d’hui, comme à l’aurore de l’Évangile, l’Église romaine était bien, dans l’esprit des pontifes autant que des peuples, le centre, le foyer, le pôle du Catholicisme, la haute gardienne des doctrines, l’oracle infaillible de la vérité, le tri­bunal supérieur auquel étaient déférées en der­nier ressort toutes les grandes causes du monde chrétien, les causes majeures, l’incorruptible témoin de la foi, l’immortelle personnification de cette parole divine : Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église. Et quand le concile de Sardique, on se trouvaient près de trois cents prélats orthodoxes, établit, dans ses célèbres canons, pour les évêques condamnés le droit d’appel au Saint-Siège, pour le Saint-Siège le droit de réviser les procès des évêques et de juger souverainement, il ne fait que préciser et formuler dans la législation écrite la coutume antérieure de l’intervention des papes dans les causes épiscopales, le droit par eux toujours exercé et qui est le corollaire évident de l’éminente dignité de leur chaire, de la haute juridiction donnée par Jésus-Christ à saint Pierre et aux successeurs de saint Pierre sur tous les pasteurs et tous les fidèles de l’univers, d’où cette solennelle parole de Jules Ier : La loi qui régit la hiérarchie sacerdotale déclare nul tout ce qui est fait sans le consentement de l’évêque de Rome.

Ainsi pensait Cyprien, le grand martyr de Carthage, quand il écrivait au pape Étienne :

Envoie à nos coévêques des Gaules des lettres très-amples, pour qu’ils ne laissent plus insulter notre corps par l’orgueilleux et rebelle Marcien, l’ennemi de la piété divine et du salut de nos frères. Ordonne à la province et au peuple d’Arles de le déposer et de mettre un autre pasteur à sa place, afin que le troupeau du Christ, par lui ravagé et blessé, puisse être guéri et sauvé.

Ainsi pensaient les fidèles et le clergé d’Alexandrie et le pontife qui les gouvernait, quand ceux-là déféraient à Rome le livre de leur évêque pour quelques expressions qui étonnaient leur orthodoxie, et que celui-ci se battait d’adresser au chef vénéré de l’Église romaine l’explication de son langage et la justification de sa foi.

Ainsi pensait le grand pape Jules quand il ordonnait aux Eusébiens de se rendre à Rome, où d’autre part il appelait Athanase pour se défendre et être jugé, et qu’il écrivait aux prélats réunis à Antioche ces mémorables paroles :

Si celui que vous avez condamné eût été réellement coupable, il fallait procéder à son jugement selon la règle et non comme vous l’avez fait dans votre conciliabule… Pourquoi ne pas nous consulter, surtout dans une cause qui concerne l’Église d’Alexandrie ? Ignorez-vous que c’est l’usage de recourir à nous d’abord, et puis de décider conformément à la justice ?

Il agissait selon les prérogatives de son siège, dit Sozomène ; il se conformait au canon ecclésiastique, dit Théodoret ; le canon ecclésiastique, poursuit Socrate, ne permet de rien décréter dans les Églises sans le consentement de l’Église de Rome.

 En supposant, ajoute Jules, qu’il y eût des soupçons contre l’évêque d’Alexandrie, il fallait commencer par en donner avis à notre église. Et maintenant, ceux qui ne nous ont laissés prendre aucune part à ce qui a été fait, et qui ont agi d’après leur seule et arbitraire volonté, ceux-là nous demandent d’adopter leurs arrêts. Ce ne sont pas là les ordonnances de Paul, ce n’est point la tradition de nos pères : c’est une nouvelle forme de conduite. Moi, je vous déclare ce que j’ai appris du bienheureux apôtre Pierre, ce que tout le monde connaît .

Ainsi pensait Athanase, ainsi pensaient Paul de Constantinople, Asclépas de Gaza, Marcel Ancyre, Lucius d’Andrinople, et cette foule de prélats de Thrace, de Syrie, de Phénicie, de Palestine, lesquels opprimés, dépossédés de leurs sièges par les Ariens, venaient demander à Rome, non pas asile et compassion, mais justice et un arrêt souverain qui vengeât leur innocence et les rendît à leurs Églises

Saint Basile était animé de la même conviction, lorsqu’il proposait à l’illustre docteur d’Alexandrie, comme le plus sûr remède aux maux causés par le concile de Rimini, l’intervention de l’évêque de Rome.

 Il m’a paru très à propos de lui écrire, disait-il, afin qu’il examine ce qui se passe, et qu’usant de son autorité, il envoie des hommes doués d’un esprit conciliant, qui corrigent ceux qui sont détournés du droit chemin, prennent toutes les mesures nécessaires et soient revêtus de pleins pouvoirs pour mettre à néant ce qui a été fait à Rimini.

Du reste, cette haute prérogative du pontificat romain était déjà si éclatante dès les premiers siècles chrétiens, que les historiens du polythéisme eux-mêmes la proclament ; témoin Ammien Marcellin quand il raconte ce que fit l’empereur Constance pour décider le pape Libère à condamner saint Athanase ; car, dit-il, quoiqu’il vît sa haine satisfaite, il désirait ardemment faire confirmer la condamnation par l’autorité dont jouissent les pontifes de la ville éternelle.

La pensée de Jean était celle de saint Athanase et de saint Basile, et lui aussi il avait professé la haute juridiction de l’Église romaine. « Pourquoi, écrivait-il dans son livre du sacerdoce, pourquoi Jésus-Christ a-t-il versé son sang ? Pour acheter ses brebis qu’il a confiées à Pierre et aux successeurs de Pierre ». Lors donc qu’au milieu des épreuves qui l’accablent, il s’adresse au pontife éminent qui occupe la chaire de Rome, ce n’est pas seulement un cri de détresse qu’il fait entendre, c’est un appel qu’il relève d’un tribunal inférieur au tribunal suprême de l’évêque des évêques ; c’est la haute reconnaissance et la solennelle proclamation de cette primauté sous laquelle il se courbe avec un pieux respect, dans laquelle il fait consister la vigueur immortelle de l’Épiscopat et la liberté de l’Église. Soldat illustre, placé à l’avant-garde de l’armée sainte, dans cette grande et longue guerre du sacerdoce et de l’empire, de la dignité de la conscience et des usurpations de la force, son mot de ralliement, celui de tous les champions de la même cause, c’est Rome ; en tombant il le crie à ses ennemis, en mourant il le lègue à ses successeurs, et du jour où ceux-ci l’ont oublié, la pauvre Église de Constantinople, si petite et si fière sous Grégoire de Nazianze, si grande et si belle sous Jean Bouche d’or, n’a plus été qu’un chef d’eunuques à la cour dégradée du Bas-Empire ou une esclave vénale et méprisée au seuil d’un sérail. Lui, il a lutté pour elle, lutté de toute l’intrépidité de son âme, de toute la force de son talent et de sa vertu, pour maintenir l’indépendance du principe religieux et moral en présence du pouvoir temporel, avide et jaloux, toujours disposé à envahir et à opprimer ; et quand celui-ci, à l’aide des honteuses complicités qu’il a achetées ou que de viles passions lui ont ménagées dans le sanctuaire, est venu à bout de le désarmer de sa parole, de le précipiter de sa tribune, de l’arracher à l’autel, de le tenir captif et muet dans sa demeure, en attendant de l’envoyer languir et mourir dans un lointain exil, il s’adresse naturellement, sous l’inspiration de sa foi, à celui qu’il regarde comme la plus parfaite personnification du Sacerdoce et de l’Église, l’auguste et infaillible gardien de ses libertés et des droits de la conscience humaine, le chef visible de l’empire des âmes et du monde spirituel ; il le fait juge de ses travaux, juge de la situation, et il lui demande d’intervenir avec son autorité souveraine pour mettre un terme à l’oppression de l’Église et à tant de maux.

 

Le pape Innocent Ier

À mon seigneur le vénérable et très-saint évêque Innocent, Jean : salut dans le Seigneur.

Je ne doute pas que votre piété n’ait appris, avant l’arrivée de ces lettres, ce que l’iniquité a osé faire ici. L’audace de ses entreprises est telle, qu’il n’y a pas peut-être un coin du monde qui n’en ait entendu parler ; et le bruit de ces tragiques événements porté partout a excité partout la même douleur. Mais, comme il ne suffit pas de gémir et qu’il faut porter remède au mal, trouver un moyen d’apaiser cette grave tempête, nous avons cru nécessaire d’engager nos vénérables seigneurs et pieux évêques Démétrius, Pansophius, Pappus et Eugène, à quitter leurs Églises, à traverser les mers, à faire un long voyage pour courir près de vous et vous instruire de tout, afin que vous ne laissiez pas se prolonger plus longtemps un pareil état de choses. Nous leur avons adjoint les honorés et chers diacres Cyriaque et Paul, et nous-même nous allons raconter à votre charité, en peu de mots, ce qui s’est passé.

Et, en effet, il raconte sommairement les faits déjà connus du lecteur, les intrigues de Théophile, le brigandage du Chêne, son exil, son retour, ses vaines instances pour obtenir la convocation d’un concile et un jugement, les nouvelles trames ourdies par ses adversaires, leurs perfidies, les violences horribles qui viennent de profaner et d’ensanglanter le baptistère et l’autel, son enlèvement de l’église, sa captivité, les affronts, les mauvais traitements infligés aux prélats, aux prêtres dévoués à sa cause, l’oppression qui pèse sur tous les fidèles de Constantinople, et il continue ainsi :

 Ce qu’il y a de plus triste, c’est que tout cela n’est pas fini et ne finira pas encore. Le mal s’accroît tous les jours. Nous sommes devenus un objet de risée pour beaucoup, ou plutôt un objet de pitié ; car, en présence d’une méchanceté si inouïe, personne n’a envie de rire, et les plus pervers eux-mêmes nous plaignent. Qui pourrait dire le trouble jeté dans la plupart des Églises ? Le désordre ne s’est pas arrêté à la métropole ; il a gagné tout l’Orient. Le venin de la maladie s’est communiqué de la tète aux extrémités. Partout les clercs s’insurgent contre les évêques ; les évêques se séparent les uns des autres ; la division se met dans le peuple et gagne de plus en plus : c’est le bouleversement du monde, une effrayante menace de maux encore plus grands. Donc, vénérables et pieux seigneurs, une fois que vous serez instruits de tout, déployez le zèle et la force nécessaires pour réprimer l’iniquité. Car, si la coutume vient à s’établir que chaque prélat peut s’immiscer dans d’autres diocèses que le sien, même à de grandes distances, et chasser de sa propre autorité, tel de ses confrères qu’il voudra, sans donner à sa puissance d’autres bornes que son bon plaisir, tout périra ; une guerre sourde désolera l’univers, et l’on ne verra partout que des évêques occupés à chasser leurs frères ou chassés par eux. C’est pourquoi, afin qu’une telle anarchie, ne gagne pas tous les peuples, écris, je t’en conjure, que tout ce qui a été fait ici avec tant d’injustice par une partie en l’absence de l’autre, quand nous ne déclinions pas d’être jugé, est nul ; et, en effet, en soi ce ne peut être que nul. Que ceux qui ont trempé dans cette iniquité subissent les peines décernées par les lois de l’Église. Quant à nous, qui ne sommes ni convaincu, ni condamné, ni coupable, donnez — nous de jouir de vos lettres et de votre charité, et de conserver avec vous, comme avec tous les autres, les mêmes relations qu’autrefois. Si nos adversaires, après tout ce qu’ils ont fait, veulent nous imputer encore des crimes par eux forgés et pour lesquels ils nous ont injustement chassé, sans nous donner acte de l’accusation, sans nous faire connaître les accusateurs, qu’on nous assigne des juges intègres, nous comparaîtrons, nous plaiderons nous-même notre cause et nous nous montrerons innocent, comme nous le sommes en effet, de tout ce qu’ils nous imputent. De leur part, au contraire, il n’y a eu que violation de toutes les lois, mépris de toute hiérarchie. Que dis-je ? Il n’y a pas de tribunal païen, de tribunal barbare où l’on se permît de telles énormités. Chez les Scythes mêmes, chez les Sarmates, on n’a jamais vu un homme condamné sans être entendu, en son absence, quand il récuse, non pas ses juges, mais ses ennemis déclarés, quand il demande justice à grands cris, et qu’il est prêt à repousser les accusations et à démontrer son innocence à la face de l’univers. Donc, lorsque vous aurez appris de mes très-pieux seigneurs les évêques nos frères comment tout s’est passé, veuillez, nous vous en prions, nous porter l’aide qu’ils viennent implorer, et ainsi vous rendrez service non seulement à nous, mais à l’universalité des Églises, et vous mériterez la récompense de Dieu, qui fait tout pour la paix de son peuple. Porte-toi bien toujours et prie pour moi, seigneur révérendissime et très-saint.

Les quatre évêques et les deux diacres chargés de porter à Rome cette lettre avaient la mission d’en présenter deux autres avec celle-là ; l’une des quarante prélats dévoués à Jean, l’autre du clergé de Constantinople, ou du moins de la partie saine de ce clergé. Mais Théophile avait pris les devants : lui aussi, il sentait le besoin d’exposer sa conduite au chef de l’épiscopat, et de se couvrir, s’il l’avait pu, de cette grande autorité. Un lecteur d’Alexandrie avait remis de sa part au souverain pontife une lettre étrange, où il se vantait d’avoir déposé Jean, sans dire ni comment ni pourquoi. Innocent trouva cette façon de procéder plus qu’inconvenante et ne répondit pas. D’ailleurs, cette triste affaire commençait à s’ébruiter dans la capitale du monde chrétien, et y produisait une impression d’étonnement douloureux. Un diacre de l’Église de Constantinople, alors à Rome pour y traiter d’intérêts ecclésiastiques, se présenta au chef de l’Église avec une requête où il le priait de ne rien précipiter, convaincu que sous peu de jours des renseignements précis le mettraient à même de percer à fond cette criminelle intrigue. En effet, trois jours après, Pansophius et ses compagnons arrivèrent et remirent leurs lettres, ajoutant de vive voix les détails qui manquaient.

 

Son intervention dans la cause de Chrysostome

Innocent, qui gouvernait l’univers catholique depuis la mort d’Anastase, c’est-à-dire depuis deux ans, avait reçu du Ciel une âme égale à sa mission. Esprit élevé, cœur intrépide, trempé pour les épreuves les plus fortes et les plus rudes combats, homme éminent par le savoir, par la sainteté, par l’énergie, doué d’une volonté souveraine comme son pouvoir, d’un regard aussi vaste que son empire, d’une main à porter sans fléchir le poids du monde spirituel, défenseur vigilant de la dignité du sacerdoce, de l’indépendance et de l’unité de l’Église, unissant une charité tendre, une prudence consommée à la fermeté la plus invincible, le génie de Jules à l’âme d’Anastase, il était digne de personnifier le Catholicisme, dont le drapeau, vainqueur des hérésies, reçut de son enseignement et de ses vertus, même dans la chute de Rome, même dans le triomphe des Barbares, une gloire nouvelle et une autorité plus grande. Victrice de Rouen, Exupère de Toulouse, Décentius de Gabio, Alexandre d’ Antioche, les évêques de Macédoine, d’Afrique, une foule d’autres le consultaient sur la foi, sur la discipline, réclamaient son assistance dans les besoins de leurs troupeaux et les embarras de leur ministère, lui exposaient leurs doutes, leur conduite, s’adressaient à lui comme au père commun des fidèles et des pontifes, au pasteur universel à qui incombe la sollicitude de toutes les Églises, et il répondait à tous avec une sagesse admirée de tons ; il écrivait à Augustin, à Jérôme, à Jean de Jérusalem, à Thessalonique, à Constantinople, à Alexandrie, aux conciles de Tolède, de Carthage, de Milève, et, ratifiant au nom du Siège apostolique les décisions de ceux-ci, il ajoutait :

Nous n’avons d’autre but que de suivre les traces de l’Apôtre de qui dérive l’épiscopat même et toute l’autorité de ce nom… À son exemple, nous savons à la fois et condamner le mal et approuver le bien… Vous ne pouviez rien faire de mieux ni de plus digne de votre zèle pastoral que de consulter, dans des choses si difficiles, les oracles de la chaire apostolique, qui, par-dessus ses affaires particulières, étend ses soins à toutes les Églises. En cela vous avez suivi la pratique ancienne que toute la terre a toujours observée, comme vous le savez aussi bien que moi,… et ce qui fut décrété par nos pères, par une résolution non pas humaine, mais divine, savoir : que rien de ce qu’on traite dans les provinces n’est fini avant d’être porté à la connaissance de ce Siège, afin que son autorité plénière confirme ce qui aurait été justement prononcé, et que de là, commode leur source primitive et incorruptible, découlent dans toutes les régions de l’univers les eaux pures de la vérité.

Un tel homme, à coup sûr, ne pouvait être indifférent aux souffrances de ses collègues, aux outrages infligés à l’épiscopat dans un de ses plus illustres pontifes. Le cri de Jean, le cri d’une grande Église opprimée, implorant l’Église romaine, retentirent profondément dans son cœur. L’orgueil de Théophile le révolta. Il voyait, d’ailleurs, au-delà de ces coupables intrigues, au-delà de cette violation révoltante de la justice et des lois, quelque chose qui l’affligeait plus encore, de misérables passions, de hideuses jalousies appeler l’intervention des princes dans le sanctuaire, encourager leurs empiétements et leur audace, livrer à leur hypocrite ambition l’Église et le sacerdoce. Avec la haute prudence de son Siège et de son caractère, il essaya d’abord de jeter sur cette flamme menaçante quelques mots de conciliation et d’apaisement, et écrivit aux deux partis des lettres de communion, où, tout en blâmant la conduite de Théophile, il indiquait comme le vrai remède de la situation un grand concile, composé d’Orientaux et d’Occidentaux, lequel, dans une pleine indépendance d’affection et de haine, prononcerait entre les deux adversaires et terminerait par une décision irrécusable ce trop funeste différend.

Cependant le charitable pontife répugnait encore à admettre comme vrais les torts imputés à Théophile ; mais deux envoyés de celui-ci, un prêtre d’Alexandrie et un diacre de Constantinople, étant arrivés peu après avec des lettres de sa part et une espèce de procès-verbal des séances du Chêne, Innocent se convainquit, par la lecture même de ces pièces, que tout dans cette malheureuse assemblée avait été fait contrairement à la justice et aux saints canons ; que, sur trente-six prélats qui siégeaient à Chalcédoine, vingt-neuf appartenaient à la province d’Égypte ; que Jean avait été déposé sans être convaincu, sans être entendu, sur des calomnies infâmes ou ridicules. Assuré, dès lors, que les plaintes contre le patriarche d’Alexandrie n’étaient que trop fondées, il blâma hautement sa conduite, et lui écrivit en ces termes :

Mon frère Théophile, nous vous tenons dans notre communion, toi et notre frère Jean, ainsi que nos précédentes lettres te l’avaient déclaré. Rien n’est changé sous ce rapport dans nos résolutions. Aussi nous t’écrivons encore et nous t’écrirons toujours la même chose toutes les fois que tu t’adresseras à nous, savoir : qu’à moins d’un jugement équitable qui intervienne en ceci, nous regardons comme dérisoire ce qui a été fait contre Jean, et nous ne consentirons pas à nous séparer sans motif de sa communion. Si donc tu as confiance à la justice de ta cause, présente-toi au concile qui se tiendra, Jésus-Christ aidant, et là tu feras valoir tes griefs sous le témoignage des canons de Nicée, car l’Église romaine n’en admet pas d’autres.

C’était repousser péremptoirement les canons d’Antioche, odieusement invoqués contre Chrysostome, et ruiner d’un seul mot tout l’échafaudage d’artifices et de mensonges bâti par Théophile et consorts.  Le Pape remit cette réponse aux deux envoyés d’Alexandrie ; après quoi, il commença des prières et des jeûnes pour obtenir de Dieu qu’il daignât rétablir la paix et la charité fraternelles dans son Église. Mais la lettre n’était pas encore partie que la cabale triomphante avait consommé l’œuvre impie. Revenons à Constantinople et reprenons le récit de Pallade.

Joannites

Depuis les scènes sanglantes de la nuit et du jour de Pâques, la situation n’avait fait qu’empirer. La police impériale ne laissait aux amis de Jean ni liberté ni repos. Poursuivis, traqués, sous le nom de Joannites, comme des gens sans aveu et de vils malfaiteurs, ils ne pouvaient se réunir pour les exercices du culte sans s’exposer à l’amende, à la prison, à toute sorte d’avanies. Leur patience, si grande qu’elle fût, avait atteint sa dernière limite. L’évêque sentait la tempête monter et le déborder. Mais ni les ordres de l’empereur, ni les violences de la faction, ni la crainte de l’assassinat n’avaient pu le décider à quitter un peuple qui l’aimait à ce point et souffrait tant pour lui. Se flattait-il d’un retour de justice dans l’âme du prince ? Ce qu’il n’espérait guère, ses ennemis le craignaient, et ils étaient pressés d’en finir. Ils tremblaient que le vaincu de la veille ne devînt une autre fois le vainqueur du lendemain. Cette voix de la Bouche d’or, quoique silencieuse depuis deux mois, vibrait encore à leurs oreilles, et il leur semblait que d’un instant à l’autre elle allait tonner et les foudroyer. Donc, quelques jours après les fêtes de la Pentecôte, qui cette année (404) tombait le 5 juin, Acace, Séverien, Antiochus et Cyrinus se présentèrent au faible fils de Théodose et lui dirent :

C’est Dieu qui t’a fait empereur. Ton pouvoir souverain ne relève de personne et doit être obéi de tous. Tu peux tout ce que tu veux. Prétends-tu surpasser les prêtres en mansuétude et les évêques en sainteté ? Nous te l’avons déjà dit : nous prenons sur notre tête la déposition de Jean. Fais-en sorte que ta pitié pour un seul ne soit pas la perte de tous.

 

Adieux de Jean aux évêques et aux diaconesses.

L’altitude du pontife jusqu’à ce jour avait suffisamment protesté contre ces infamies et ces sacrilèges. Il déclara de nouveau qu’il ne cédait qu’à la force. « J’ai demandé à être jugé, dit-il ; on me refuse ce qu’on ne refuse pas aux voleurs, aux adultères, aux homicides. Toutes les lois sont méconnues à mon égard et sacrifiées à la violence. » Puis se tournant vers les évêques qui l’entouraient, il leur dit : « Venez, prions, et disons adieu à l’ange de cette église » ; et il descendait avec eux de son appartement dans le lieu saint, lorsqu’un homme considérable et dévoué à sa cause vint l’avertir que des soldats embusqués dans le voisinage, sous les ordres de l’insolent et brutal Lucius, épiaient le moment de se jeter sur lui pour l’enlever de vive force ; mais que le peuple, soupçonnant l’intention, s’agitait et grondait, et qu’une collision terrible était imminente. Cette circonstance le confirma dans sa résolution de brusquer son départ et de le cacher. Il embrassa l’un après l’autre les évêques qui l’entouraient, mais l’émotion et les larmes l’empêchant de continuer, il lui fallut se dérober à leurs adieux. « Demeurez ici, dit-il, je vais me reposer un instant. » Cependant il entra dans le baptistère, où il appela Olympiade, qui ne quittait pas l’église, ainsi que les diaconesses Pentadie, Procula et Sylvine.

 Venez, mes filles, s’écria-t-il, et écoutez. Tout est fini pour moi, à ce qu’il paraît. J’ai achevé ma course, et peut-être ne verrez-vous plus mon visage. Je ne vous demande qu’une grâce : c’est qu’aucune de vous ne se relâche de son affection pour l’Église. Si quelqu’un, sans en avoir brigué l’honneur, est chargé malgré lui de l’épiscopat du consentement de tous, courbez la tête, et obéissez comme à Jean lui-même, car l’Église ne peut rester sans évêque. Et comme vous voulez que Dieu vous fasse miséricorde, souvenez-vous de moi dans vos prières.

 

Son départ

À ces mots, les saintes femmes tombent à ses pieds et fondent en larmes ; mais il fit signe à un prêtre de les relever et de les emmener hors du baptistère, leurs cris pouvant être entendus et donner l’éveil au peuple. Alors il sortit de l’église par la porte orientale, tandis qu’à l’occident, sous le grand portail, on tenait par son ordre son cheval sellé et bridé, pour donner le change à la foule et l’attirer de ce côté. Et, en effet, personne dans le premier moment ne se douta de son départ. Lui, en compagnie de deux évêques, se livra aux sbires de la cour, et par des rues solitaires et détournées gagna le port à la hâte. Une petite barque l’attendait, prête à partir, et l’enleva aussitôt. L’ange de Constantinople partit avec lui.

À peine quittait-il le rivage, que le peuple attroupé devant Sainte-Sophie, se doutant qu’on le trompait, se précipita vers la Corne dorée : c’était trop tard. Le frêle esquif qui emportait à jamais l’illustre proscrit fuyait sous le vent à toute vitesse, et c’est à peine si les dernières acclamations de la foule arriveront à travers les flots jusqu’à l’oreille de Jean. Assis entre les deux prélats qui se dévouaient à son exil, il gardait le silence, les yeux fixés sur cette image déjà lointaine d’une ville aimée, à laquelle il adressait du fond de son cœur un éternel adieu et ses plus ferventes bénédictions. Le sombre avenir de la cité de Constantin se dressa-t-il devant son regard consterné ? Eut-il en ce moment comme une soudaine et lugubre révélation des siècles d’abaissement et de servitude que lui préparaient ses pontifes et ses empereurs ? Du moins, s’il vit du milieu du Bosphore cette énorme colonne de flamme et de fumée qui montait dans les airs à une grande hauteur et couvrait le ciel sur une vaste surface comme d’un nuage livide et sinistre, de quel pressentiment cruel son âme dut être oppressée !

 

Incendie de Sainte-Sophie

En effet, un incendie terrible venait d’éclater dans la grande église et avec une affreuse rapidité dévorait ce vaste édifice et le palais du sénat. Voici ce qui s’était passé. L’immense attroupement qui stationnait sur la place de Sainte-Sophie pour s’opposer à tout prix au départ de l’évêque, après quelques moments d’attente et de menace, vit tout d’un coup les portes du temple s’ouvrir, et tandis que les uns plus avisés couraient au port, les autres se précipitaient en masse dans le saint lieu, soit qu’ils crussent que Jean y était encore, soit pour y chercher les dernières traces du pasteur bien — aimé et comme un dernier écho de sa voix. Mais les portes traîtreusement ouvertes se fermèrent aussitôt sur cette foule sans défiance. Qui donna l’ordre de les former ? Sont-ce les chefs de la cabale, dans la crainte que le flot populaire se jetant tout entier du côté du port n’y arrivât assez tôt pour arracher le captif à ses gardes et changer une proscription en triomphe ? Faut-il en accuser le païen Lucius et ses satellites goths, la plupart ariens, dans l’infernale pensée de faire de l’église un bûcher et de détruire d’un seul coup les adorateurs du Christ et son temple ? On n’ose s’arrêter à une si horrible supposition, néanmoins trop vraisemblable. Quoi qu’il en soit, quand cette masse de gens se vit enfermée sans issue dans l’enceinte sacrée qu’elle remplissait, il y eut un moment de panique et de désordre inexprimables. Chacun court aux portes, on se pousse, on s’écrase. Une épaisse fumée sortant du sanctuaire et de la chaire pontificale aggrave la terreur par l’imminence d’une mort affreuse. Des gémissements, des cris lamentables se font entendre. Enfin, les portes assaillies par mille bras à la fois tombent brisées sous le poids de la multitude qui s’écoule. Mais déjà l’incendie gagnait les lambris et la toiture de l’édifice, et l’enveloppait tout entier. Tout s’abîma dans le feu, tout péril en quelques heures, hors une petite sacristie conservée miraculeusement, dit Pallade, pour confondre d’infâmes calomnies 1. De là, soulevée par le vent de la Propontide, la flamme s’élança au-dessus de la place et, sans toucher à rien d’intermédiaire, vint s’abattre et comme s’arc-bouter sur le dôme même du palais du sénat attenant à celui de l’empereur. Ce beau monument, couvert de plomb, magnifiquement décoré, entouré de colonnes d’un grand prix, tout plein de statues et de chefs-d’œuvre antiques, brûla trois heures durant, sans qu’on pût sauver le moindre débris.

 

Persécutions exercées contre les Joannites

Les fidèles regardèrent cet événement comme une vengeance céleste ; plusieurs parmi eux soupçonnèrent leurs ennemis d’avoir voulu détruire dans un accès de haine sauvage la chaire du pontife, son église et son peuple. Les schismatiques, au contraire, les ariens, les idolâtres, tous les dissidents accusèrent les amis du proscrit. Le parti qui tenait le pouvoir et que personnifiait l’impératrice, trouva dans ce fatal incendie le prétexte d’une nouvelle et plus horrible persécution contre les Joannites. On tomba sur eux. De nobles et saintes femmes, des évêques furent arrêtés et mis aux fers. L’accusation osa monter jusqu’à Jean lui-même. Acace et consorts ne rougirent pas de transmettre au Souverain Pontife ces infâmes soupçons, qui n’avaient pu venir qu’à de tels cœurs ou se formuler que sur des lèvres aussi menteuses. On courut en toute hâte à la poursuite du banni, ou resserra sa captivité. Gardé à vue comme un malfaiteur, il se vit menacé du dernier supplice. La mort l’inquiétait peu ; mais la pensée qu’un crime atroce était imputé à un prêtre du Christ remplit son âme d’indignation cl d’horreur. « Refusez-moi justice sur tout le reste, écrivait-il, je me résigne ; mais, sur ce chef du moins, qu’il me soit permis de me défendre et de mettre à néant la calomnie, et que le monde sache enfin si le pasteur d’un grand peuple n’est qu’un vil incendiaire ». Cette protestation fut non avenue. Au lieu de l’écouter, on lui arracha les deux prélats qui l’avaient suivi, Eulysius et Cyriaque ; on les conduisit enchaînés à Chalcédoine, on les mit au secret, et ils n’en sortirent que longtemps après, sans qu’on eût découvert, on le pense bien, le moindre indice accusateur. Les amis de Chrysostome que la fuite ne dérobait pas aux persécuteurs, devinrent l’objet des traitements les plus barbares. La cour, aussi cruelle que lâche, en fit mettre plusieurs à la question ; quelques-uns périrent dans les tortures : on n’arracha d’aucun l’aveu désiré. La persécution prit un tel caractère d’acharnement, elle s’exerça sur une telle échelle, que Théodoret et Socrate lui-même, peu sympathique à notre Saint, refusent d’en retracer tes horreurs par pudeur pour l’épiscopat, dont quelques misérables compromettaient la dignité dans ces saturnales impies et sanglantes. Etre Joannite fut le crime des crimes, et quiconque en était suspect comparaissait devant le préfet de la ville, qui l’obligeait à dire anathème à Jean, à conspuer son nom, faute de quoi on l’accablait d’insultes, d’amendes, de coups, on le chargeait de chaînes, on le jetait en prison pêle-mêle avec les voleurs et les assassins. Les prisons ne suffisaient plus aux victimes.

 

Lettre du pontife banni aux évêques et aux prêtres emprisonnés pour sa cause

Jean, prisonnier lui-même, ne songeait qu’aux douleurs de ses amis, martyrs de leur dévouement. Il leur écrivit, pour les consoler, cette belle lettre où palpite l’enthousiasme de l’amour divin dans ces lignes brûlantes qui semblent couler de la plume de Paul :

Vous habitez un cachot, vous êtes chargés de fers en compagnie des plus vils, des plus sales des hommes. Ne vous en plaignez pas. Que pouvait-il vous arriver de plus heureux ? Une couronne d’or autour du front vaut-elle une chaîne de fer autour des mains pour l’amour de Dieu ? Les splendeurs d’un magnifique palais sont-elles comparables à ces ténèbres, à cette infection, à ces souffrances acceptées pour la cause de Dieu ? Donc réjouissez-vous, livrez-vous à de saints transports, car vos misères d’à présent vous présagent un bonheur immense pour l’avenir. C’est la semence qui promet la moisson, la lutte qui prépare la victoire, la navigation qui assure les gros bénéfices. C’est pourquoi, pieux et vénérables seigneurs, pensez à cela et ne laissez-passer aucun jour sans louer Dieu, sans porter au démon quelque nouveau coup, sans augmenter par des sacrifices nouveaux la récompense qui vous attend au ciel…1


 


 

Saint Jean Chrysostome
Œuvres complètes traduites pour la première fois en français sous la Direction de M. Jeannin
Tome Premier, pp. 426-435 – Histoire de Saint Jean Chrysostome
Sueur-Charruey, Imprimeur-Libraire-Editeur, Arras, 1887

 


 

 

  1. Lettre CXVIII. Aux évêques et aux prêtres retenus dans la prison / 404, dans les commencements de l’exil  

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