Chrysostome, Orthodoxie

Saint Jean Chrysostome – Lettres d’exil à Innocent, évêque de Rome

13 novembre 2021

AVANT-PROPOS

[…] La première des deux lettres au pape Innocent fut écrite après la fête de Pâques, avant le départ de Chrysostome pour son second exil. Voici ce qui détermine assez clairement l’époque : Chrysostome y rapporte tout ce qui s’est passé depuis l’arrivée de Théophile à Constantinople ; il parle du faux synode dans lequel il a été déposé et puis de son rétablissement; il retrace après cela les persécutions et les accusations dont il a été de nouveau l’objet, son expulsion – de l’église, les violences dont cette église et le baptistère ont été souillés; il s’arrête là, et ne fait aucune mention des faits tout aussi criants qui survinrent ensuite. […] Après avoir relevé tout ce qui a été fait contrairement aux canons de l’Église, il conjure Innocent « de prendre part à sa peine et de ne rien négliger pour mettre un terme à ses maux. » Le plus souvent, c’est au pape seul qu’il s’adresse; parfois cependant il s’adresse aux évêques en général, sachant bien que le pontife montrerait sa lettre aux évêques voisins.

 

 

La seconde lettre à Innocent fut envoyée la troisième année de l’exil de Chrysostome, comme il le dit lui-même à la fin. Or, le saint archevêque partit pour l’exil au mois de juin 404; il est donc à croire que cette lettre est de la fin de 406. […]

La lettre d’innocent à Jean Chrysostome est une lettre de consolation pleine de respect et de charité, l’exhorte à la patience dans le malheur, en lui montrant la couronne promise à cette vertu. C’est une réponse à celle que lui avait apportée le diacre Cyriaque.

Dans sa lettre au clergé de Constantinople, Innocent répond à celle que le peuple et le clergé lui avaient adressée par l’entremise du prêtre Germain et du diacre Cassien. Le pape déplore les calamités de l’Église orientale, il déclare qu’il est nécessaire pour y remédier d’assembler un synode, ou mieux un concile œcuménique, comme le vrai moyen d’apaiser ces mouvements tumultueux. […]

PREMIÈRE LETTRE

À Innocent, évêque de Rome

À mon très-respectable et très-pieux seigneur l’évêque Innocent, Jean, salut en Jésus-Christ.

1. Antérieurement à ma lettre, votre piété aura sans doute entendu parler des excès dont l’iniquité s’est ici rendue coupable. La grandeur de nos maux est telle qu’il ne reste pas un recoin dans l’univers où n’ait retenti le bruit de cette tragédie lamentable. La renommée l’a portée jusqu’aux extrémités de la terre, excitant partout les gémissements et les larmes. Il ne suffit pas cependant de pleurer; il faut guérir, et voir comment on pourrait arrêter le cours de cette tempête qui sévit contre l’Église. Nous avons donc cru nécessaire de nous adresser à nos très-vénérables seigneurs les évêques Démétrius, Pansophius, Pappus et Eugénius, pour les conjurer de quitter leur troupeau, d’affronter les dangers et les fatigues d’une aussi longue navigation, d’accourir auprès de Votre Charité et de lui faire tout connaître de la claire, dans le but de hâter le remède à nos maux. Nous leur avons adjoint nos respectables et chers diacres, Paul et Cyriaque. Nous-même, nous avons résumé les faits sous forme de lettre pour les mettre sous les yeux de Votre Charité.

Ce Théophile, qui occupe le siège élevé de l’Église d’Alexandrie, ayant reçu l’ordre du très- pieux empereur de se rendre ici seul, afin de répondre sur des questions qui le concernaient, réunit une foule assez nombreuse d’évêques égyptiens, et vint accompagné par eux. C’était là manifester dès le principe qu’il désirait la guerre et qu’il marchait au combat.

Quand il fut entré dans cette grande et religieuse ville de Constantinople, il n’alla pas à l’église selon l’usage consacré et les prescriptions de nos pères ; il ne vint pas vers nous, n’échangea pas avec nous une parole, évita de participer à la prière et à la communion. Quand il fut descendu de son navire, il traversa la ville, laissant de côté les portiques de l’église, pour aller chercher un asile au dehors. Nous l’avions cependant conjuré, lui et ceux qui l’avaient accompagné, d’accepter l’hospitalité dans notre maison, où tout avait été disposé pour eux d’une manière convenable; ni les autres ni lui-même ne voulurent accepter. En voyant cela, nous ressentîmes une profonde tristesse, sans pouvoir reconnaître la cause d’une telle hostilité; et, malgré cela, nous remplîmes envers eux tous les devoirs que les convenances nous imposaient, et nous fîmes encore de nouvelles instances pour qu’il vînt nous trouver et nous dire quelle était la raison qui le poussait à soulever tout d’abord une semblable guerre, à porter la discorde dans une telle cité. Mais, comme il ne voulait pas avouer cette raison, comme les accusateurs à son service continuaient à nous attaquer, le pieux empereur nous manda et nous intima l’ordre d’aller où cet homme se tenait et d’entendre les incriminations qu’il dirigeait contre nous. On nous reprochait de frauduleuses démarches, des égorgements, mille autres choses semblables. Nous connaissions trop bien les lois de nos pères pour céder en ce point aux sentiments de la déférence et du respect ; nous avions même des écrits authentiques dans lesquels il est dit que les affaires doivent se renfermer dans chaque province, qu’il n’est pas permis de les discuter ailleurs et d’échapper à ses juges naturels : nous avons donc refusé de nous rendre à de tels désirs et d’autoriser une usurpation manifeste. Cet homme alors, comme pour dépasser ses premières attaques, fait appeler du ton le plus impérieux notre archidiacre, voulant ainsi faire penser que l’Église est déjà veuve, qu’elle n’a plus d’évêque; par l’archidiacre il attire à lui tout le clergé : bientôt les églises demeurent désertes, chacune est privée de ses ministres ; on leur apprend à lancer des libelles contre nous, à dresser notre acte d’accusation. C’est après avoir fait tout cela qu’il envoie vers nous et nous appelle en jugement, bien loin de répondre aux accusations dirigées contre lui; c’est ainsi qu’il foule aux pieds les canons et toutes les lois.

2. N’ignorant pas que nous allions comparaître , non devant un tribunal, et dans ce cas nous serions accourus avec tout l’empressement possible, mais devant un ennemi déclaré et pourvu de toutes ses armes, ainsi que l’ont démontré clairement les faits antérieurs et ceux qui se sont produits dans la suite, nous lui députons trois évêques, Démétrius de Pessinunte, Elysius d’Apamée, Lupicinus d’Appiarie, et deux prêtres, Germain et Sévère, chargés d’une réponse calme et modérée, selon notre habitude. —Ce n’est pas un jugement, c’est une hostilité flagrante, une guerre ouverte que nous voulons éviter; car enfin, celui dont telle a été la conduite avant toute négociation, et dès le début, celui qui s’est séparé de l’Église, de la communion et de la prière, qui depuis a suborné des accusateurs, entraîné le clergé, réduit à la solitude les temples du Seigneur, comment pourrait- il , avec quelque espérance de justice, se mettre à la tête d’un tribunal, occuper un siège qui lui convient si peu ? Il ne convient pas, en effet, qu’un habitant de l’Égypte vienne juger ceux qui sont dans la Thrace, alors surtout qu’il est lui-même accusé, qu’il se pose en adversaire, en ennemi. — Il ne respecte rien ; il poursuit obstinément le but qu’il s’est proposé. Nous avons beau déclarer que nous sommes prêts à répondre aux accusations devant une réunion de cent ou de mille évêques, à montrer que nous-sommés innocents comme nous le sommes en réalité, il ne nous écoute pas, et, malgré notre absence, malgré notre appel à un concile, quoique nous demandions un jugement et que nous repoussions uniquement une haine qui se revêt du masque de la justice, il accueille nos accusateurs, il absout ceux que j’avais excommuniés, il reçoit des libelles écrits par des hommes dont la cause était encore pendante et qui étaient loin de s’être justifiés; et de la sorte il procède contre nous, sans égard aucun pour les lois et les canons.

Qu’est-il besoin d’en dire davantage? Il n’est pas d’acte qu’il n’ait fait, de manœuvre à laquelle il ne se soit livré, de puissance et d’autorité qu’il n’ait mises en œuvre pour arriver à nous expulser de la ville et de l’église, et cela bien avant dans la nuit, ce qui n’a pas empêché le peuple de s’attacher en foule à nos pas. Enlevé de force par le bras séculier au milieu de la ville, entraîné loin des miens, je suis jeté dans un vaisseau qui m’emporte au milieu des ténèbres; j’étais coupable d’avoir demandé un synode et un véritable jugement. Peut-on entendre ces choses sans verser des pleurs, aurait-on même un cœur de pierre ? Mais comme il ne suffit pas de déplorer les injustices commises, ainsi que je l’ai déjà dit, comme il faut de plus les corriger et les réparer, j’en appelle à Votre Charité, j’implore sa commisération et son intervention la plus dévouée pour arrêter le cours de ces maux. Mes ennemis ne s’en sont pas tenus à ces premières iniquités, ils en ont commis bien d’autres. Notre pieux empereur chassa bientôt ceux qui avaient envahi et profané honteusement l’église ; plusieurs des évêques présents, reconnaissant l’injustice dont on s’était rendu coupable , se retirèrent dans leurs diocèses, fuyant le contact de ces hommes comme on fuirait un incendie qui gagne de proche en proche : nous fûmes alors rappelé dans cette ville et dans cette église, d’où l’on nous avait injustement expulsé ; des évêques, au nombre de plus de trente, nous accompagnaient au retour, avec un notaire impérial envoyé pour cet objet, mais qui ne tarda pas à disparaître. Comment, et pour quel motif? C’est que, à peine arrivé, nous avons fait appel à la religion de l’empereur, pour réclamer la réunion d’un synode et la punition de tels crimes. Averti par sa propre conscience et prévoyant le résultat, au moment où le rescrit impérial était envoyé partout et réunissait déjà de toute part les membres du synode, il s’enfuit en secret au milieu de la nuit, et se jette dans un petit navire, emmenant avec lui tous les siens.

3. Mais nous, fort de notre conscience, nous avons persisté dans les demandes faites au religieux empereur. Celui-ci, dans sa sollicitude et sa condescendance, envoie de nouveau vers lui pour qu’il ait à revenir d’Égypte, avec tous ceux qui l’avaient d’abord suivi, le sommant d’avoir à rendre compte de ce qui s’est passé, ne lui laissant pas ignorer qu’un jugement prononcé devant une partie seule, en l’absence de l’accusé, tout à fait contraire dès lors à l’équité comme aux canons, ne saurait être une justification suffisante. Mais il refuse d’obéir aux lettres du monarque; il demeure éloigné, prétextant l’opposition de son peuple, c’est-à-dire le zèle intempestif de quelques individus dévoués à sa cause; car, avant même la réception des lettres impériales, ce même peuple l’avait accablé de reproches et d’injures. Nous n’avons pas pour le moment à nous étendre sur ce sujet, et ce que nous disons a seulement pour but de montrer que ses manœuvres ne sont un mystère pour personne. Nous n’avons donc pas cessé d’employer tous les moyens et de recourir à toutes les instances pour obtenir un jugement où l’accusation et la défense fussent également entendues; nous déclarions être prêt à prouver que nous n’étions pas coupables, et que nos ennemis avaient poussé l’iniquité jusqu’aux dernières limites. Il était resté quelques Syriens qui s’étaient joints à lui et qui avaient pris part à tous ses actes : nous allâmes les trouver pour aborder franchement la discussion, nous les avions souvent interpellés là-dessus, les conjurant de nous communiquer les mémoires et les libelles dirigés contre nous, de nous faire connaître la nature des accusations, ou du moins les noms des accusateurs; mais on ne nous a rien accordé de tout cela, et de nouveau nous avons été rejeté de l’Église. Comment pourrais-je raconter ce qui s’est fait ensuite? Il n’est pas de plus lamentable tragédie?

Quelle parole serait capable de l’exposer, et quelle oreille l’entendrait sans horreur? Pendant que nous poursuivions le but dont nous venons de parler, voilà que tout à coup, le samedi de la grande semaine, une troupe de soldats, réunie vers le soir, se précipite dans les églises, chasse brutalement le clergé qui se trouve autour de nous et fait du sanctuaire une place d’armes. Les femmes qui se trouvaient dans ces murs sacrés, dépouillées alors de leurs ornements en vue de recevoir le baptême, s’enfuient dans cet état frappées de crainte par cette invasion. On ne leur donna pas même le temps de reprendre les voiles qui conviennent aux femmes honnêtes ; plusieurs reçurent des blessures avant d’être expulsées ; le baptistère fut inondé de sang et les fonts sacrés eux-mêmes en furent souillés. La profanation ne s’arrêta pas là : les soldats pénétrèrent jusque dans le lieu où sont conservés les saints mystères, et, bien que plusieurs, à notre connaissance, ne fussent pas initiés, ils portèrent partout leurs regards sacrilèges. Dans un tel désordre, le sang trois fois saint du Christ fut répandu et rejaillit sur le manteau de ces mêmes soldats : c’était comme une ville tombée entre les mains des barbares.

Le peuple était chassé vers la solitude, la foule des habitants errait hors des murs de la ville, les églises étaient vides dans une aussi grande solennité, les évêques, au nombre de plus de quarante, qui étaient en communion avec nous, furent dispersés sans cause, sans prétexte même, comme le peuple et le clergé : partout retentissaient les gémissements et les cris de douleur, partout coulaient des sources de larmes, sur les places publiques comme dans l’intérieur des maisons, dans les solitudes comme dans chaque partie de la cité. L’excès de l’injustice unissait à notre douleur, non seulement ceux sur qui elle retombait, mais encore ceux qu’elle n’atteignait pas ; non seulement les chrétiens qui partagent nos croyances, mais encore les hérétiques, les Juifs et les gentils : on eût dit que la ville venait d’être prise d’assaut, tant le tumulte, la frayeur et les lamentations la remplissaient tout entière. Voilà ce qu’ils ont osé en opposition avec les sentiments de notre pieux monarque, dans la profonde obscurité de la nuit ; et ce sont des évêques qui ont tout disposé pour cela, qui se sont mis à la tête du désordre, et qui n’ont pas rougi d’avoir autour d’eux, non des diacres, mais des instructeurs militaires. Lorsque le jour parut, toute la ville était hors des murs, se réunissant sous les arbres au fond des bois, célébrant ainsi la fête comme des brebis dispersées.

4. D’après cela vous pouvez comprendre tout le reste ; car, ainsi que je l’ai déjà dit, il n’est pas de parole capable de reproduire en détail tout ce qui s’est passé. Ce qu’il y a de plus lamentable, c’est que ces iniquités si criantes n’ont pas encore pris fin, et qu’on ne peut pas espérer de les voir finir. Elles vont s’aggravant de jour en jour, et nous livrant à la risée des hommes ; mais non, personne n’est tenté de rire, malgré les extravagances dont on est témoin ; tous en gémissent encore une fois, parce qu’ils ont sous les yeux un monstre d’iniquité, quelque chose d’inouï dans le mal. Comment retracer maintenant les perturbations arrivées dans les autres églises ? Le désordre ne s’est pas renfermé dans celle-ci ; il s’est propagé dans tout l’Orient. De même que les mauvaises humeurs émanant de la tête infectent rapidement tous les membres, de même les maux qui débordent de cette grande cité se sont aussitôt répandus dans toutes les autres : partout le clergé se révolte contre les évêques, les peuples se séparent des peuples ou sont au moment de se diviser, le désordre se propage de toute part, la subversion règne dans le monde.

Instruits de tout cela, vénérables et très pieux Seigneurs, déployez tout votre zèle et toute votre énergie pour refouler ces flots d’iniquité qui se précipitent sur les Églises. Si de telles choses étaient tolérées et passaient en habitude ; s’il était permis aux ambitieux de venir de si loin envahir le troupeau des autres, d’en expulser à leur gré les pasteurs, d’exercer une autorité n’ayant d’autre règle que leurs caprices, sachez bien que tout serait bouleversé, qu’une guerre implacable se déchaînerait sur l’univers, et qu’on ne verrait plus que des persécuteurs et des victimes, des spoliateurs et des spoliés. Pour qu’il n’en soit pas ainsi dans toutes les contrées que le soleil éclaire, daignez, je vous prie, déclarer par écrit que les choses accomplies en notre absence, par une seule des parties, alors que nous ne déclinions pas le jugement, sont sans valeur aucune, comme elles le sont en réalité ; que ceux qui se sont rendus coupables d’un tel excès d’audace soient soumis au châtiment porté dans les lois ecclésiastiques. Et nous qui n’avons été ni convaincu, ni même légitimement accusé, daignez nous favoriser constamment de vos lettres ; faites que nous vous restions uni par la charité, aussi bien qu’à ceux qui jusqu’à ce jour ont été nos frères. Et si nos ennemis veulent encore, persistant dans leurs injustes accusations, consentir à les voir discuter, après nous avoir bannis par ce moyen, sans nous communiquer aucun mémoire, aucun libelle, sans produire même les accusateurs ; si l’on établit un tribunal équitable, nous accepterons la discussion, nous défendrons notre cause, nous montrerons que nous sommes innocents de tout ce dont on nous accuse, ce qui du reste est la vérité ; qu’en agissant contre nous comme ils l’ont fait, ils ont violé toute justice, toutes les lois, tous les canons de l’Église. Et que dis-je, les canons de l’Église ? Jamais dans les tribunaux civils on n’osa rien de semblable ; jamais un tel jugement ne fut porté même chez les barbares ; non, ni les Scythes, ni les Sarmates n’ont prononcé la sentence sous l’inspiration d’une seule partie, sans que l’accusé fût présent, alors surtout qu’il déclarait repousser la haine et non le jugement, qu’il demandait des juges en tel nombre qu’on voudrait, en protestant de son innocence, en s’engageant à discuter les charges à la face du monde entier, à montrer enfin qu’il était à l’abri de tout reproche. Lors donc que vous aurez appris et pleinement reconnu ces faits par le témoignage si recommandable des évêques nos frères, nous vous conjurons de déployer en notre faveur tout le zèle dont vous serez capables. En agissant ainsi, ce n’est pas à nous seul, c’est à toutes les Églises sans exception, que vous rendrez un éminent service, et Dieu vous récompensera, lui qui fait tout pour préparer la paix des Églises. Agréez mes vœux les plus constants et priez pour moi, Seigneur très-vénérable et très-saint.

 

SECONDE LETTRE.

À Innocent, évêque de Rome, Jean, salut en Notre-Seigneur.

Notre corps est sans doute retenu sur un seul point de la terre, mais l’âme parcourt l’univers sur les ailes de la charité. Aussi, quoique nous soyons séparés par de si grandes distances, je suis toujours auprès de Votre Piété, toujours en votre présence ; par les yeux de l’amour je vois la force de votre grande âme, la sincérité de votre dévouement, votre constance inébranlable, et ces inépuisables consolations que vous ne cessez de me prodiguer avec tant de courage. Plus les flots s’amoncellent, plus se multiplient les récifs et les écueils, plus aussi s’accroît votre vigilance ; les coups redoublés de la tempête ne sauraient la prendre en défaut. Ni la longueur des routes, ni l’intervalle du temps, ni la difficulté des affaires ne peuvent ralentir votre ardeur ; vous imitez en tout les meilleurs des pilotes, qui montrent principalement leur science et leur activité quand ils voient les ondes mutinées, la mer bouleversée, la nuit plus lourde et plus terrible que le jour. C’est donc avec empressement que nous vous rendons grâces ; nous désirerions vous adresser fréquemment de nos lettres, ce qui serait déjà pour nous une grande faveur. Mais elle nous est refusée par la solitude du lieu que nous habitons ; non seulement ceux qui viennent de vos contrées, mais encore ceux qui demeurent dans notre voisinage, ne peuvent pas facilement arriver jusqu’à nous : d’une part, nous sommes ici comme aux extrémités du monde ; et, de l’autre, tous les chemins sont assiégés par les voleurs. Nous vous prions donc d’avoir plutôt pitié de nous si nous gardons’ longtemps le silence, que de nous accuser de négligence et d’oubli. Ce qui prouve que ce n’est pas à ce motif qu’on peut l’attribuer, c’est l’empressement avec lequel nous saisissons l’occasion qui nous est offerte par mon ami le vénérable prêtre Jean et par le diacre Paul, afin de vous écrire après un temps si considérable, et de vous remercier avec effusion d’avoir montré pour nous plus de bienveillance et de dévouement que ne l’aurait fait un tendre père.

Si cela eût uniquement dépendu de Votre Piété, tout serait maintenant rentré dans l’ordre, les maux dont nous souffrons auraient disparu aussi bien que les scandales, les Églises jouiraient des bienfaits de la paix et d’une sérénité parfaite, tout aurait pris un cours prospère, les lois méprisées et les constitutions de nos pères méconnues seraient pleinement vengées. Mais en réalité cette réparation n’a pas eu lieu ; à leurs premiers attentats les coupables ont ajouté des attentats plus odieux encore. Je n’essaierai pas de raconter en détail toutes les iniquités commises ; une histoire même n’y suffirait pas, à plus forte raison une lettre. J’en appelle seulement à votre amour pour la justice ; et, bien que ces hommes aient jeté le désordre partout et qu’ils soient atteints d’une maladie qu’on peut juger incurable, lorsque vous entreprendrez d’y porter remède, ne vous laissez pas vaincre par le mal, ne perdez pas courage, considérez plutôt la grandeur d’une telle réparation. C’est une noble lutte que vous avez à soutenir dans l’intérêt du monde entier, pourrait-on dire, pour relever des Églises abattues, pour réunir des peuples dispersés, pour la défense du clergé qu’on persécute, des évêques qu’on a bannis, des constitutions de nos pères qu’on a foulées aux pieds. Voilà pourquoi nous implorons votre secours et votre zèle, voilà pourquoi nos instances réitérées, infatigables, pour obtenir de votre part une énergie qui soit toujours en rapport avec la violence de la tempête. Espérons que plus tard les torts seront pleinement redressés. Alors même que vos efforts seraient inutiles, vous n’en aurez pas moins la couronne incorruptible que la bonté de Dieu vous tient préparée. Quant aux victimes de l’injustice, ce sera pour elles une grande consolation de penser que ni votre amour ni votre zèle ne leur auront fait défaut. Pour nous, voici la troisième année que nous passons dans l’exil, dans les privations, les maladies, les guerres, les alarmes incessantes, un indicible isolement, une mort quotidienne, parmi les glaives des Isauriens ; mais ce qui nous soutient et nous console, c’est le sentiment des liens indestructibles qui vous unissent à nous ; ce qui ranime notre confiance et nous inonde de joie, c’est la pensée de votre ardente et généreuse charité. Voilà notre boulevard, notre port tranquille et sûr, le trésor qui renferme pour nous tous les biens, une source intarissable des plus purs délices. Devrions-nous être relégués dans des lieux plus sauvages encore, nous emporterons toujours cette douce compensation à toutes nos souffrances.

 

LETTRE

À mon bien-aimé frère Jean, Innocent

Il est vrai que l’innocence doit attendre de Dieu tous les biens et se réfugier dans le sein de sa bonté ; nous avons voulu cependant, nous qui conseillons la patience dans les revers, adresser des lettres d’encouragement à ceux qui souffrent, lettres que nous avons confiées au diacre Cyriaque : il ne faut pas que l’injustice ait plus de force pour accabler que la bonne conscience pour soutenir. Vous n’avez pas besoin, vous docteur et pasteur des peuples, qu’on vous enseigne que les hommes les plus vertueux sont toujours les plus éprouvés, afin qu’ils se montrent invincibles à la souffrance, inébranlables dans les plus rudes et les plus iniques labeurs ; que la conscience est une chose vraiment supérieure à toutes les tribulations que l’injustice peut nous susciter, et que, si nous ne triomphons pas de ces tribulations par la patience, nous donnons prise à de fâcheuses suspicions. Oui, celui-là doit tout supporter qui a mis sa confiance en Dieu d’abord, dans sa propre conscience ensuite. L’homme juste et vertueux a des luttes à soutenir pour l’exercice de sa vertu ; mais il ne saurait succomber dans ces luttes, ayant les divines Écritures pour éclairer et protéger son âme. Les pages sacrées abondent, en effet, de magnifiques leçons, que nous transmettons au peuple : elles attestent presque partout que les saints ont été sans relâche et sans trêve soumis à toute sorte de tourments, passés au creuset de la douleur, pour acquérir ainsi la couronne de la patience. Que cette même conscience serve de consolation à votre charité, très vénérable frère, et que dans vos peines la vertu soit votre soutien. Au jugement de Notre — Seigneur Jésus-Christ, une conscience dégagée de toute souillure entrera dans le port de la paix.

LETTRE

Innocent, évêque, aux prêtres, aux diacres, à tout le clergé, à tous les fidèles de l’Église de Constantinople, enfants soumis de l’évêque Jean et nos frères bien — aimés, salut.

Les lettres que j’ai reçues de votre charité par l’entremise du prêtre Germain et du diacre Cassien, ont placé sous mes yeux des scènes bien déplorables et qui m’ont causé la plus vive anxiété. Je les ai lues à plusieurs reprises, et j’ai vu combien la foi subit d’angoisses et de périls. Il n’est qu’un remède à de tels malheurs : la patience ; notre Dieu ne tardera pas à mettre un terme à de si grandes tribulations ; il vous sera doux alors de les avoir supportées. C’est même par ce puissant motif de consolation que débutent les lettres de votre charité ; et nous avons loué le sentiment qui les a dictées et qui se corrobore par tant de témoignages capables d’inspirer la patience ; de telle sorte que la consolation que nous devions vous donner par nos lettres, vous en avez déjà trouvé l’avant-goût dans les vôtres. Notre divin Seigneur permet que les fidèles éprouvés par le feu de la tribulation se consolent et s’encouragent eux-mêmes, en se souvenant que, ce qu’ils souffrent, les saints des anciens temps l’ont également souffert. Je dis plus, votre lettre eût pu nous fournir à nous-mêmes un sujet de consolation ; car vos douleurs ne nous sont pas étrangères, nous sommes torturés avec vous. Et qui pourrait voir sans angoisse les désordres commis par ceux-là mêmes qui devaient se montrer les plus zélés pour la paix, l’union et la concorde ? Voilà donc que par un renversement de tout ordre, des prêtres auxquels on n’a rien à reprocher sont expulsés de leurs églises ; et la première victime de cette violente usurpation, c’est notre frère et collègue Jean, votre évêque : il n’a pas même été entendu, il n’a pu discuter aucune accusation, on ne lui en a pas même donné connaissance. Quelle est donc cette coupable manœuvre ? Pour couper court à tout jugement, pour le rendre même impossible, on donne des successeurs à des prêtres qui vivent encore.

Ceux qui ont commencé par de tels forfaits espèrent-ils donc trouver un seul homme qui puisse approuver leur conduite ou la déclarer droite et juste ? Nous ne voyons pas que jamais rien de semblable n’a été fait par nos pères. Que dis-je ? Ils l’ont prohibé, puisqu’ils ne permettent à personne d’ordonner quelqu’un pour un siège dont le titulaire est encore vivant. Et dans le fait, une ordination blâmable ne peut pas ravir une légitime dignité ; l’intrus n’est pas un évêque. Pour ce qui regarde l’observation des canons, il faut s’en tenir à ceux qui ont été définis dans le concile de Nicée, les seuls que suive et reconnaisse l’Église catholique ; il n’est pas permis d’y joindre ceux que les hérétiques ont imaginés, toujours dans le but d’échanger ou d’ébranler les constitutions authentiques de l’Église. Si l’on en produit dont l’origine soit douteuse ou sente l’hérésie, les évêques catholiques doivent les rejeter. Nous déclarons non seulement qu’on ne doit pas s’y conformer, mais qu’il faut encore les condamner avec les autres enseignements hérétiques ou schismatiques : c’est ce qui a été fait dans le synode de Sardes par les évêques qui nous ont précédés. Il vaudrait encore mieux s’exposer à condamner une chose juste que de confirmer des actes contraires aux canons, très — vénérés frères. Mais que pourrions-nous en ce moment contre les faits qui se sont produits ? Il faut qu’un synode en informe, et nous avons dit depuis assez longtemps qu’il était nécessaire de l’assembler. C’est le seul moyen d’apaiser des tempêtes de ce genre. Pour l’obtenir, il importe d’attendre le remède à tous ces maux de la volonté du Seigneur et de son Christ. Toutes ces perturbations déchaînées par l’envie du diable pour éprouver la vertu des fidèles, viendront à se dissiper, n’est rien que nous ne devions attendre de la bonté divine, si nous sommes fermes et stables dans la foi. Pour ce qui nous concerne, nous réfléchissons à la manière de réunir un concile œcuménique capable de nous rendre la paix avec le secours du ciel. Sachons attendre un peu, en nous couvrant du bouclier de la patience ; espérons que l’ordre sera rétabli par l’intervention miséricordieuse du Seigneur. Du reste, tout ce que vous nous avez dit des maux qui vous accablent, nos collègues les évêques qui se sont réfugiés à Rome en divers temps, Démétrius, Cyriaque, Eulysius et Palladius, nous en avaient pleinement instruits par leurs réponses à nos questions.

 


 

Œuvres complètes de S. Jean Chrysostome, Traduction nouvelle par M. l’Abbé J. Bareille, Tome troisième, p. 436-444

Librairie de Louis Vivès, éditeur, Paris, 1867

 


 

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