Histoire, Orthodoxie, Typographie

L’imprimeur Anthime d’Ivir, métropolitain de Valachie

6 juin 2020

Notice biographique et bibliographique sur l’imprimeur Anthime d’Ivir, métropolitain de Valachie

par Émile Picot

Nouveaux mélanges orientaux / Mémoires, textes et traductions publiés par les professeurs de l’École spéciale des langues orientales vivantes, p. 515-528, Ernest Leroux, Éditeur, Paris, 1886

 

Parmi tous les prélats qui ont occupé le siège métropolitain de Valachie, il n’en est aucun qui se recommande à la postérité par des mérites aussi divers que le moine Anthime. Sa science, ses goûts artistiques, sa passion pour les livres suffiraient pour le mettre hors de pair ; mais il a de plus donné, lui étranger, venu du fond de la Géorgie, un rare exemple de patriotisme roumain.

Jaharis Byzantine Lectionary

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Notre plan n’est pas de raconter en détail la vie d’Anthime ; aussi bien les documents nous manqueraient-ils pour le faire. Nous nous proposons seulement de faire connaître les services rendus par lui à l’art typographique.

L’imprimerie avait été introduite chez les Valaques en 1507 par le moine Macaire, que l’on croit pouvoir confondre avec le moine de même nom qui avait imprimé à Zenta, puis à Cetinje, de 1493 à 1495. On ignore dans quelle ville fonctionna ce premier atelier, dont nous connaissons quatre productions datées de 1507, 1510, 1512 et 1514 ; il est probable que ce fut à Argeș, où était alors le siège du métropolitain de Valachie ; mais la question reste encore douteuse. En 1517, l’archevêque Macaire émigra d’Argeș à Târgoviște ; aussi est-ce dans cette dernière ville que la typographie reparut de 1534 à 1547 ; puis le silence se fit pendant près d’un siècle. En 1634, une imprimerie fonctionna de nouveau sur le territoire valaque. Cette fois, elle fut établie au monastère de Deal (1634-1647) ; une autre typographie s’ouvrit presque en même temps à Câmpulung (1635-1650) ; une troisième au monastère Govora (1638-1642). En 1652 et 1653, Târgoviște rentra pour un moment en possession de son imprimerie, mais la mort de Mathieu Basarab replongea la Valachie dans les ténèbres. Ce ne fut guère que vingt-cinq ans plus tard, en 1678, sous le prince Duca, que Bucarest posséda enfin un atelier typographique. Les débuts de cet atelier furent modestes. Il mit au jour, en 1678, un livre de théologie morale, La Clef de l’entendement, en 1682, une traduction des Évangiles due à Iordache Cantacuzène et, en 1683, un Apostol. Le premier ouvrage d’une réelle importance sorti des presses de Bucarest fut la Bible imprimée en 1688 par ordre de Șerban Cantacuzène. En 1690, parurent deux ouvrages grecs ; en 1691, un livre grec et un livre roumain.

On ne relève sur les premières impressions de Bucarest aucun nom de typographe ; mais un office grec de sainte Parascève, publié au mois de juin 1692, porte qu’il a été imprimé par le plus humble des moines, Anthime, d’Ivir. Cette mention est le plus ancien témoignage que nous connaissions de la présence d’Anthime en Valachie. Le pauvre moine avait dû pourtant quitter depuis longtemps la Géorgie, son pays d’origine ; il avait probablement étudié sous les yeux du métropolitain Théodose (1669-1709) les lettres grecques et romaines. Théodose, à qui les Roumains doivent l’emploi de leur langue nationale dans la liturgie, avait sous sa direction l’imprimerie fondée par le prince Duca. On peut croire qu’Anthime, qui se distinguait par une habileté de main remarquable, fut employé dès l’origine à la typographie, bien que son nom ne soit pas mentionné sur ses productions ; bientôt il surpassa ses compagnons d’atelier et signa tous les volumes imprimés dans la seconde capitale de la Valachie. Cependant le bruit d’une ville telle que Bucarest convenait mal aux paisibles travaux d’Anthime. Épris d’une véritable passion pour l’art typographique, il crut qu’il l’exercerait avec plus de succès dans le silence d’un monastère, et il alla s’établir à Snagov.

Ce fut en 1694 que le moine géorgien quitta Bucarest avec ses lettres et sa presse. Il s’intitulait alors simplement « Anthime d’Ivir, le typographe » ; mais son mérite le recommandait à l’attention de ses frères, et, dès l’année 1695, il fut investi des fonctions d’hégoumène. Il put alors donner un plus grand développement à son imprimerie. Nous connaissons quatorze ouvrages exécutés à Snagov de 1696 à 1701, et notre liste est certainement loin d’être complète. Anthime consacrait tous ses soins à ces travaux, et sa réputation grandissait chaque jour. Non seulement il exécutait des impressions grecques et roumaines dignes des ateliers occidentaux, mais, à la demande de Constantin Brâncovanu, son protecteur, il aborda la typographie orientale. Au mois de janvier 1701, il fit paraître un recueil de liturgies en arabe et en grec dont le prince de Valachie désirait doter les églises de Syrie. Dès lors les ressources de Snagov devenaient insuffisantes, et, dans les derniers mois de l’année 1701, Anthime revint avec ses presses à Bucarest. De 1701 au mois de mars 1705, nous pouvons citer de lui quatorze impressions exécutées dans son nouvel atelier. De ce nombre est un volume arabe encore plus important que le premier.

Au mois de mars 1705, le siège épiscopal de Râmnic devint vacant par suite de la déposition de l’évêque Hilarion ; les prélats appelés à désigner trois candidats à sa succession proposèrent au choix du prince : Anthime, hégoumène de Snagov, Josaphat, prêtre régulier, et Macaire, protosyncelle. Le choix de Constantin Brâncovanu ne pouvait être douteux : il se porta sur Anthime.

Le registre de la métropole de Bucarest contient la confession de foi du nouvel élu, accompagnée de sa signature. Cette confession est rédigée en roumain, et le texte du Credo offre certaines particularités linguistiques qui permettent de penser qu’Anthime l’avait lui-même traduit sur l’original grec.
La dignité qui venait de lui être conférée n’affaiblit pas l’intérêt que le saint moine portait à l’art typographique. Il dut renoncer à son titre d’imprimeur, mais l’atelier continua de fonctionner sous sa surveillance.
Au mois d’avril 1705, cet atelier était encore à Bucarest, mais bientôt le prélat le transporta à Râmnic. Dès lors les deux évêchés suffragants du métropolitain de Valachie possédèrent chacun une typographie. Buzău devait au rival d’Anthime, à l’évêque Métrophone, la fondation d’une imprimerie qui s’est maintenue plus ou moins active jusqu’à nos jours ; Râmnic ne resta plus en arrière.

Ce n’est pas ici le lieu de nous étendre sur l’administration épiscopale d’Anthime ; nous dirons seulement qu’il trouva moyen d’agrandir les domaines qui formaient le patrimoine du diocèse. Il s’attacha également à restaurer et à embellir les églises. On prétend qu’il peignit de sa main la chapelle de l’évêché. La décoration qu’il y appliqua était ingénieuse. Il représenta sur les murs extérieurs les prophètes du Christ et plaça entre leurs mains de banderoles sur lesquelles étaient reproduits les passages de l’Ancien Testament relatifs au Messie. Les talents et la piété de l’évêque de Râmnic étaient si bien reconnus de tous que, à la mort du métropolitain Théodose (27 janvier 1708), il fut investi de cette dignité suprême.

Anthime vint donc s’établir à Târgoviște, où il ne manqua pas de se faire suivre par son imprimerie, et où il reprit ses publications.

Non content de donner autour de lui l’exemple de la charité et des bonnes œuvres, il porta ses regards sur ses compatriotes de la Géorgie; il voulut les doter, aux aussi, d’une imprimerie. Il fit choix d’un Transylvain appelé Michel Stefanovič, et il l’envoya dans le Caucase. En 1710, Stefanovič fit paraître une traduction de la Bible qui est probablement le premier livre imprimé en géorgien; cependant, s’il faut en croire une tradition recueillie par Neigebaur, des impressions géorgiennes avaient été précédemment exécutées au monastère de Snagov. Il est possible en effet qu’Anthime ait eu part à la gravure et à la fonte des caractères employés par Michel Stefanovič et qu’il ait médité pendant plusieurs années l’envoi d’un typographe dans le Caucase.

Bien que Târgoviște fût encore la capitale de la Valachie, elle était bien déchue de sa splendeur. Les princes l’abandonnaient régulièrement chaque année pendant plusieurs mois qu’ils passaient à Bucarest. Le chef du clergé valaque dut suivre la cour ; il fut ainsi amené à résider une partie du temps à Bucarest, et ce fut dans cette dernière ville qu’il fonda de préférence les établissements religieux auxquels son nom est resté attaché. En 1713, il y commença la construction de l’église de Tous-les-Saints et, d’après une tradition qui paraît sérieuse, exécuta lui-même une partie des peintures qui la décorent. Il y plaça les prophètes du Christ ainsi qu’il les avait représentés à Râmnic. Anthime ne se borna pas, d’ailleurs, à manier le pinceau; c’est à lui qu’on attribue également les sculptures qui ornent le temple. Ces sculptures offrent un motif, fréquemment répété, qui semble avoir été l’emblème du saint prélat: un escargot, symbole de la modestie et de la fidélité. […]

Sous le même vocable de Tous-les-Saints, Anthime construisit également à Bucarest un monastère aujourd’hui désigné sous le nom de monastère d’Anthime, et qui est devenu le métoque de l’évêché d’Argeș. Il rédigea lui-même des instructions détaillées pour les moines de son monastère et leur traça des règles de conduite empreintes de l’esprit le plus sage et le plus élevé. Dans ces instructions, il n’oublia pas sa chère imprimerie ; il fixa le salaire des ouvriers et recommanda d’employer les bénéfices à la publication de livres d’édification.

À l’église et au monastère d’Anthime se rattachèrent diverses institutions charitables ayant pour but l’instruction des enfants, le mariage des jeunes filles, l’ensevelissement des morts étrangers, etc. Divers mandements qui se sont conservés jusqu’à nous attestent le zèle pastoral du métropolitain de Valachie. Non content d’écrire et de publier des livres, Anthime se livrait avec ardeur à la prédication. Il voulait surtout moraliser son clergé en supprimant l’ivrognerie et en dissipant l’ignorance parmi les prêtres. Nous savons aussi qu’il combattit avec ardeur la propagande protestante.
Le développement donné par Anthime à ses fondations de Bucarest indique qu’il ne résidait plus à Târgoviște. Toute l’activité du pays se concentrait de plus en plus à Bucarest, et les boîars ne pardonnaient pas à Constantin Brâncovanu de ne pas s’y fixer d’une manière permanente : ce fut même un des motifs qu’ils firent valoir auprès de la Porte pour obtenir la déposition du prince (mars 1714). Le successeur de l’infortuné Constantin, Étienne Cantacuzène, dut transférer définitivement la capitale à Bucarest ; le métropolitain, de son côté, y établit son siège et y transporta pour la troisième fois son imprimerie (1715).

Au mois d’octobre 1715, Anthime obtint d’Étienne Cantacuzène un diplôme qui garantissait l’existence des établissements créés par lui ; mais le malheureux prince ne devait pas tarder à partager le sort de son prédécesseur. Il fut, comme Brâncovanu, emmené à Constantinople et mis à mort par les Turcs (7 juin 1716).

Dès lors la Valachie fut entièrement livrée aux Grecs. Anthime, qui avait reçu une éducation en grande partie hellénique, espéra tout d’abord qu’il lui serait possible de s’entendre avec son nouveau maître. Dans un article ajouté le 15 mars 1716 aux instructions destinées à ses moines, il salue comme un événement heureux l’élévation de Nicolas Mavrocordato à la principauté ; quelques jours plus tard, le 24 mars, il décide le prince à confirmer le diplôme signé par Étienne Cantacuzène le 14 octobre précédent ; mais cette bonne entente n’est pas de longue durée.
Anthime, malgré son origine lointaine, s’était attaché de tout cœur à sa patrie d’adoption ; il ne put voir, sans en ressentir une profonde douleur, la Valachie abandonnée comme une proie à tous les aventuriers du Phanar. Il essaya de secouer la torpeur des boîars indigènes en les excitant à la lutte contre les Grecs. Le chroniqueur Radu Popescu, qui regarde le prélat géorgien comme un traître, prétend qu’il essaya de tromper Nicolas Mavrocordato en lui faisant savoir qu’un fils de Șerban Cantacuzène, resté en Hongrie, allait passer les Carpates pour réclamer l’héritage de son père ; il l’accuse d’avoir tenu des conciliabules avec les boïars, d’avoir proposé d’appeler les Impériaux ; bref, l’historien roumain n’a que des flatteries à l’adresse de l’envahisseur étranger et des paroles de blâme pour l’homme qui essaya de sauver le pays.
Mais la lutte était inégale : les Grecs avaient depuis longtemps réussi à s’emparer des principaux emplois ; les boïars valaques étaient sans influence et sans énergie. Anthime échoua. Une assemblée d’évêques grecs convoquée par Mavrocordato déclara que le saint prélat s’était rendu coupable de magie et de pratiques diaboliques (c’était là sans doute une allusion aux talents dont Anthime avait fait preuve comme imprimeur et artiste), que c’était un conspirateur et un fauteur de révolutions, en état de rébellion contre son prince légitime. Il fut en conséquence excommunié et déclaré déchu de toute dignité ecclésiastique (août 1716).

La colère de Nicolas Mavrocordato n’était pas encore apaisée. Ce n’était pas assez d’avoir fait descendre Anthime de son siège, il voulait à tout prix se défaire de lui. Il prononça contre lui la peine de l’exil et le condamna à se retirer au mont Sinaï ; mais il le fit accompagner jusqu’au Danube et donna secrètement l’ordre à ses émissaires de le noyer dans le fleuve. C’est un Grec, c’est Photinos, qui raconte ce tragique événement. Un historien contemporain, Del Chiaro, dit que le prélat fut massacré comme il était déjà parvenu sur la rive droite du Danube ; mais, au fond, les détails importent peu, et la mort violente du saint homme est un fait certain.

Telle fut la fin d’Anthime, que les Roumains peuvent ranger à bon droit parmi les martyrs de la cause nationale.


 

„Precum ceĭ streinĭ doresc moșia să-șĭ vază
Cînd sunt întraltă țară de nu pot să șază,
Și ca ceĭ ce’ș pre mare, bătuțĭ de furtună,
Și roagă pre Dumnezeu de liniște bună,
Așa și tipografĭĭ, do cărțeĭ săvărșiră,
Laudă nencetată daŭ și mulțumiră.”

« De même que les étrangers désirent revoir leur pays quand ils sont dans une autre contrée oû ils ne peuvent s’accoutumer, de même que ceux qui sont sur la mer, battus par la tempête, prient Dieu de leur donner le calme ; de même les typographes, quand ils ont terminé des livres, rendent des actions de grâces infinies »

Souscription traditionnelle dans les livres imprimés par Anthime d’ Ivir et autres typographes de son temps.

 

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