Calciu-Dumitreasa, Communisme, La foi vivante de l’église orthodoxe, Orthodoxie, Vivre la foi ...

Un croisé du XXe siècle : le père Gheorghe Calciu – I

20 octobre 2019

Răzvan Codrescu / ROST / année IV, no. 38

traduction: hesychia.eu

La seule chance de survie du christianisme oriental est celle d’une guerre dans la Parole. Notre solution est celle de Calciu-Dumitreasa…
Nicolae Steinhardt, Jurnalul fericirii, Éd. Dacia, Cluj-Napoca, 1991

Evangile illuminé

Evangile illuminé de la fin du XIVe-début du XVe siècle

 

À une époque où l’Église orthodoxe roumaine semblait vaincue par les conjonctures et disposée à faire des compromis avec le régime politique athée et matérialiste, un professeur de séminaire, un récent prêtre, après avoir fait l’expérience la plus radicale de l’oppression communiste, osait, au cœur de Bucarest, relever la Croix et faire face presque seul à la fois à la démence destructrice du pouvoir et à la lâcheté de certains de ses supérieurs ecclésiastiques.
Il s’appelait Gheorghe Calciu-Dumitreasa et il avait 52 ans (il est né en 1925 à Mahmudia, Tulcea). Jusqu’à ce qu’une biographie plus complète soit rédigée, cette esquisse de portrait tente de définir les repères essentiels de sa vie et de sa personnalité, avec de nombreuses citations des sermons et des mémoires qu’il a laissés, éparpillés dans des volumes et des périodiques nationaux et étrangers.

I. Une jeunesse enchaînée

Avant de devenir prêtre, le jeune Gheorghe Calciu avait vécu pendant 16 ans dans les profondeurs de l’enfer. Détenu politique entre 1948 et 1964, il a également traversé la vague de terreur de Pitesti (1949-1951). Nous devons au regretté Dumitru Bacu (1925-1997) la première grande révélation de la monstrueuse « expérience » appelée « rééducation », unique par son degré de terreur et de perversion dans tout l’univers concentrationnaire communiste. Lors d’une édition ultérieure du livre de D. Bacu, préparé en 1988 et publié en 1989 (à Hamilton, Canada, sous l’égide de Cuvântul românesc), le père Calciu accepta d’écrire la préface.
« Maintenant, je lis des livres sur Pitești et je travaille sur une préface — tout ce qui serait écrit sur ces choses est fade pour nous, ceux qui sommes passés par là — en essayant d’expliquer ce qui ne peut pas être expliqué. […] J’ai écrit une préface longue et incomprise », a avoué l’auteur, trop modestement. Et vers la fin : « Peut-être que dans l’histoire de Pitesti, tout ce qui doit rester est : Et pardonnez-nous nos fautes, tout comme nous pardonnons à nos débiteurs »…
Plus tard, par exemple dans une interview à la revue Lumea credinței, à 40 ans après le pardon général des prisonniers politiques dans les prisons communistes, le Père s’est laissé convaincre à être plus explicite :
« Afin de comprendre ce que Piteşti a été, nous devons nous élever au-dessus des faits et atteindre les racines du mal, les mécanismes internes de la perversion et sa dimension métaphysique. Je crois que Pitesti a été une expérience diabolique. Là-bas, il y a eu les luttes entre le bien et le mal, dans lesquelles les bourreaux et les victimes ont été des simples instruments. C’est une expérience diabolique qui a eu lieu dans notre pays plus que dans aucune autre partie du monde. Mais j’ai cette conviction, à savoir que les forces diaboliques ont été si puissantes précisément parce que l’esprit roumain, à cette époque, était également très puissant. […] Vous voyez, lorsque la terreur de Pitești a commencé, la prétendue expérience de “rééducation” et de “démasquage”, il y avait une sorte de centre de spiritualité et de prière. Je dois dire que nous, les habitants de Pitești, sans nous enorgueillir, ou ceux de la prison, en général, nous avons été les meilleurs hommes du pays, non pas parce que nous avions des caractères spéciaux ou qui sait quels grands dons, mais simplement parce que nous nous sommes intégrés dans une pensée spirituelle sincère et authentiquement roumaine. À Pitesti, lorsque les expériences ont commencé, la prière ne cessait jamais, ni le jour ni la nuit. Chaque cellule avait un temps de prière. Lorsque la prière dans cette cellule était terminée, au moins un homme, je parle de la nuit, au moins un homme restait pour veiller, prier, méditer ; quand il finissait, il frappait le mur et la prière était transmise à la cellule suivante, et ainsi elle faisait le tour de toute la prison. De cette manière, comme dans un monastère, la prière ne cessait jamais, toute comme la fumée s’élevant vers Dieu. Bien sûr, cela n’a pas plu à Satan. Du point de vue spirituel, du point de vue métaphysique, c’était la raison d’être de Pitești ».
L’outil de Satan allait être principalement le terrible tortionnaire Eugen Țurcanu (un étudiant gris, mais maléfique, légionnaire de conjoncture et rapidement apostat) :
« Quand Țurcanu est venu à Piteşti, je ne l’avais pas connu. Je ne l’ai rencontré qu’en 1950, dans la dernière série de « démasquements ». Je pense que la structure de Țurcanu a été mauvaise dès le début. Il n’a pas été un converti du bien au mal. Il était motivé par des ambitions démesurées, car c’est seulement de cette façon qu’il a pu devenir brusquement le démon suprême de l’action de Pitesti. Car Țurcanu était doté réellement d’une extraordinaire force de domination. Lorsqu’il entrait dans une cellule, il provoquait une peur horrifiée. Et on ne peut pas expliquer comment, un à un, tous ses adversaires ont été abattus, et tout le monde en prison tremblait de peur devant lui… Il avait une force démoniaque en lui. Il nous arrachait les meilleurs parmi nous, les emmenait dans la chambre no. 4 Hôpital, les battait, transformait, torturait, bref, les retournait à l’envers. Même si rien ne changeait dans leur âme, la peur était si grande que ces personnes finissaient par devenir elles-mêmes des informateurs. Non seulement cela, mais ils démontraient également qu’ils avaient changé de mentalité. De cette façon, ils ont introduit la méfiance, la peur, le désespoir, chez beaucoup d’entre nous. Certains ont résisté, d’autres se sont suicidés, la plupart ont cédé. Je ne veux diminuer la gloire de personne, mais très peu ont résisté. Certains se sont rétablis tôt ou tard, car la restauration de l’esprit humain ne ressemble pas à la restauration du corps, elle a des lois secrètes, elle s’opère plus difficilement ou jamais… Ma guérison, par exemple, a été beaucoup plus difficile que celle des autres, car ma blessure a été plus profonde. J’étais une personne assez naïve, un enfant de paysan, avec une foi forte, avec une confiance particulière dans les gens. J’étais un gars très sympathisé par les autres. Même après ma chute, on disait de moi « l’ange déchu aux yeux bleus », car tout le monde me considérait comme un ange. Mais maintenant j’étais un ange déchu ….»
En 1951, après environ deux ans de cauchemar, comme effrayé d’assumer les proportions si monstrueuses de « l’expérience » perverse, le parti décida d’y mettre fin, mais en se lavant les mains et en transformant Turcanu (qui a finalement été exécuté) en « bouc émissaire » solitaire, derrière lequel se trouvaient, semblait-il, une manœuvre légionnaire odieuse de compromettre le nouveau régime prolétarien. Ceux qui, par leurs fausses déclarations, devaient prouver ce scénario fantasmagorique, n’étaient autres que ceux qui en avaient été victimes. Ici, cependant, « l’ange déchu aux yeux bleus », à l’étonnement de tous, refuse d’obéir et renverse obstinément cette parodie de procès :
« Je suis revenu à moi-même lorsque j’ai été confronté à des actes horribles, qui faisaient référence au processus par lequel les victimes devaient devenir des accusés. Alors l’esprit de justice s’est réveillé en moi et mon Ange m’a fait prendre, en risquant ma vie, une attitude, arrêtant cette farce terrible. À moi, ils m’ont demandé de dire que j’avais envoyé ces ordres reçus de certains chefs légionnaires à un autre chef légionnaire, Costache Oprişan, qui était en prison. Mais je n’avais jamais rencontré aucun d’eux, je n’avais aucun lien avec eux. Mais Securitatea a voulu promouvoir l’idée que cela aurait déclenché les actes de torture et l’annihilation physique et morale de Pitesti, c’est-à-dire par une manœuvre légionnaire, afin de compromettre le régime ! En outre, ils m’ont accusé d’avoir fait sortir de la prison des informations par l’intermédiaire de divers prisonniers qui ont été libérés, des informations transmises par la suite à l’étranger. C’était aussi un mensonge effronté…»
Cette heure et ce lieu ont été le “Damas” du persécuté persécuteur. Toute la vie de cet homme après l’épisode tragique de Pitesti a été une de repentance, de confession et de sacrifice. Il a mesuré, dans son âme et sa chair, la distance entre l’enfer et le paradis. Peut-être que personne après Piteşti n’a remporté une victoire morale aussi exemplaire et définitive. Parce qu’il y a un cas Gheorghe Calciu, on peut dire que “l’expérience de Pitesti” a échoué. Elle a écrasé les gens, mais elle n’a pas pu détruire, jusqu’à la fin, l’Homme. Le très éprouvé Gheorghe Calciu n’a pas sauvé seulement soi-même : il a finalement sauvé la dignité humaine devant ce que Mircea Eliade appelait “la terreur de l’histoire”.
Il convient de mentionner qu’après l’épisode “Pitesti”, l’étudiant en médecine Gheorghe Calciu est resté dans les prisons communistes encore 12 ans, étant connu comme l’un des détenus les plus “récalcitrants” et un redoutable “gréviste de la faim”. L’un des épisodes les plus mémorables et remarquables de la période post-Pitesti, s’est déroulé à Jilava en juillet 1958 et est resté légendaire dans l’histoire des prisons : le père Gheorghe Calciu, forçant l’impossible, a ouvert ses veines dans le but de sauver la vie d’un autre détenu. Cela est décrit dans l’un des volumes des mémoires de Marcel Petrişor :
“— Mon Dieu ! s’exclama Mircea en sautant vers Gore. Que fais-tu ?!
— Silence ! — lui demanda Gore. Je récolte une gamelle de sang de mon bras pour donner de la lymphe à Costache. Ne vois-tu pas qu’il a perdu tant de sang et qu’il mourra si nous n’intervenons pas avec quelque chose ? […] Pendant ce temps, Gore avait rempli la moitié de sa gamelle de sang et l’avait placé sur le bidon d’eau, la recouvrant d’un linge.
‘Je le laisse afin que les globules rouges se déposent et je vais juste lui donner la lymphe à boire’, expliqua-t-il à Mircea, en chouchoutant, tout en mettant un pansement rudimentaire sur son poignet, d’où il avait laissé couler le sang. […] Mais ils ont vite compris, en le voyant décanter la lymphe, de la gamelle dans laquelle il avait fait couler son sang, dans celle de Mircea.
— Bois ! dit-il après à Costache d’un ton impératif.
Mais Oprişan sourit sans se mouvoir. Il répondait avec un sourire d’un autre monde à tout ce qui se passait autour de lui.
— Costache, bois ça ! — lui dit Gore, pendant qu’il essayait de lui faire boire de la lymphe à tout prix […] — Trop tard ! s’exclama Iosif. Costache est loin maintenant ; si loin que personne ne peut plus rien lui faire… Laissez-le !
— Costache ! Costache ! — Cria alors Gore, comme s’il voulait le faire rebrousser chemin avec une gamelle de sang. C’est le mien, le mien, j’en ai encore ! — murmura-t-il Et eux… ils te donneront aussi leur…
Mais il s’est interrompu quand Oprişan […] a sursauté trois fois, comme s’il voyait quelque chose d’invisible et […] il rendit son âme dans les bras de Gore. La gamelle à lymphe est tombée au sol et il [Gore/Calciu] a serré Costache comme s’il ne voulait pas le laisser partir. ”
Dans la préface susmentionnée du volume Pitesti de D. Bacu, le père Calciu raconte lui-même l’épisode de la mort d’Oprişan, qui l’a profondément marqué, mais, par discrétion, ii ne mentionne pas son geste :
«En 1958, j’étais dans un navire de la mort : seize personnes étaient placées dans quatre cellules aveugles de Jilava, quatre cellules intégrées dans une cellule plus grande, en forme de demi-cylindre allongé. Un navire dont la destination était la mort. Seize personnes, chacune avec sa folie et sa sagesse, avec sa maladie et sa tragédie. La plupart étaient passés par Pitesti — plus des deux tiers d’entre nous. Avec les corps malades, les âmes blessées, affamés et affaiblis, dans des cellules où l’eau ruisselait sur les murs et où l’humidité pénétrait jusqu’aux os, nous nous trouvions dans un mélange dosé selon toute la science du Kremlin, afin de déterminer combien de temps un homme pouvait résister à la terreur, à la famine et à la torture, aux querelles de cellules, aux maladies qui infestaient chaque centimètre cube d’air avec des millions de microbes.
Alors, il est mort dans ma cellule le meilleur d’entre nous. Il était si malade et si faible que la mort était plus présente pour nous que les murs trempés, que la main du gardien qui nous frappait, ou qui déverrouillait et verrouillait la porte, plus concrète que nos pain et eau quotidiens. La toux tuberculeuse de Costache Oprişan, l’expectoration abondante et malodorante d’un poumon rongé presque entièrement par de bacilles, nous retournaient parfois nos estomacs, malgré l’immense amour que nous lui portions tous les trois.
Et pourtant, le mourant Costache était notre axe et notre soutien, notre justification pour l’au-delà, l’ange qui avait vaincu le diable pour nous. Au moment où il est mort, notre univers a perdu son sens ; alors le monde s’est effondré, le cataclysme s’est produit et nous sommes restées trois personnes dans un désert de désespoir. […] C’était en juillet 1958. Vers le coucher du soleil, dix heures après la mort de Costache, pendant lesquelles nous avions prié avec larmes et désespoir : ‘Avec les saints, accorde le repos, Christ, à l’âme de ton serviteur endormi Costache… Costache … ’, après lui avoir lavé son corps, pour qu’il entre proprement dans la terre de laquelle il avait été bâti, nous l’avons sorti nu sur le brancard, dans la cour de la prison. Le soleil se couchait et sa lumière dorée tombait sur une végétation luxuriante, folle, étouffante.
Le monde ne se souciait pas de nous. L’Univers n’était pas anéanti, le soleil n’avait pas obscurci sa lumière, la terre ne s’était pas fendue jusqu’aux profondeurs et les fleurs n’avaient pas perdu leur beauté. Nous sommes retournés à la cellule, bouleversés, détestant les fleurs et les arbres, le ciel clair et pur et le soleil doré. Sur le brancard petit et sale au milieu de la grande cour, gardé par le gardien en uniforme, se trouvait le corps nu de Costache. Maigre, juste la peau et les os (il était incroyable qu’il s’agissait d’un corps humain !), sous la lumière crue qui soulignait la faiblesse et la laideur du corps émacié, il gisait là comme un monument à la mort. Et aucun ange ne le protégeait avec une épée de feu des profanations ultérieures. Aucun. Juste un gardien en uniforme.
Sur la poitrine nue et maigre, deux grandes fleurs bleues inconnues brillaient — toutes les fleurs nous étaient devenues inconnues. Iosif les y avait placées, profitant d’un moment de confusion du gardien. Il les avait arrachées et placées sur sa poitrine osseuse, posées maladroitement, mais réelles et agressives. Le gardien cria à Iosif : ‘Enlève-les de là, enlève-les vite !’ (Il avait peur de toucher le mort). Iosif ne l’écouta pas. ‘Je vais vous apprendre moi, et à vous et à lui !’ – cria le gardien. Pour la première fois, Iosif lui répondit, car depuis la mort de Costache, hormis les larmes et les prières, nous n’avions échangé aucune parole, ni entre nous ni avec le gardien : ‘À nous, M. le gardien, vous pouvez encore nous en montrer, mais pas à lui ; il vous a échappé pour toujours’. Vous voyez, les gardiens, les anges de la matière croyaient qu’ils avaient encore le pouvoir sur nous même après la mort !
Depuis lors, des années durant, j’ai constamment appelé Costache Oprişan jour et nuit pour me donner un signe, pour qu’il me dise quelque chose sur la mort et la vie éternelle… et il n’a jamais répondu. Depuis lors, je me demande et nous nous demandons : ‘Quelle est la limite entre la mort et la vie, qui est mort et qui est vivant — nous ou Costache Oprişan ?’… ».
Il est dommage que le Père n’ait pas réussi à mettre sur papier, dans un livre de son propre chef, ses souvenirs des prisons — une sorte de mémoires qui seraient certainement restées à côté de l’Archipel du goulag d’Alexandre Soljenitsyne ou de Închisoarea noastră cea de toate zilele de Ion Ioanid (qui était censé être — mutatis mutandis – le Soljenitsyne du communisme roumain) ! Mais il n’est pas mort avant d’avoir écrit la préface mémorable du livre de Ioan Ianolide, Întoarcerea la Hristos, qu’il considérait comme le véritable testament de toute sa génération, m’avouant que c’était le livre qu’il souhaitait lui-même écrire, mais cela ne lui a pas été donné.

Sur le même thème

Pas de commentaire

Laisser un message

Rapport de faute d’orthographe

Le texte suivant sera envoyé à nos rédacteurs :