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Alexandre Soljénitsyne: Les deux révolutions I / III

14 juillet 2023

Lorsqu’on a à l’esprit les deux terribles révolutions, française et russe, on cède facilement à la tentation de les comparer pour en mesurer les ressemblances. Est-ce bien nécessaire ? En tous cas, c’est là le fruit de notre curiosité. Ce n’est pas une occupation inutile, bien qu’il faille toujours se rappeler :
 

– que les ressemblances essentielles peuvent fort bien ne pas être visibles à l’œil nu : des phénomènes de même nature peuvent différer beaucoup extérieurement ;
 
– que les acteurs de la Révolution russe étaient obsédés par des images de la Révolution française qui les encourageaient à les imiter, à les copier, de sorte que des phénomènes semblables peuvent être le fruit de cette imitation consciente, et non d’une logique profonde et identique dans les deux cas. (De son côté, la Révolution française n’avait cessé de regarder en arrière, de se comparer à l’Antiquité, d’imiter les républiques antiques. Même la rébellion américaine avait connu le même sort, et Washington ou Franklin avaient été comparés à Brutus ou à Caton).

 

Bien entendu, on ne saurait s’attendre à une répétition totale du scénario dans le déroulement des événements. Mais, à y re­garder de plus près, on ne peut manquer non plus de s’étonner d’une multitude de coïncidences entre des éléments particuliers, des traits (des invariants ?), même si leur succession et l’écart temporel qui les séparent ne sont pas les mêmes. Les intrigues sont différentes, mais les éléments se répètent.


 

1.

Mais plus encore que cette ressemblance des éléments consti­tutifs, on est frappé par une impression générale très semblable. L’essentiel est sans doute la sensation d’un élément déchaîné et irrésistible : un tourbillon qui, une fois attisé, happe peu à peu, inéluctablement, jusqu’à l’anéantissement, tous ceux qui l’avaient préparé et qui y avaient contribué. Cette sensation est bien connue et, quant à moi, je lui ai donné le titre de « Roue rouge » dès les premiers pas de mon œuvre.

Dans cette implication tourbillonnaire de tous les acteurs, aspirés dans le même cratère, on constate toujours un déplace­ment du centre de gravité de la révolution vers la gauche. Ce déplacement, cette continuation (« approfondissement » comme on dit) de la révolution ne répond pas seulement aux aspirations de la gauche la plus radicale, il bénéficie du concours de couches plus modérées et intermédiaires, même s’il se retourne immédiatement contre elles. Lorsqu’elles ont la possibilité de réprimer, de pour­suivre des cercles plus radicaux (comme chez nous en juillet 1917 ou chez les Français en juillet 1791 ou, par deux fois, en floréal des ans IV et VI, en 1796 et 1798), elles sont indécises, abouliques. (Est-ce parce qu’elles ressentent avec fatalité que les radicaux sont leurs inévitables héritiers dans la révolution ?) Bien au con­traire, elles craignent par-dessus tout d’appeler à leur aide ceux qui sont plus à droite qu’elles. Ainsi, en juin 1793, les départe­ments n’ont pas su s’unir pour se défendre, parce que les républi­cains auraient eu honte d’une alliance avec les royalistes. En 1917 les cadets [1] puis les socialistes de droite, furent condamnés à l’im­puissance, se gardant par-dessus tout d’une alliance à droite, fût-ce avec le commandement militaire. (Cette situation se répéta du reste tout au long de notre guerre civile).

Autre fait récurrent : par contraste avec cette aspiration implacable, les observateurs contemporains et bien des acteurs des événements ne cessent de croire, à chaque étape de l’évolu­tion destructrice, ne cessent même de proclamer (par autopersua­sion ?) qu’à ce stade donné « la révolution est terminée ». Chez nous, on entendit cette phrase dès le 4 mars 1917, chez les Français, le 27 juin 1789. Et les leçons des révolutions précédentes ne servent à personne.

Toute révolution dépasse de très loin, inéluctablement, les frontières concevables pour ses acteurs initiaux. Elle possède sa propre force d’inertie d’emballement, elle ne se limite jamais à ses tâches initiales.

 

2.

Si l’on suit Tocqueville dans son analyse des circonstances qui ont préparé la Révolution française, on en distinguera plusieurs qui étaient propres à la France, et non à la Russie. Des sur­vivances nombreuses de rapports féodaux. Des frontières rigides entre les ordres. Le caractère insupportable des privilèges de la noblesse, entièrement libre de toutes obligations ; une inégalité criante et injuste devant l’impôt (dont tout le poids était supporté par les classes inférieures, tandis que les privilèges revenaient aux riches). L’insouciance du gouvernement royal dans la percep­tion réitérée des impôts (puisqu’on payait plusieurs fois pour la même chose). La vénalité des charges. Les corvées royales pour les paysans. L’injustice de la corvée d’entretien des routes. Le poids du recrutement. Les redevances seigneuriales. L’effrayant embrouillamini de l’administration, la multitude d’institutions mal coordonnées entre elles. L’intervention de l’administration royale dans le domaine de la justice, les confiscations de biens en faveur des fonctionnaires, même des plus petits. L’absence d’indépendance des magistrats.

En Russie, depuis les réformes d’Alexandre II dans les années 1860, nombre de ces aspects n’existaient plus ou bien étaient en passe de disparaître. La noblesse de Russie ne jouissait plus d’un grand nombre de privilèges ni de l’arbitraire, mais elle était encore investie de quelques obligations à l’échelon du district. Les frontières entre les ordres s’effaçaient, de telle sorte que le pas­sage de l’un à l’autre devenait possible ; le plus stable restait encore l’état paysan, et les milieux de la cour étaient très fermés. Bien qu’il subsistât encore des tribunaux paysans, la majorité des délits relevaient de la justice commune, les tribunaux étaient déjà totalement indépendants de l’administration, qui ne pouvait plus bénéficier d’aucune confiscation des biens. La justice était rendue sans aucune servilité à l’égard des pouvoirs publics. Les zemstvos et les doumas municipales bénéficiaient d’une liberté et d’une marge de manœuvre non négligeables dans leurs activités locales. L’administration centrale était organisée d’une façon logique, avec un net partage des fonctions. Toutes les classes sociales étaient soumises au service militaire. (Mais il y avait toujours une inégalité psychologique au sein de l’armée, à savoir la situation inférieure des paysans, héritée de l’Histoire, ce qui produisit des effets très néfastes au cours de la Révolution). Les impôts étaient peu importants et frappaient l’ensemble de la population. Les paysans ne payaient rien aux seigneurs, sinon le loyer de la terre et ne devaient plus travailler pour le gouvernement ou pour le tsar, sauf pour l’entretien des routes à charge des zemstvos.

En France, quelque cent ans ou plus avant la Révolution, toute vie politique indépendante avait été étouffée, tandis qu’en Russie, au contraire, les zemstvos avaient vu le jour un demi-siècle avant la Révolution, et la vie constitutionnelle onze ans avant 1917. La dégradation de l’État et de la société poussait pour ainsi dire la France dans la révolution (ce qui ne signifie pas néanmoins que toute évolution pacifique fût exclue). La Russie s’en écartait par son progrès même. La Révolution russe n’a en rien aidé les progrès du pays, elle les a stoppés et pervertis de façon catastrophique. (Et, en même temps, il est intéressant de noter qu’en France le pressentiment d’une révolution possible avait été entièrement absent, dans quelque couche de la population que ce fût, comme dans les masses populaires russes. À sa veille même, les révolu­tionnaires russes ne s’attendaient nullement à la révolution, tandis que la société cultivée vivait déjà à l’heure de la révolu­tion, l’attendait et l’appelait de ses vœux).

Le domaine des ressemblances est très vaste, lui aussi. Une centralisation de plus en plus ossifiée prenait le pas sur l’initia­tive locale. Les ministres manquaient de ce « grand art de gou­verner », qui n’enseigne pas les finesses de l’appareil administratif, mais s’attache à « comprendre le mouvement de la société, à juger de ce qui se passe dans les esprits de la masse et à prévoir les résultats de cette évolution ». (Stolypine avait été un ministre de cette sorte, mais il fut tué en 1911). Mais, dans les deux pays, la pratique administrative était moins dure que les lois en vigueur. La noblesse était divisée, apathique et politiquement impuis­sante. Tout comme elle, le trône manquait d’énergie. Une classe commerçante et industrielle était en plein essor, surtout en Russie. La paysannerie n’avait aucune notion des libertés poli­tiques et ne les recherchait pas, n’aspirant qu’à la terre. Il est vrai qu’en France 50 % des terres cultivées appartenaient déjà à la paysannerie, et en Russie 76 %, mais cela ne diminuait en rien l’aspiration des paysans qui visaient les terres restantes (dont les dimensions paraissaient très grossies aux yeux des paysans russes, surtout à travers le prisme de la propagande des éléments instruits).

Dans les deux pays, les années qui précédèrent immédiate­ment les révolutions virent s’engager des réformes très importan­tes, mais, précisément, la rapidité de ces changements, qui n’étaient pas compensés par une nouvelle stabilité, contribua à déséquilibrer le pays. Les deux pays, précisément à la veille de la révolution, atteignirent une prospérité maximale en comparaison des décennies antérieures comme au regard de la période post­révolutionnaire. Les règnes de Louis XVI et de Nicolas II furent des époques très heureuses du point de vue économique. Mais plus les progrès étaient rapides, plus ils devenaient insoutenables psy­chologiquement, car on les jugeait trop lents, et plus la haine de tout ce qui n’avait pas encore été réformé grandissait.

N’oublions pas non plus les ressemblances aussi frappantes que la prépondérance écrasante de Paris et de Petrograd sur leur pays respectif, en matière d’initiative et de monopole adminis­tratifs : il suffisait qu’un événement se produisît dans la capitale pour qu’il se répercutât automatiquement dans l’ensemble du pays ; à l’inverse, un mouvement était presque à coup sûr con­damné à l’échec s’il se produisait en dehors de la capitale. En outre, il y avait à Paris, pour l’époque, une très grande concentra­tion de la population ouvrière (faubourg Saint-Antoine et faubourg du Temple). À Petrograd existait une plus grande dis­proportion encore : on y trouvait, à la veille de la Révolution, une forte concentration d’industries militaires, avec une main-d’œuvre ouvrière exemptée du service militaire et, en outre, près de 150 000 soldats encore non instruits, indisciplinés, de même que plusieurs centaines de milliers de réfugiés qui avaient fui les zones touchées par la guerre.

Dans les deux pays, au cours des décennies qui précédèrent la révolution, les classes éclairées, mues par une compassion généreuse envers le peuple, évoquèrent librement et opiniâtre­ment les besoins populaires et les injustices dont ce dernier était victime. (En Russie, c’était l’intelligentsia libérale et révolution­naire qui inculquait ces idées aux masses ; en France, ce furent même les classes privilégiées, le roi, les fonctionnaires). Et la tendance générale était de rendre le gouvernement coupable de tout. Cette propagande, jointe à l’idée fausse que les terres dis­ponibles étaient encore en quantité illimitée, enflammait efficace­ment les masses populaires. Dans les deux révolutions, on voit clairement une inspiration venant d’en haut, qu’on ne saurait en aucun cas comparer, par exemple, avec la rébellion de Pougatchev.

 

3.

Nous touchons ici un trait décisif et profond de ces deux révolutions : toutes deux se sont révélées des révolutions idéolo­giques. Toutes deux explosèrent par suite de circonstances réelles, mais toutes deux avaient été préparées pendant un siècle dans l’éducation, la philosophie, la presse. Dans les deux cas, le trône n’avait aucune doctrine politique élaborée à sa disposition, encore moins les moyens de répandre ses convictions parmi le peuple. En revanche, la classe dirigeante était la plus perméable à la nou­velle philosophie, qui rompait avec la tradition, tant monarchique que religieuse. La révolution avait eu lieu dans les esprits avant de se produire en réalité, le pouvoir était rendu impuissant par les philosophes, les journalistes, les écrivains. L’idéologie précédait de loin la révolution, sans aucun obstacle, et se répan­dait dans les esprits cultivés.

Cette idéologie (héritée, en ce qui concerne la Russie, de la France) partait d’une croyance de principe en la vertu de la na­ture humaine, qui se heurte seulement à des institutions sociales mauvaises. Ces penseurs, qui ne se fondaient sur aucune expé­rience pratique dans le domaine de l’État, édictaient facilement des verdicts catégoriques sur l’État, la nature du droit et la vie sociale — verdicts abstraits, arbitraires, mais formulés avec une grande force de conviction. N’ayant aucune idée du danger que peuvent receler des séismes sociaux, ils balayaient facilement les traditions et les coutumes, comme s’il se fût agi d’empêchements de détail. Ces verdicts étaient repris par la classe cultivée, puis se répandaient, descendaient dans les couches inférieures (surtout en France) et préparaient, menaçants, la révolution. En Russie, ce fut sous la forme de partis révolutionnaires constitués et du terrorisme-

Bien que les deux idéologies reprises par la Russie — le libéralisme démocratique et le socialisme — fussent déjà passa­blement usées en Occident, elles connurent une vigueur renou­velée en Russie, puis sur tous les continents, au cours du XXe siècle.

Parmi les convictions qui entraient dans ces idéologies, la veine anticléricale, puis antichrétienne, fut particulièrement tenace, très violente dans les milieux éclairés français et dans leur variante extrémiste bolchevique en Russie. Dans les deux pays, la classe la moins croyante était la noblesse, et c’est à partir d’elle que se diffusait l’incroyance, comme une mode à laquelle on avait honte de ne pas souscrire. Cette nature foncièrement antireligi­euse de l’idéologie (foncièrement, puisqu’elle se proposait de remplacer la religion) se traduisit dans la forme particulièrement destructrice et violente des deux révolutions : en même temps que l’État, c’étaient les lois religieuses et morales qui étaient ébranlées, et plus rien ne restait debout.

Par la nature explosive de leurs idées, par l’ampleur des tâches qu’elles se proposaient, les deux révolutions furent dès le début un phénomène international : il s’agissait de « libérer l’humanité », de transformer le monde entier, et pas seulement son propre pays.

Les deux révolutions étaient fortement possédées par l’idéo­logie, surtout dans leurs périodes jacobine et bolchevique première manière. Lorsque les clubs jacobins provinciaux copiaient totalement leur homologue initial parisien, il ne s’agissait pas seulement de subordination, mais d’une idée qui s’emparait d’eux. La foi enthousiaste de la jeunesse constitua le soutien du régime soviétique au cours des années 20 et 30, après quoi elle se tarit. (Et c’est la plus grande faiblesse de l’URSS d’aujourd’hui. Dans la révolution russe, cette idéologie jacobine héritée adopta les formulations du socialisme européen qui, à partir du coup d’État d’Octobre, prirent les dimensions d’une tâche mondiale : instaurer partout le pouvoir communiste.

 

4.

En Russie, le sentiment éprouvé par l’opinion (en France, il s’agissait même d’un sentiment national) que le pays glissait dans l’abîme commença de monter au cours des derniers mois qui précédèrent la Révolution, en automne et en hiver 1916. En France il apparut après que la Révolution eut fait ses premiers pas, en été-automne 1789. Ce décalage s’explique par un rythme différent du processus révolutionnaire, c’est-à-dire du passage d’un pays de l’état cristallisé à l’état de fusion : ce rythme fut très rapide chez nous et plus lent, comparativement, en France. Ainsi, le discours de Milioukov à la Douma le 1er novembre 1916 se situe-t-il quatre mois avant la révolution (mais déjà comme le couronnement de l’évolution constitutionnelle modérée, car, en raison du premier assaut de 1905, la Constitution est venue chez nous avant la révolution), tandis que le discours de Mirabeau, qui lui correspond, prononcé à l’Assemblée nationale le 5 octobre 1789, intervient cinq mois après le début de la révolution. (Il faut noter du reste que, dans les deux cas, ce sentiment s’accompagne d’une haine tenace de la société envers la reine, bien plus forte que celle qu’elle éprouve envers le roi).

Tant aux élections des États généraux qu’à celles de la Douma, le pouvoir ne se livra à aucune propagande gouvernemen­tale (en Russie il ne disposait même pas d’un organe de presse gouvernemental pour cela), tandis que ses adversaires menèrent une campagne très active. Le pouvoir ne savait comment influer sur les résultats des élections et ne tenta même pas de le faire. Ainsi n’empêcha-t-il pas, dans les deux cas, que se créât un centre légal public orienté contre lui. Dès les premiers événements révolutionnaires, l’attitude du pouvoir fut extrêmement floue et hésitante. (La menace des états généraux, s’ils étaient dissous, d’appeler la population à ne plus payer les impôts fut imitée en Russie au moment de l’appel de Vyborg de la première douma, avec une avance de onze ans sur la révolution).

Il serait intéressant de comparer aussi le degré d’évolution de la conscience parlementaire. Même après trois années de Révolu­tion française, le roi continuait de nommer et de révoquer les ministres. Ni l’Assemblée constituante ni l’Assemblée législative n’avaient encore avancé l’exigence d’un « ministère responsable ». Reposant sur l’expérience parlementaire occidentale, cette exi­gence surgit en Russie dès avant la révolution et apparut comme la revendication numéro un de l’opinion libérale. Mais, dans les deux cas, la vague révolutionnaire engloutit aussitôt cette re­vendication, de sorte que les milieux intéressés n’osent même plus s’en souvenir.

En outre, la douma, qui avait tant fait pour l’abdication du trône, tomba aussitôt après dans une paralysie totale au lieu de s’épanouir, et cessa littéralement d’exister, transmettant passive­ment la totalité du pouvoir exécutif, législatif, souverain, au gouvernement provisoire, qui n’avait rien de constitutionnel, qui ne reposait sur aucune base légale. De même les états généraux, qui avaient ouvert la Révolution, prenant ensuite la forme de l’Assemblée nationale, puis de la Constituante, dépérirent peu à peu, bien qu’ils eussent résisté davantage et que ce processus fût plus étalé dans le temps.

 

5.

Les personnalités des monarques et leur conduite au moment critique — voilà ce qui aurait pu être très différent et se distin­guer jusque dans les détails. Pourtant, nous trouvons bien des coïncidences entre Louis XVI et Nicolas IL Dans les deux cas, nous avons affaire à des chrétiens sincères. (Jusqu’à la veille de la révolution, les masses populaires nourrissent une attitude de vénération à leur égard). Ils sont bons et généreux, ce qui les empêche d’être sévères en politique. Tous deux sont privés d’une volonté opiniâtre, et c’est même le trait essentiel de leur caractère. La situation qu’ils ont à affronter les dépasse de la même façon. Tous deux sont influençables, quoique l’un et l’autre aient été sujets à des révoltes contre cet état de chose. (Nicolas II gardait rancune lorsqu’on exerçait sur lui une forte pression). Tous deux avaient coutume d’écouter poliment, de sourire même, mais de se décider rarement : ils se perdaient dans des influences divergentes, et ceux qui avaient affaire à eux n’étaient jamais certains que leurs décisions fussent définitives. Tous deux étaient las du métier de monarque et préféraient la vie privée et fami­liale. On trouve même des coïncidences tout à fait fortuites : tous deux étaient économes dans leurs dépenses personnelles, tous deux étaient passionnés de chasse.

Leur action (ou inaction) contre la révolution était guidée par la même raison : tous deux craignaient de verser le sang de leurs contemporains. Les deux monarques ont connu une longue pério­de d’indécision. Chez Nicolas, elle porte sur 1905 et la période prérévolutionnaire ; chez Louis XVI, sur les trois premières années de la Révolution. Il y a aussi une similitude (à des échelles différentes et à des étapes différentes des révolutions) entre la façon dont Nicolas II a trahi toute la hiérarchie militaire et l’armée par son abdication du 2 mars 1917 et celle dont Louis XVI, par sa capitulation passive du 10 août 1792, a abandonné la poignée de Suisses qui lui restaient fidèles jusqu’au bout. Et aussi entre le bonheur témoigné par Louis XVI après sa capitulation et le bref moment de soulagement éprouvé par Nicolas, qui pouvait désormais, dans sa détention prolongée et relativement paisible, libérer son âme des fardeaux politiques. Nicolas II fut épargné par le destin des humiliations révolutionnaires que Louis XVI eut à subir : tantôt il lui fallait aller saluer Paris révolté (le 17 juillet 1789), tantôt annoncer à toutes les cours d’Europe qu’il était prétendument « libre » ; tantôt recevoir l’hostie d’un prêtre qui avait trahi (assermenté), tantôt (le 4 février 1790) proclamer qu’il était pour la poursuite de la Révolution. On n’exigea rien de semblable de Nicolas II (et on ne sait si l’on aurait pu ou non le contraindre à de pareilles choses). Enfin, Louis XVI fit une tentative de fuite et put malgré tout bénéficier du concours d’une poignée de parti­sans, tandis que Nicolas ne se livra à aucune tentative de ce genre et ne put savoir s’il avait des partisans.

Louis XVI avait fui avec l’idée d’appeler l’Europe à sa rescousse contre la Révolution. Nicolas n’eut jamais de telles velléités, ni en 1905 ni en 1917 ; après son abdication, il adressa un dernier ordre à l’armée (le 8 mars 1917, il fut intercepté par le gouvernement provisoire) : vaincre l’ennemi sous la conduite du gouvernement provisoire. (De même, Marie-Antoinette avait sou­haité que l’armée française fût défaite, à l’inverse d’Alexandra Fedorovna. Mais sur ce point nous trouvons une grande simili­tude entre les deux reines : une beauté orgueilleuse, les calom­nies dont elles furent victimes, une attitude de mépris devant les attaques de la famille royale, de la cour, du grand monde, et aussi une incapacité à oublier les offenses. L’impératrice russe ressentait d’ailleurs très vivement sa ressemblance avec Marie — Antoinette, elle choyait le portrait de celle-ci et peut-être pres­sentait-elle que son sort serait identique).


[1] Les cadets (KD) — « démocrates-constitutionnels ».

 

Traduction par Vl. Bérélovitch
Le messager orthodoxe — Revue de pensée et d’action orthodoxes, No. 111, II — 1989, Paris. p. 10-41

 


 

 

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