Alors Hérode, voyant qu’il avait été joué par les Mages, entra dans une grande colère ; et il envoya tuer tous les enfants qui étaient à Bethléem et dans tous ses environs, depuis l’âge de deux ans et au-dessous, selon le temps dont il s’était enquis auprès des Mages. Alors s’accomplit ce qui avait été dit par le prophète Jérémie, en ces termes : Une voix a été entendue à Rama, des pleurs et de grandes lamentations ; c’est Rachel pleurant ses enfants, et elle n’a pas voulu être consolée, parce qu’ils ne sont plus. Mt 2 16-18
Colère d’Hérode, il massacre les Innocents.
Hérode ne devait point ainsi entrer en colère. Il devait craindre, s’humilier, et reconnaître la vanité de son entreprise. Mais rien ne l’arrête. Car lorsqu’une âme est une fois devenue impie et désespérément malade, elle rejette tous les remèdes que Dieu lui offre pour la guérir. Considérez donc combien ce prince ajoute à ses premiers crimes, prolonge la chaîne de ses homicides, et se jette de lui-même de précipice en précipice. Sa colère, son envie est comme un démon qui l’agite et qui le transporte, sans que rien puisse l’arrêter. L’insensé se déclare contre la nature même ; et furieux d’avoir été joué par les mages, il tourne sa fureur contre des enfants innocents. II semble qu’il veuille faire dans la Judée, ce que Pharaon fit autrefois dans l’Égypte.
« Hérode envoyant de ses gens, » dit l’Évangile, « fit tuer tous les enfants qui étaient dans Bethléem, et dans tous les pays d’alentour, âgés de deux ans et au-dessous, selon le temps qu’il s’était fait marquer exactement par les mages. » Prêtez-moi ici toute votre attention. Plusieurs parlent bien légèrement de ces enfants, leur sort, à les en croire, accuserait la justice divine. Les plus modérés d’entre eux suspendent seulement leur jugement ; mais les autres sont plus hardis et plus emportés. Permettez que nous nous arrêtions un peu sur ce sujet, afin de guérir les uns de leur ignorance et de leur doute, et les autres de leur excès et de leur folie. Si l’on ose accuser Dieu d’avoir laissé tuer ces enfants, qu’on l’accuse donc aussi de la mort du soldat qui gardait saint Pierre. Comme ces petits enfants meurent ici au lieu de l’enfant Jésus, qui se sauve et qu’on voulait perdre ; de même lorsque saint Pierre fut délivré par un ange de ses chaînes et de sa prison, le tyran qui ressemblait à celui-ci et de nom et de cruauté, ne l’ayant point trouvé, fit mourir à sa place les soldats qui le gardaient.
Mais à quoi sert cet exemple, me direz-vous ? C’est augmenter la difficulté et non pas la résoudre. Je vous le dis aussi à ce dessein, et si je joins une seconde difficulté à la première, c’est afin de répondre en même temps à toutes les deux. Quelle est donc cette réponse ; et que pouvons-nous dire de probable sur ce sujet ? C’est que ce n’est point l’enfant Jésus qui cause la mort de ces enfants, mais la seule cruauté d’Hérode ; comme ce ne fut point saint Pierre qui fit mourir les soldats, mais la brutalité du prince. S’il eût trouvé les portes de la prison brisées, ou les murailles percées, Hérode aurait eu peut-être un juste sujet de condamner la négligence des gardes. Mais puisque tout était dans le même état, les portes toujours fermées, tas soldats encore munis des chaînes dont on les avait liés avec l’Apôtre, il devait conclure, s’il eût pu juger sainement des choses, que ce n’était point là l’ouvrage de la force et de l’artifice des hommes, mais l’effet d’une puissance tout extraordinaire et toute divine. Il devait adorer l’auteur d’un si grand miracle au lieu d’exercer sa cruauté sur les soldats. Dieu, dans l’opération de ce miracle, avait fait ce qu’il fallait, non-seulement pour ne pas exposer les gardes à la mort, mais encore pour amener le prince à la connaissance de la vérité. Si le tyran persista dans son impiété, pourquoi attribuer au sage médecin des âmes, à celui qui est bienfaisant en toutes ses œuvres, un mal qui n’est arrivé que par le dérèglement du malade ?
Nous pouvons dire la même chose ici. Pourquoi, ô, Hérode, vous mettez-vous en colère, lorsque vous vous croyez trompé par les mages ? Ne savez-vous pas que cet enfantement est divin ? N’avez-vous pas assemblé les prêtres et les scribes’ ? N’ont-ils pas fait voir que le prophète avait jugé par avance de cette affaire, et que longtemps auparavant il avait prophétisé cette naissance ? N’avez-vous pas vu cet admirable rapport du présent avec le passé ? N’avez-vous pas su qu’une étoile avait conduit les mages ? N’avez-vous pas rougi du zèle de ces étrangers ? N’avez-vous pas admiré leur liberté de langage ? N’avez-vous pas tremblé à l’oracle du prophète ? N’avez-vous pas dû comprendre aisément quelle devait être la suite de tant de merveilles ? Ne jugiez-vous pas de l’avenir par le passé ? Pourquoi donc toutes ces choses ne vous faisaient-elles pas conclure en vous-même, que ce n’était point là l’ouvrage de la tromperie des mages, mais de la puissance de Dieu, qui conduisait tout avec une admirable sagesse ? Mais quand même les mages se seraient joués de vous, pourquoi vous en prendre à ces enfants, qui ne vous ont fait aucun mal ?
L’orateur repousse divers reproches faits à la divine providence, à propos du massacre des jeunes enfants de Bethléem. Ceux qui supportent courageusement l’injustice n’en sont point lésés, quoiqu’ils paraissent l’être.
Fort bien, direz-vous, vous montrez parfaitement qu’Hérode était un homme de sang, et que sa cruauté est inexcusable ; mais vous n’avez pas résolu l’objection concernant l’injustice du fait. C’était Hérode qui commettait l’injustice, soit, mais pourquoi Dieu la laissait-il commettre ?
Que répondrai-je ici, sinon ce que j’ai coutume de vous représenter souvent, et dans l’église et partout ailleurs, et que je vous prie de bien retenir ? Car c’est une règle qui doit vous servir pour d’autres semblables difficultés. Voici donc ce que je vous réponds. Il se trouve beaucoup de personnes qui veulent faire du mal aux autres. Mais je soutiens qu’il n’y a point d’homme qui puisse faire un mal véritable à un autre homme. Et pour ne pas vous tenir en suspens, je dis en un mot, que, qui que ce soit d’entre les hommes qui nous offense, Dieu tourne le mal qu’il nous fait à notre avantage, et s’en sert ou pour nous pardonner ou pour augmenter notre récompense. Afin d’éclaircir ce que je dis, je vous en, donne un exemple. Supposons qu’un serviteur soit redevable d’une somme considérable à son maître, que des hommes injustes le maltraitent, qu’on lui ravisse une partie de ce qu’il a ; supposons encore que le maître puisse empêcher le vol, commander la restitution, et qu’au lieu d’agir de la sorte, il prenne sur ses comptes pour dédommager son serviteur, pourrait-on dire que : celui-ci a été lésé ? pas le moins du monde. Mais si le maître remet au serviteur plus qu’on ne lui a pris, celui-ci n’aura-t-il pas gagné au lieu de perdre. Évidemment si.
Ayons ces pensées dans les maux dont on nous afflige injustement. Soyons certains que les afflictions ou nous obtiendrons la rémission de tous nos péchés, ou que si nos péchés ne sont pas en si grand nombre qu’elles, elles nous mériteront une plus riche couronne. Vous en avez la preuve dans ce que dit saint Paul de celui qui était tombé dans la fornication : « Livrez, » dit-il, « cet homme à Satan pour faire mourir sa chair, afin que son âme soit sauvée. » (I Cor. V, 5.) Vous me direz qu’il s’agit ici des maux que nos ennemis nous font souffrir, et non pas des corrections que nos pasteurs nous imposent avec justice. Mais si vous voulez considérer avec soin les uns et les autres, vous n’y trouverez aucune différence. Notre difficulté était de savoir si le mal qu’on souffre est véritablement un mal pour celui qui Je souffre. Mais je puis vous apporter un exemple qui se rapproche davantage de la question qui nous occupe. Souvenez-vous de David insulté dans son malheur par ce Séméi qui faisait pleuvoir sur lui les plus violentes injures ; ses soldats voulaient tuer cet insulteur, mais il les retint, et leur dit : « Laissez-le faire, laissez-le maudire. Peut-être que le Seigneur regardera mon affliction, et qu’il me fera quelque grâce pour ces malédictions que j’endure. » (II Rois, XVI, 40.) C’est ce qu’il dit aussi dans ses psaumes : « Voyez combien mes ennemis se sont multipliés, et combien est injuste la haine qu’ils me portent et remettez-moi tous mes péchés. » (Ps. XXIV, 48, 49.) Le Lazare de même entra dans le repos ; parce qu’il avait souffert en cette vie une infinité de maux. Ceux donc à qui on veut faire du mal, n’en reçoivent point en effet, s’ils le souffrent avec patience ; au contraire ce mal se change pour eux en un grand bien, soit que Dieu les châtie par l’affliction, ou que le démon les persécute.
Mais quels crimes, me direz-vous, ces enfants avaient-ils fait pour qu’ils dussent les expier par une mort si sanglante ? Ce que vous dites peut être vrai pour les personnes avancées en âge, et qui ont commis beaucoup de péchés ; mais pour ces innocents qui meurent dans le berceau,’ quel péché avaient-ils pu « faire, qui dût être lavé de leur sang ? — Souvenez-vous que je vous ai dit, que si l’injustice qu’on nous fait, ne trouvait point de péchés à punir en nous, elle nous mériterait une grande récompense. Quel mal est-il donc arrivé à ces enfants, lorsque, mourant pour un tel sujet, ils ont passé par une mort si prompte, comme par une courte tempête, au port éternel d’une heureuse paix ?
Ils eussent pu, dites-vous, devenir de grands saints, s’ils eussent longtemps vécu. Mais croyez-vous que leur récompense ait été médiocre, pour avoir été tués à la place de Jésus-Christ ? Et nous pouvons dire encore que si Dieu eût prévu que ces enfants eussent dû s’élever un jour à un grand mérite, il n’eût pas permis qu’ils eussent été tués dans le berceau. Car s’il tolère avec une patience si infatigable, ceux même qu’il sait devoir toujours demeurer dans le crime, il aurait bien plutôt empêché la mort de ceux-ci, s’il avait prévu qu’ils dussent un jour parvenir à un haut degré de vertu.
L’historien Josèphe et le roi Hérode. — Dieu accomplit ses desseins par les efforts que font les hommes pour les entraver et les contrarier.
Voilà ce que nous pouvons dire sur ce sujet, mais il y a d’autres raisons bien plus secrètes de cette conduite, qui ne sont connues que de Celui qui a réglé ces événements, avec une providence incompréhensible. Remettant donc à Dieu la connaissance exacte et entière de ce secret, passons à la suite et apprenons de l’affliction des autres à souffrir avec courage tous les maux qui pourront nous arriver. Quelle tragique calamité en effet frappa alors Bethléem, où l’on voyait de tous côtés les enfants arrachés du sein de leur mère pour être cruellement immolés à la fureur d’un tyran !
Que, si vous êtes encore faible, si souffrir avec patience et sans se plaindre vous semble une sagesse au-dessus de vos forces, jetez les yeux sur la mort d’Hérode et respirez un peu à cette vue. La justice de Dieu fut prompte à le frapper, elle lui infligea une punition proportionnée à son crime, en lui faisant souffrir une mort cruelle, plus déplorable que tout ce qu’il fait endurer à ces innocents ; elle l’accabla de mille maux, que savent ceux qui ont lu son histoire dans Josèphe. Je ne la rapporte point ici pour n’être pas trop long et pour ne pas interrompre la suite de notre Évangile.
« Ce fût alors qu’on vit l’accomplissement de ce qui avait été prédit par le prophète Jérémie. — Un grand bruit a été entendu en Rama, on y a entendu des plaintes, des pleurs et des cris lamentables ; Rachel pleurant ses enfants et ne voulant point recevoir de consolation parce qu’ils ne sont plus. » Comme l’évangéliste avait rempli l’esprit du lecteur d’horreur et d’épouvante, en lui représentant un carnage si inhumain, si injuste, si cruel et si barbare, il le console ensuite en disant qu’il n’était point arrivé, ou par l’impuissance, ou par l’ignorance, de Dieu ; puisqu’au contraire il l’avait prévu longtemps auparavant et l’avait prédit par son prophète. Relevez donc votre courage, ne craignez plus lorsque vous jetez les yeux sur cette providence de Dieu, qui se montre également et dans ce qu’elle fait elle-même et dans ce qu’elle laisse faire aux hommes.
C’est ce que Jésus-Christ disait autrefois à ses apôtres. Après leur avoir prédit qu’ils seraient traînés devant les tribunaux et menés au supplice ; que toute la terre s’élèverait contre eux et leur ferait une guerre irréconciliable, il ajoute aussitôt pour les consoler : « N’est-il pas vrai qu’on a deux passereaux pour une obole ? Et néanmoins il n’en tombe pas un seul sur la terre, sans la volonté de votre Père céleste. » (Matth. X, 29.) Il leur parlait de la sorte, pour leur apprendre que rien ne lui est caché ; et qu’il voit tout, quoiqu’il ne fasse pas tout. Ne craignez point, leur dit-il, ne vous troublez point. Celui qui voit ce que vous souffrez et qui le pourrait empêcher s’il le voulait, montre assez que s’il permet que vous souffriez quelque chose, c’est parce qu’il a soin de vous et qu’il vous aime. Ce sont les sentiments que nous devons avoir dans toutes nos afflictions, et nous y trouverons toute la consolation que nous pouvons souhaiter.
Mais quelqu’un dira peut-être : Qu’a de commun Rachel avec Bethléem ? « Rachel, » dit l’Évangile, « pleure ses enfants. » Qu’a aussi de commun Raina avec Rachel ? Rachel, mes frères, était la mère de Benjamin, et elle fut enterrée après sa mort dans un champ près de Bethléem. Comme donc son sépulcre était fort proche, que ce champ était échu à la tribu de Benjamin et que Rama était aussi de cette même tribu, l’Évangile appelle ces petits innocents les enfants de Rachel, à cause du chef de cette tribu et du lieu de sa sépulture. Et pour marquer que cette plaie était cruelle et incurable, il ajoute : « Elle n’a point voulu se consoler parce qu’ils ne sont plus. »
Nous apprenons encore ici ce que j’ai déjà dit, que nous ne devons jamais nous troubler, lorsqu’il nous arrive des choses contraires aux promesses que Dieu nous a faites. Car aussitôt que Celui qui venait pour sauver son peuple, ou plutôt toute la terre, est né, considérez par quelles épreuves il commence un si grand œuvre. Sa mère s’enfuit, son pays tombe dans la dernière affliction, on fait un carnage d’enfants le plus lamentable qu’on eût jamais vu, et on n’entend de toutes parts que les pleurs, les soupirs et les cris des mères désespérées. Cependant ne vous troublez point. Dieu d’ordinaire accomplit ses desseins par des voies qui leur semblent tout opposées, pour nous faire admirer davantage sa toute-puissance. C’est ainsi qu’il a formé ses disciples, les préparant à de grandes actions par des moyens qui semblent tout contraires à ce dessein, afin que ce miracle parût plus grand. Car en souffrant les fouets, les exils et mille autres maux, ils sont devenus les maîtres de ceux même qui les ont traités de cette sorte.
Saint Jean Chrysostome – Commentaire sur l’Évangile selon Matthieu | Homélie IX
Saint Jean Chrysostome, Œuvres complètes traduites pour la première fois sous la direction de M. Jeannin, licencié ès-lettres professeur de rhétorique au collège de l’Immaculée-Conception de Saint-Dizier. Bar-le-Duc, L. Guérin & Cie, éditeurs, 1865, Tome VII, p. 66-69
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