Ils ne sont pas clos, les récits inscrits dans les pierres des Solovki, car les pierres des temps présents viennent s’aligner sur les anciennes et elles sont parfois d’une trempe égale.
Ainsi l’évêque lllarion. Son nom était déjà nimbé de gloire lorsqu’il est arrivé aux Solovki. On racontait que, dans un passé encore récent, il avait été envoyé par le saint-synode dans le Caucase pour apaiser les passions qui agitaient un monastère dans la région, passions suscitées par la prédication d’un moine fanatique du nom d’Illiodore, une sorte de Savonarole russe. Le monastère avait refusé de se soumettre et s’était barricadé. Prendre des mesures policières dans une affaire strictement religieuse eût été malséant. Les moines refusaient de recevoir le jeune vicaire et d’entendre ses exhortations. Mais cela n’intimida point le jeune soldat du Christ : par la force de son verbe, il réunit des fidèles, partit en croisade contre le monastère et le prit d’assaut, comme cela s’était vu au temps jadis. Ce récit est en partie légendaire, en partie vrai : j’en ai eu la confirmation à partir de différentes sources. En revanche, un autre récit le concernant, qui apparut à la fin de la première année de son séjour aux Solovki, n’a aucun fondement factuel, mais il est révélateur du caractère indomptable de cet hiérarque typiquement russe. C’est un récit qui présente une vérité purement intérieure, comme un apocryphe.
On racontait que le nonce du pape était arrivé à Kem pour réaliser l’Union, profitant de la situation tragique dans laquelle se trouvait le clergé orthodoxe. On disait que l’Oguépéou, pour des motifs diplomatiques, avait été contraint d’autoriser la consultation avec les hiérarques russes incarcérés. Ces derniers auraient choisi monseigneur lllarion pour les représenter. On peignait avec les couleurs les plus vives la rencontre à Kem des deux légats — les riches vêtements sacerdotaux du nonce et les pauvres hardes d’Illarion. On reproduisait les discours de l’envoyé papal et les conditions proposées par lui pour réaliser l’union des deux Églises, sa promesse de faire libérer du camp tout le clergé russe… et le refus catégorique, fier et tragique d’Illarion, préférant la couronne de martyr à la tiare de cardinal qui lui était proposée. On évoquait des détails, comme l’icône qu’Illarion aurait tenue devant lui en allant à la rencontre du nonce…
Bien sûr, rien n’est vrai dans cette légende et rien ne peut l’être : une ambassade du pape à Kem, l’autorisation de rencontrer les captifs sont choses impensables. Tous les hiérarques emprisonnés aux Solovki ont nié les faits, ce qui n’a pas empêché cet apocryphe de naître et de se propager sur l’île, voire au-delà : je l’ai entendu plus tard à Moscou.
Si cette légende existait et perdurait, c’est parce que les gens voulaient voir une incarnation de la force spirituelle de l’Église, sa résistance à toutes les épreuves. Et ils la voyaient en monseigneur Illarion. En effet, sa formidable force morale se fit connaître dès les premiers jours de son arrivée au bagne. Bien qu’il ne fût pas le plus âgé, il fut aussitôt considéré par ses pairs comme investi de la plus haute autorité. Son prestige auprès des fidèles et des laïques était immense : on le tenait pour le locum tenens du trône patriarcal ; on disait que le patriarche Tikhon l’avait désigné comme tel – ce qui était une légende. On disait aussi qu’il avait été contacté pour prendre la tête du mouvement créé par le Guépéou appelé l’« Église vivante » et qu’il avait farouchement refusé. Cette dernière information est probablement vraie. La force morale qui émanait de cet évêque invariablement silencieux et paisible en imposait aux geôliers eux-mêmes. Ils ne se permettaient pas les blagues et les grivoiseries qui étaient d’usage chez les tchékistes et chez beaucoup de droits-communs à l’égard de ceux qu’on appelait communément les « opiums ». Certains, comme par inadvertance, lui disaient « monseigneur ». Jamais on ne l’a appelé « le pope » ou « camarade ». C’est lui qui toujours était choisi pour se rendre en délégation auprès du patron de l’île Eichmans et il avait toujours gain de cause. Il obtint notamment que les ecclésiastiques soient regroupés dans la sixième compagnie, avec un régime moins dur et qu’ils soient affectés à des tâches où leur honnêteté serait appréciée. Il obtint, lors de l’épidémie de typhus, quand on rasait tout le monde, que les prêtres et les évêques gardent leurs cheveux et leurs barbes (dûment soignés), ce qui leur épargna insultes et quolibets. Et s’il cherchait à faire affecter les autres à des travaux moins durs, pour lui-même, monseigneur Illarion ne recherchait rien : il refusa même plus d’une fois les propositions d’Eichmans qui appréciait ses dons d’organisation. Il resta simple pêcheur. Je pense que la mer, dans sa démesure, répondait à sa nature profonde, la nature d’un prince de l’Église, d’un descendant direct des évêques, archimandrites, higoumènes, qui ont instruit et dirigé les princes de ce monde, puissants dans leur simplicité et simples dans la puissance dont Dieu les avait investis.
Boris Chiriaev, La veilleuse de Solovki, Traduit du russe et annoté par Anne Kichilov, p. 239-241, Éditions des Syrtes, Paris, 2005
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