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« Vous souvenez-vous de ces matines pascales, aux Solovki ? »

12 janvier 2021

Comment donc ! Comment ne me souviendrais-je pas de cet unique office pascal qui avait été autorisé, dans la vieille église du cimetière ! Je travaillais alors, non aux travaux de flottage, mais au théâtre, à l’édition et au musée. J’avais commencé mon travail au musée quand les préparatifs de cet office battaient leur plein.

 

 

Monseigneur Illarion avait obtenu d’Eichmans l’autorisation de célé­brer les matines pascales pour tous les prisonniers, pas seulement pour le clergé. Il avait obtenu qu’on sortit du musée, pour la nuit, les bannières, les porte-cierges, les croix, mais il avait oublié de parler des vêtements sacerdotaux. Aller quémander une seconde fois était impossible. Mais nous ne nous décourageâmes pas. Nous fîmes venir de toute urgence au musée notre ami, le célèbre escroc-cambrioleur Volodia Bedrout. Tandis que Gloubokovski, intarissable parleur, retenait l’attention du directeur du musée, dans une pièce éloignée, Bedrout opérait avec son passe-partout, crochetait les vitrines et en sortait les antiques et précieux vêtements, et notamment l’étole du métropolite Philippe Kolytchov. Tout fut remis en place, le lende­main matin, par le même procédé.

Ces matines pascales n’auront jamais leurs semblables. Des dizaines d’évêques marchaient en tête de la procession. Les antiques porte-cierges miroitaient dans la nuit et dans leur sillage s’éclairaient, sur les bannières, les visages du Sauveur et de Sa Très Sainte Mère. Aucun carillon ne retentit pour annoncer l’office, car la dernière cloche, celle qui avait survécu au sac du monastère en 1921, avait été arrachée en 1923. Cependant, bien avant minuit, des ombres grises, en une longue file, longeaient les murs cyclopéens et les sombres tours enneigées. Peu réussirent à entrer dans l’église, qui était trop petite pour contenir ne serait-ce que le clergé dans sa totalité (car il faut savoir que dans le camp étaient incarcérés plus de cinq cents ecclésiastiques). Le cimetière était noir de monde et des gens étaient refoulés jusqu’aux premiers sapins, en bordure de la forêt. Pas un son. Les âmes exténuées avaient soif de paix, de la bienheureuse paix de la prière. On tendit l’oreille pour saisir l’écho des chants sacrés qui passaient par les portes ouvertes de l’église ; dans le ciel sombre dansaient les reflets diaprés de l’aurore boréale, qui se rejoignaient, lançaient des feux azurés, s’élançaient vers le zénith et retombaient de là-haut, telles de longues chasubles immatérielles. Illarion, avec l’autorité d’un hiérarque investi d’une force surnaturelle, comme le théurge qui commande aux éléments, lança l’incantation :

« Que Dieu se lève, et Ses ennemis seront dispersés ! … »

Des flocons de neige tombaient des branches des sapins les plus proches et au sommet du clocher s’illuminait la Croix Vivifiante, dressée là par nous en ce jour, symbole de la Passion et de la Résurrection du Christ ! La procession, miroitant de mille lumières, sortit de l’église : dix-sept évêques en vêtements liturgiques, accompa­gnés de porte-cierges et de flambeaux, plus de deux cents prêtres et autant de moines, et derrière eux, le défilé ininterrompu de ceux dont le cœur et les pensées s’élançaient, cette nuit-là, vers le Christ Sauveur. Les somptueuses bannières, tissées jadis par les maîtres d’œuvre de Novgorod la Grande, sortaient solennellement ; les porte-cierges, présent du doge de Venise au lointain monastère, lan­çaient leurs feux ; les saintes chasubles brodées par les doigts fins des grandes duchesses de Moscou se voyaient libérées de leur captivité.

« Christ est ressuscité ! »

Peu nombreux furent ceux qui entendirent la grande nouvelle proclamée dans l’église, mais tous la sentirent avec leur cœur et, comme une houle, se répandit la réponse, dans le silence enneigé :

« En vérité, Il est ressuscité !

— En vérité, Il est ressuscité ! »

Ces mots retentirent sous la voûte du ciel illuminée par l’aurore boréale.

« En vérité, Il est ressuscité ! »

L’écho s’en répandit dans le silence du bois séculaire, se transmit derrière les murailles pour être entendu de ceux qui n’avaient pas pu sortir en cette sainte nuit, de ceux qui étaient restés cloués à leur lit d’hôpital, de ceux qui étaient enfermés dans la pestilentielle « cre­vasse d’Avvakoum », qui depuis toujours a servi de cachot. Les condamnés à mort se signèrent. Les lèvres blanches, tuméfiées et san­guinolentes des malades du scorbut répétèrent dans un murmure les paroles de la vie éternelle. Ceux qui étaient à chaque minute, à chaque instant menacés de mort marchaient en chantant un chant de victoire et de jubilation, la victoire sur la mort terrassée, foulée aux pieds. Tous chantaient… Le chœur de « ceux qui sont dans les tombeaux » exaltait son invincible Résurrection que les forces du Mal ne sauraient entraver. Et les murs de la prison, dressés par des mains tachées de sang, tombaient. Le Sang versé au nom de l’Amour donne la vie éternelle et la joie. Le corps, sans doute, se languit en captivité, mais l’Esprit est libre. Il n’existe pas au monde une force qui puisse L’éteindre. Vous n’êtes qu’impuissance et néant, vous qui le maintenez dans les fers. Vous ne L’enchaînerez pas. Il ressuscitera pour le règne du Bien et de la Lumière !

« Le Christ est ressuscité des morts, par la mort II a vaincu la mort ! … »

Tous chantaient — et le vieux général qui tenait à peine sur ses jambes, et le Biélorusse à la taille de géant, et ceux qui avaient oublié les paroles du tropaire, et ceux qui peut-être les avaient injuriées… Elles résonnaient cette nuit-là avec la force de la Vérité qui ne s’éteint pas, la Vérité incandescente…

« … À ceux qui sont dans les tombeaux II a donné la vie ! »

La joie et l’espérance pénétraient dans leurs cœurs fatigués. Les souffrances, la captivité ne sont pas pour toujours. La vie de l’Esprit, elle, n’a pas de fin. Nous mourrons, mais nous renaîtrons. Sortira également de captivité l’illustre monastère — rempart de la terre russe. Renaîtra la Russie crucifiée pour les péchés du monde, la Russie humiliée, profanée. Elle sortira purifiée par sa souffrance, elle qui est démesurée jusque dans sa chute ; elle sera purifiée et resplendira dans la lumière de la Vérité divine. Et l’on saura que ce n’est j donc pas par hasard, pas pour rien, qu’ont convergé ici, de tous les horizons de la terre russe, tous les persécutés, les déshérités, les exclus de la vie. N’est-ce pas ici, dans cette arche sainte, que de tous temps le peuple russe est venu apporter sa douleur et son espérance ? N’est- ce pas des mains de ceux qui ont fait le vœu de « racheter leur péché par le travail » en venant ici vénérer saint Zossime et saint Sabbace, qu’ont été érigés les murs séculaires, n’est-ce pas ici que sont venus à la recherche de la paix de l’âme, et pour se détourner de la vanité du monde, les pirates des rivières, les rebelles de Novgorod ?

« Venez à Moi, vous tous qui êtes fatigués et chargés et Je vous soulagerai... »

Ils étaient venus et ils s’étaient rassemblés en cette sainte nuit, ils avaient échangé le baiser pascal. Ainsi, les murs qui jadis avaient séparé le dignitaire de Saint-Pétersbourg du moujik de Kalouga, le prince descendant de Riourik et Ivan le Gueux étaient tombés. Dans la cendre refroidie de la vanité humaine, du mensonge et de la cécité, avaient jailli les étincelles de la Lumière et de l’Esprit.

« Christ est ressuscité ! »

Ces matines furent les seules célébrées au bagne des Solovki. On a dit qu’elles avaient été autorisées parce que l’Oguépéou désirait faire montre aux yeux de l’Occident « de son humanité et de sa tolérance religieuse ». Jamais je ne pourrai les oublier.

 

Boris Chiriaev, La veilleuse de Solovki, Traduit du russe et annoté par Anne Kichilov, p. 301-304, Éditions des Syrtes, Paris, 2005

 

 


 

 

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