La foi vivante de l’église orthodoxe, La prière hésychaste, Orthodoxie, Prière

La prière hésychaste et les philosophies orientales

19 octobre 2023

– Si j’ai bien compris, ceci est surtout le résultat de l’ascèse, de la sobriété et de la prière de Jésus. Permettez-moi cependant une question, non que j’y croie, mais parce que j’entends souvent à notre époque certaines personnes objecter que la « prière pleine de grâce » et le moyen d’y arriver sont un yoga chrétien qui prend modèle sur les religions d’Extrême-Orient. Qu’avez-vous à dire sur ce point ?
 

 

– Pour moi, ceux qui disent cela sont dans une ignorance totale de la condition charismatique de notre Église : par la « prière », c’est la grâce que nous acquérons. Ils ne le savent pas parce qu’ils ne l’ont pas vécu, mais il ne faudrait pas qu’ils accusent ceux qui en ont eu l’expérience. Et ils font injure même à nos saints Pères, dont beaucoup ont lutté pour elle et ont défendu sa dignité avec acharnement. Seraient-ils tombés dans l’erreur ? Dans l’erreur, un saint Grégoire Palamas ? Mais eux ignorent jusqu’à la Sainte Écriture. La phrase : « Fils de David, aie pitié de moi », qui signifie : « Jésus, aie pitié de moi », a été prononcée par les aveugles — et ils ont trouvé la lumière —, par les lépreux — et ils ont été guéris de leur lèpre, etc. La prière « Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi » comporte deux aspects principaux : sur le plan dogmatique elle confesse la divinité du Christ ; sur le plan de la prière elle lui demande notre salut. La confession de la foi dans le Dieu-homme est liée à la confession que nous sommes impuissants à nous sauver seuls. Tout est dit là, et c’est sur ces deux points qu’est fondé tout le combat du chrétien : la foi dans le Dieu-homme, et la conscience de notre état de pécheur. C’est ainsi que la prière exprime en quelques lignes tout l’effort du fidèle, et résume tout le dogme de notre Église orthodoxe.

C’est par la prière que nous acquérons cette double connaissance. Saint Maxime explique que la pression de l’orgueil se compose de deux ignorances : l’ignorance de la puissance divine et l’ignorance de la faiblesse humaine. C’est cette double ignorance qui crée la « confusion de la sagesse ». L’orgueilleux est donc l’homme de l’ignorance, tandis que l’humble est l’homme de la double connaissance. Il connaît sa propre impuissance et la puissance du Christ. Avec la prière de Jésus, nous reconnaissons donc la puissance du Christ (« Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu ») et notre propre impuissance (« aie pitié de nous »). Nous acquérons ainsi l’état bienheureux d’humilité. Là où se trouve l’humilité se trouve aussi la grâce du Christ, et cette grâce est le Royaume des cieux. Comprenez-vous alors la valeur de la prière ? Comprenez-vous que par sa puissance nous acquérons le Royaume des cieux ?

– Je sais, Père, que la condition préalable du comportement orthodoxe est de ne jamais séparer le Christ des deux autres Personnes de la très Sainte-Trinité. C’est ainsi que dans la divine Liturgie nous invoquons souvent et nous rendons gloire à la Trinité sainte tout entière, dans toutes les conclusions des prières : « Parce que toute gloire, honneur et adoration conviennent au Père et au Fils et au Saint-Esprit, maintenant et toujours et aux siècles des siècles », ou : « Que la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ, l’amour de Dieu le Père et la communion du Saint-Esprit soient avec vous tous », etc. Est-ce que la prière, qui s’adresse seulement à la deuxième Personne de la très Sainte-Trinité, ne contrevient pas à cet enseignement véridique ?

– Absolument pas et je vais m’en expliquer : la prière est dite « prière de Jésus », mais elle est fondée sur la Trinité. D’ailleurs le Christ, qui est « l’Un de la Sainte-Trinité », n’est jamais sans le Père et l’Esprit saint, mais compose avec les deux autres Personnes la « Trinité consubstantielle et indivisible », la christologie est liée étroitement à la triadologie. Mais j’en viens au point de la prière. Le Père céleste fit dire par un ange à Joseph d’appeler le Christ Jésus : « … et tu lui donneras le nom de Jésus » (Mt 1,21). Et Joseph, obéissant au Père, appela Jésus le fils de la Vierge. De même, selon l’Esprit saint qui inspira l’Apôtre Paul, « personne ne peut appeler Jésus Seigneur, si ce n’est dans l’Esprit saint » (1 Co 12,3). N’est-ce pas qu’en disant la prière « Seigneur Jésus-Christ, fils de Dieu, aie pitié de moi », nous confessons le Père et lui faisons obéissance, et qu’en plus nous éprouvons les énergies et la communion de l’Esprit saint ? Les Pères, inspirés par l’Esprit saint, nous ont dit que « le Père, par le Fils, dans le Saint-Esprit, fait tout ». C’est la Sainte-Trinité tout entière qui a créé le monde et modelé l’homme, et c’est encore toute la Sainte-Trinité qui a recréé et remodelé l’homme et le monde. « Il a plu au Père, et le Verbe s’est fait chair du Saint-Esprit. » C’est-à-dire que l’incarnation du Christ s’est faite par le bon vouloir du Père et la synergie du Saint-Esprit. C’est pourquoi nous disons que le salut de l’homme et l’acquisition de la grâce divine sont l’opération commune de la très Sainte-Trinité. Je vais vous citer deux enseignements caractéristiques des saints Pères.

Saint Syméon le Nouveau Théologien dit quelque part que l’incarnation du Fils et Verbe de Dieu est la porte du salut, conformément à la proclamation : « Je suis la porte. Si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé, et il entrera et sortira, et trouvera le pâturage » (Jn 10,9). Si le Christ est la porte, le Père est la maison : « Dans la maison de mon Père, il y a plusieurs demeures » (Jn 14,2). C’est donc par le Christ que nous allons au Père. Et pour ouvrir la porte (le Christ), il faut la clé, qui est l’Esprit saint, parce que c’est par l’énergie de l’Esprit saint que nous connaissons la Vérité, qui est le Christ. Le Père a envoyé son Fils dans le monde, le Fils et Verbe de Dieu révèle le Père, et l’Esprit saint, qui procède du Père, et qui est envoyé par le Fils, forme le Christ « dans nos cœurs ». Nous connaissons donc le Père « par le Fils et dans l’Esprit ».

De même saint Maxime, dans son œuvre, parle souvent des incarnations mystiques du Verbe. Il écrit quelque part que, de même que les paroles de la Loi et des prophètes étaient les précurseurs de la présence du Verbe dans la chair, de même le Fils et Verbe de Dieu incarné est devenu le précurseur de sa « présence spirituelle », « … préparant les âmes par ses paroles familières à accueillir sa divine présence manifestée ». En d’autres termes, il convient que s’incarne en nous le Christ, car autrement nous ne pourrons voir sa gloire dans les cieux. Cependant l’incarnation du Christ en nous se fait par le bon vouloir du Père et la synergie du Saint-Esprit.

Comprenez-vous comment s’exprime l’opération commune de la Sainte-Trinité ? Comment nous reconnaissons et manifestons le grand mystère que le Seigneur a manifesté dans son Incarnation ? Celui donc qui méconnaît et rejette la prière de Jésus commet une grande faute, car c’est la Sainte-Trinité qu’il nie. Il fait désobéissance au Père, ne reçoit pas les illuminations du Saint-Esprit et n’a pas la véritable communion avec le Christ. On peut donc douter qu’il soit un vrai chrétien orthodoxe.
 

 
– Père, je voudrais que vous développiez ces différences dont je parlais précédemment, entre la prière et la méthode du yoga, et que vous me montriez, d’après votre grande expérience, sa supériorité sur les religions orientales.

– Cette question est très importante, mon enfant, et il y aurait beaucoup de choses à dire. Après ce que j’ai dit auparavant, plusieurs points sont clairs :

  1. Dans la prière s’exprime avec force la foi en Dieu qui a créé le monde, qui le gouverne et qui l’aime. C’est un tendre Père, qui s’intéresse au salut de son œuvre. Le salut s’obtient « en Dieu », et c’est pourquoi nous le prions en lui demandant « aie pitié de moi ». L’athlète de la prière spirituelle se trouve loin de toute autodélivrance ou autodéification — ce qui était justement le péché d’Adam, le péché qui a causé la chute. Adam a voulu devenir Dieu en dehors de ce que Dieu avait imparti, or le salut ne s’obtient pas « par soi-même et de soi-même » comme le disent les systèmes des hommes, mais « en Dieu ».
  2. Par la prière, nous ne luttons pas pour rencontrer un Dieu impersonnel. Nous ne cherchons pas à nous élever vers le « néant absolu », mais notre prière est concentrée sur le Dieu personnel, le Dieu-homme, Jésus. De là la formule « Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu ». En Dieu se rencontrent les natures divine et humaine, c’est-à-dire tout Dieu le Verbe et tout l’homme. « En lui habite corporellement toute la plénitude de la divinité » (Col 2,9). C’est pourquoi, tant l’anthropologie que la sotériologie du monachisme orthodoxe sont étroitement liées avec la christologie. Quant à nous, aimons le Christ et observons ses commandements. Accordons une grande importance à ce point : nous restons dans l’observance des commandements du Christ. Lui-même a dit : « Si vous m’aimez, observez mes commandements » (Jn 14,15). C’est en aimant le Christ et en observant ses commandements que nous nous unissons à la Trinité tout entière.
  3. Par la prière spirituelle incessante, nous n’accédons pas à un état d’orgueil. Les systèmes dont nous venons de parler, sont possédés par un certain orgueil. Non, par la « prière », nous acquérons l’état bienheureux d’humilité. En disant « Aie pitié de moi », nous nous voyons pires que tous, nous ne méprisons aucun de nos frères. Tout orgueil est étranger à l’athlète de la prière. Celui qui a de l’orgueil est un insensé.
  4. Le salut, nous l’avons dit, n’est pas un état abstrait, mais une union avec le Dieu trinitaire, « en la personne » de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Mais le salut n’efface pas la contribution humaine et nous ne sommes pas assimilés, car nous aussi nous sommes des personnes.
  5. Sur le chemin qui mène vers la prière, nous acquérons la capacité de discerner l’erreur. Nous voyons et discernons les mouvements de Satan aussi bien que les énergies du Christ, c’est-à-dire que nous reconnaissons l’esprit d’erreur, qui bien souvent prend les apparences de l’ange de lumière. Nous distinguons donc le bien du mal, l’incréé du créé.
  6. La lutte pour la prière est liée à la purification de l’âme et du corps de l’influence destructrice des passions. Nous ne désirons pas l’impassibilité des stoïciens, mais une impassibilité dynamique, non pas la mort des passions, mais leur transformation. Sans « passion impassible », on ne peut ni aimer Dieu ni être sauvé. Or cet amour a été corrompu et dénaturé, et c’est pour cela que nous recherchons sa transfiguration : nous luttons pour nous réformer de ces déformations qu’a créées le Diable. Sans ce combat personnel avec l’aide de la grâce du Christ, nous ne pouvons pas nous sauver. « Diabolique est la théologie sans science de la pratique », selon saint Maxime le Confesseur.
  7. Par la prière, nous ne cherchons pas à conduire l’esprit au néant absolu, mais à le faire entrer dans le cœur, et à apporter la grâce de Dieu dans l’âme, d’où elle se communique au corps. « Le Royaume de Dieu est en nous. » Selon l’enseignement de notre Église, le corps n’est pas mauvais. Ce qui est mauvais, c’est l’orgueil de la chair. Le corps n’est pas le « vêtement de l’âme », comme le disent les systèmes philosophiques, un vêtement que nous devrions chercher à rejeter : nous devons le sauver. D’ailleurs « salut » veut dire libération de tout l’homme (âme et corps). Nous ne cherchons donc pas la ruine du corps, mais nous combattons le culte du corps. Nous ne voulons pas non plus la ruine de la vie. Nous ne cherchons pas à en arriver au point de ne plus désirer la vie pour faire cesser la douleur. Nous nous exerçons à la prière parce que nous avons soif de vivre, et que nous voulons vivre éternellement avec Dieu.
  8. Il n’existe pas pour nous d’indifférence à ce monde qui nous entoure. Les différents systèmes dont nous avons parlé évitent de penser aux problèmes des hommes, afin de conserver leur paix et leur impassibilité. Nous, nous recherchons le contraire : nous intercédons continuellement pour tous. D’ailleurs le salut est l’union avec le Christ, cependant que nous sommes en communion avec toutes les personnes (les hommes). Nous ne pouvons pas nous sauver seuls. Une joie qui n’appartiendrait qu’à nous, sans être celle du monde, ne serait pas une vraie joie.
  9. Nous n’accordons pas un grand intérêt aux méthodes psychosomatiques ni aux différentes positions du corps. Nous admettons, certes, que certaines peuvent aider à concentrer l’esprit dans le cœur, c’est-à-dire dans son essence, à condition de cesser aussitôt de les pratiquer. Mais je le répète : nous ne cherchons pas pour nous-mêmes l’impassibilité (état négatif), mais à acquérir la grâce divine.

– Père, je vous remercie beaucoup pour toutes ces explications et pour la clarté qu’elles apportent. Elles tiennent leur importance du fait que c’est de vous qui les vivez qu’elles viennent. Mais est-ce seulement la prière (« Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de moi ») qui permet d’obtenir la purification et le salut, c’est-à-dire la déification ? Les autres formules ne conviennent-elles pas et n’aident-elles pas à la prière ?

– Toute prière a une immense puissance. Elle est un cri de l’âme. Dieu aide selon l’ardeur de la foi. C’est par exemple la prière liturgique ou la prière personnelle. Cependant la prière de Jésus a une grande valeur : comme le dit saint Isaac le Syrien, elle est cette petite clé grâce à laquelle nous pouvons entrer dans des mystères « que l’œil n’a pas vus et que l’oreille n’a pas entendus, et qui ne sont pas montés au cœur de l’homme » (1 Co 2,9). Elle maintient mieux l’esprit, le fait prier sans imagination, sans couleur, sans forme et sans figure, et lui apporte en peu de temps beaucoup de grâce. Elle apporte beaucoup de grâce, plus même que la psalmodie, parce qu’elle est liée étroitement à l’humilité et à la conscience de nos péchés. Ainsi parlent les Pères.

Et en vérité, saint Grégoire le Sinaïte dit que la psalmodie est pour les pratiques et les commençants, alors que la prière est pour ceux qui ont goûté la grâce divine, pour les hésychastes : « Toi, ne psalmodie pas trop souvent, car c’est une confusion… Car psalmodier beaucoup est le propre des pratiques, à cause de leur ignorance et de leur labeur, non le propre des hésychastes, qui se contentent de prier Dieu seul en leur cœur et de s’abstenir des pensées… Selon les Pères, celui qui a goûté à la grâce doit psalmodier avec mesure et s’occuper surtout à la prière. Celui qui est négligent doit psalmodier et lire les pratiques des Pères… »

– Habituellement, avec la psalmodie intervient la confusion. L’égoïsme et l’orgueil s’introduisent, à cause d’une belle voix, à cause de l’impression produite sur les autres, alors que si le fidèle dans sa cellule dit « aie pitié de moi », il n’y a aucune extériorisation, et pas de cause d’orgueil. C’est pourquoi les hésychastes s’exercent plutôt à cette pratique que les Pères ont enseignée, et font l’Orthros et les Vêpres sur le kambouskini, c’est-à-dire en disant la prière.

– Mais cette prière est assez étroite et courte. L’esprit peut-il s’y fixer ?

– L’esprit se fixe plutôt sur des phrases courtes. Cependant la prière est extrêmement profonde, contrairement à la première apparence. Le propre de l’esprit est d’approfondir ce sur quoi il se fixe, guidé par le désir et l’amour. C’est ce que dit saint Maxime :

L’esprit a coutume de se dilater dans les affaires où il s’attarde et, là où il se dilate, d’y tourner son désir et son amour, que ce soit dans les affaires divines, intérieures ou spirituelles, ou dans les affaires et dans les passions de la chair.

Il en est de même, d’ailleurs, avec la connaissance : une question simple à première vue, peut fournir un sujet d’étude et de recherches sur plusieurs années. Combien plus le très doux Nom de Jésus ! On peut l’étudier toute sa vie.

– Puisqu’elle dispose d’une telle puissance, puis-je vous demander, Père, comment elle se fait ? Comment peut-on en jouir ? Je vous gêne sans doute, car vous avez devant vous un ignorant et un illettré dans ce domaine…

– La prière est la science suprême, mon enfant. On ne peut pas la décrire correctement ni la circonscrire sans courir le danger d’être mal interprété ou de ne pas être compris par ceux qui n’en ont, ne serait-ce qu’une petite expérience. C’est aussi un véritable exploit. Je dirai encore que c’est la plus haute forme d’acquisition de la théologie, ou plutôt de la vision de Dieu. La théologie est le produit et l’enfant de la prière pure, son fruit savoureux et béni. Elle vit et se développe dans le climat calme et doux du désert, de toute la force qui s’y trouve et de la purification des passions.

– J’ai lu, Père, divers livres et articles au sujet de ce travail « plein de grâce », le travail de l’hésychia et de l’invocation constante du Nom de Jésus, mais je voudrais, puisque vous me souligniez sa saveur, que vous me fassiez part des réflexions que vous avez tirées de votre propre expérience et de la connaissance des Pères. Je ne veux pas simplement apprendre par curiosité, mais dans l’intention de vivre, autant que je le pourrai, de cet état béni.
 

 


 

Hiérothée Vlachos, Entretiens avec un ermite de la sainte Montagne sur la prière du cœur, traduit du Grec par Jean-Louis Palierne, Éditions du Seuil, Paris, 1988

 


 

 

 

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