Catéchèse, Orthodoxie, Seraphim Rose

L’âme après la mort – Appendice IV

1 décembre 2020

Réponse à un critique

Pendant l’impression du présent livre sous forme de série dans The Orthodox Word, l’éditeur d’un autre périodique orthodoxe commença à publier une longue série d’attaques sur l’enseignement de la vie après la mort présenté ici 1.

Ces attaques furent dirigées    non seulement contre l’enseignement du présent livre, mais aussi contre celui présenté dans les publications du Monastère de la Sainte Trinité de Jordanville, New York 2 ; contre le sermon de l’archevêque Jean Maximovitch sur La Vie après la Mort, paru dans le n° 4 de The Orthodox Word en 1971 et réimprimé ici au Chapitre 10 de ce livre, contre tout l’enseignement de l’évêque Ignace Briantchaninov, qui a inspiré ce livre ; et en général contre l’enseignement présenté dans tant de sources orthodoxes de plusieurs siècles passés et exprimant la piété vivante des fidèles orthodoxes encore de nos jours.

Après lecture de ces attaques, je n’ai pas trouvé nécessaire de changer quoi que ce soit à ce que j’avais écrit ici ; j’ai ajouté seulement quelques paragraphes par-ci par-là pour clarifier davantage l’enseignement orthodoxe, qui, je crois, est caricaturé et interprété de travers d’une façon très injuste dans ces attaques.

Il serait inutile de répondre point par point à ce critique. Ses citations patristiques n’expriment pratiquement jamais ce qu’il pense qu’elles expriment, et la seule réponse à leur faire est d’indiquer qu’elles ont été mal utilisées. Ainsi, par exemple, tout ce qu’il cite pour montrer que l’homme est composé de corps et d’âme (7,2, p. 26 etc.) — ce que personne ne nie — ne contredit en rien l’activité indépendante de l’âme après la mort, qui a tant de témoignages en sa faveur qu’il semble hors de question de la « réfuter » dès lors que l’on se fie aux sources orthodoxes ; les nombreux endroits dans l’Écriture et les textes patristiques, où la mort est désignée de façon métaphorique comme un « sommeil » ne disent rien du tout de la « vérité littérale » de cette métaphore, qui n’a été enseignée que par très peu docteurs chrétiens à travers les siècles et est certainement en désaccord avec l’enseignement admis de l’Église ; etc. Une collection de « textes-preuves » a du sens quand elle prouve réellement une position dans le débat, mais non quand elle s’articule un peu à côté du sujet, ni quand elle ne concerne pas clairement et explicitement la position.

Tandis que d’un côté, le critique amasse de longues listes de citations souvent hors du sujet, sa technique polémique plus habituelle est de rejeter ses adversaires avec une affirmation péremptoire, qui tantôt ne comporte pas de témoignage à l’appui, tantôt contredit de toute évidence une grande partie de la preuve. Ainsi, quand le critique souhaite discuter la possibilité de communications par des gens revenus à la vie après la mort, il déclare de façon catégorique : « Ces choses ne sont tout simplement pas possibles » (vol. 5, n° 6 ; p. 25) — en dépit du fait que la littérature orthodoxe contient de nombreuses communications semblables ; quand il veut nier que les démons sont vus par les hommes après la mort, il proclame : « Les pères n’enseignent rien de tel » (6,12 ; p. 24) — en dépit de nombreuses références patristiques, par exemple, aux « postes de péage » rencontrés après la mort. Quand le critique reconnaît l’existence de la preuve qui contredit sa remarque, il la rejette avec un jugement péremptoire : ce ne sont que des « allégories » ou des « fables morales » (5,6 ; p. 26).

Le critique est aussi très enclin à des arguments ad hominem plutôt cruels, qui tentent de discréditer quiconque n’est pas d’accord avec lui : « Il est intéressant de voir que certaines personnes, à l’instar des Latins, semblent croire que l’on ne doit pas se conformer nécessairement à l’Écriture » (6,12 ; p. 30) — c’est dit dans un contexte où il venait juste de « balayer » l’enseignement de l’évêque Ignace Briantchaninov, qui est accusé ainsi, du moins indirectement, de manque de respect pour les Écritures. Les points de vue des autres, qui sont en désaccord avec le critique risquent d’être diffamés avec des épithètes peu flatteuses comme « origéniste » (6,12 ; p.31) ou « blasphématoire » (5,6 ; p. 23), et les adversaires eux-mêmes comme ayant une « mentalité platonicienne et origéniste », étant « sous une forte influence scolastico-hellénistique, en état d’illusion spirituelle ou tout simplement profondément ignorants » (6,12 ; p. 39).

On peut voir peut-être déjà que le niveau polémique du critique dans ses attaques contre des autorités théologiques orthodoxes n’est pas très haut. Mais parce que ce critique semble refléter, à sa façon, les fausses conceptions de certains orthodoxes qui ne sont pas familiers des textes orthodoxes décrivant la vie après la mort, il peut être utile de répondre à quelques-unes des objections qu’il émet contre l’enseignement traditionnel orthodoxe sur ce sujet.

 

1. Les « contradictions » de la littérature orthodoxe sur l’âme après la mort

 

En dépit de l’opinion courante qui veut que la littérature orthodoxe sur la vie après la mort soit « naïve » et « simple », on découvre, grâce à un examen attentif, qu’elle est, au contraire, très subtile et même complexe. Certains textes, il est vrai, peuvent être lus par un enfant à son propre niveau comme une « histoire » fascinante, comme certains épisodes des Vies de Saints (qui contiennent du reste, une partie assez considérable de la littérature orthodoxe sur l’au-delà). Mais ce matériel nous a été transmis par l’Église non pas en raison de ses qualités « romanesques », mais précisément parce qu’il est vrai; et en effet, la source principale de ce matériel, ce sont les traités ascétiques des saints pères, où cet enseignement est présenté d’une manière très sobre et dépouillée et pas du tout sous forme de « fable ». Donc, un examen plus « approfondi » de ce matériel portera aussi des fruits. Nous avons tenté un tel examen au chapitre 6 de cet ouvrage, dans la partie intitulée Comment comprendre les postes de péage?, où, suivant les explications de saint Grégoire le Dialogue et d’autres autorités orthodoxes qui ont examiné ces questions, nous avons fait la distinction entre la réalité spirituelle que l’âme affronte après la mort et les signes figuratifs ou interprétatifs qui sont parfois utilisés pour exprimer cette réalité spirituelle. Le fidèle orthodoxe qui est à l’aise dans cette sorte de langage (souvent pour y avoir été habitué dès l’enfance) le lit à son propre niveau automatiquement et interprète ses images en accord avec sa capacité de compréhension spirituelle. « Sacs d’or », « bûchers », « demeures en or » et d’autres objets de la sorte ne seront pas interprétés par le lecteur adulte au sens littéral, et la tentative de notre    critique pour discréditer de telles sources orthodoxes à cause de l’emploi de ces images ne fait que révéler qu’il ne comprend pas quelle est la manière correcte de lire ces sources.

Ainsi, beaucoup des « contradictions » supposées n’existent que dans le cerveau de ceux qui essayent de lire cette littérature au sens exagérément littéral — pour des adultes qui s’efforcent de la comprendre artificiellement d’une manière puérile.

D’autres « contradictions », par ailleurs, ne le sont pas du tout. Le fait que certains saints et fidèles, dont les récits sont reçus dans l’Église, ont parlé de leur expérience « après la mort » et d’autres non, n’est pas une « contradiction », pas plus que le fait que certains saints s’opposent à la translation de leurs reliques tandis que d’autres en donnent la bénédiction ; c’est une question de besoin et de circonstances individuels. Le critique cite l’exemple de saint Athanase le Ressuscité des Grottes de Kiev qui ne voulut rien dire de ce qu’il avait vécu au-delà de la mort et s’en sert pour affirmer de façon catégorique : « … aucune personne de cette sorte n’a jamais rien dit de ce qui avait eu lieu » (7,1 ; p. 31 ; soulignement par l’auteur). Mais le soldat Taxiotes (Vies des Saints, 28 mars), saint Salvius d’Albi et beaucoup d’autres ont bien parlé de leur expérience, et c’est un usage très sélectif et très peu érudit des sources que de laisser de côté leur témoignage. Quelques-uns, comme saint Salvius, se montraient d’abord hésitants avant d’en parler, cependant ils ont fini par la raconter ; et ce fait, loin de prouver qu’il n’y a pas d’expérience après la mort, indique, au contraire, combien cette expérience est riche et combien il est difficile de la communiquer aux vivants.

D’autre part, le fait que beaucoup de pères (et l’Église en général) mettent en garde contre l’acceptation des visions démoniaques (et parfois, en raison de circonstances particulières, ils le font en des termes très catégoriques) ne « contredit » pas le moins du monde le fait que beaucoup de vraies visions sont reçues dans l’Église.

Souvent, le critique utilise, dans ses attaques, une sentence générale patristique, en l’appliquant, séparée de son contexte, à une situation particulière, à laquelle elle ne convient pas. Quand saint Jean Chrysostome, par exemple, dans son Homélie XXVIII.3 sur saint Matthieu, dit « qu’il n’est plus possible à l’âme, arrachée au corps, de se promener ici sur terre », il parle particulièrement contre l’idée païenne selon laquelle les âmes des morts peuvent devenir des démons et rester indéfiniment sur terre ; mais la vérité générale en question ne contredit pas le fait particulier, décrit par de nombreux témoignages orthodoxes, que beaucoup d’âmes restent effectivement près de la terre pendant quelques heures ou jours après la mort, avant de partir pour le véritable « autre » monde. Dans ce même passage, saint Jean Chrysostome ajoute : « … qu’après leur départ d’ici, les âmes sont conduites en un certain lieu, et n’ont plus le pouvoir de revenir ici d’elles-mêmes » — ce qui ne contredit pas non plus le fait que sur l’Ordre de Dieu et au service de ses fins, quelques âmes apparaissent aux vivants (v. plus haut l’article de Photios Kontoglou en Appendice 3).

Aussi, le fait que le Christ a nettoyé l’air de la méchanceté des démons, comme l’enseigne saint Athanase le Grand, ne contredit pas du tout l’existence des postes de péage démoniaques dans l’air comme l’interprète le critique (6 : 8-9, p. 13) ; en effet, le critique lui-même cite ailleurs la doctrine orthodoxe selon laquelle les esprits méchants qui sont encore dans l’air, causent beaucoup de tentations et de fantasmes (6,6–7 ; p. 33). L’Église enseigne que tandis qu’avant notre rédemption par le Christ, personne ne put traverser l’air pour accéder au ciel, le chemin étant fermé par les démons, et tous les hommes descendirent en enfer, maintenant il nous est devenu possible de passer à travers les démons de l’air, dont la puissance n’est plus un obstacle que pour ceux dont les péchés les confondent. De la même façon, nous savons que même après que le Christ a « renversé la puissance de l’enfer » 3, n’importe quel homme peut encore aller en enfer s’il rejette le salut en Lui.

Et encore, le fait que notre combat spirituel contre les « principautés et puissances » a lieu, dans cette vie, ne contredit nullement le fait qu’un tel combat a lieu aussi au moment où nous quittons cette vie. La partie du Chapitre 6 intitulé Les postes de péage rencontrés avant la mort explique le rapport entre ces deux aspects de l’invisible combat orthodoxe.

Que les commémorations des troisième, neuvième et quarantième jours pour les morts soient parfois expliquées par le symbolisme de la Trinité, des 9 hiérarchies angéliques et l’Ascension du Christ, cela ne nie aucunement le fait que ces jours sont liés en quelque sorte également à ce qui arrive à l’âme ces mêmes jours (selon le « modèle » décrit plus haut au chapitre 10). Aucune de ces interprétations n’est dogmatique et aucune ne « contredit » l’autre : il n’y a besoin, pour un chrétien orthodoxe, de nier ni l’une ni l’autre.

Le fait indéniable que notre sort après la mort dépend de ce que nous faisons dans cette vie n’est pas du tout contredit par le fait également indéniable que la prière pour les morts peut soulager leur condition et même changer leur état, selon l’enseignement orthodoxe exposé par saint Marc d’ Éphèse et par l’Église orthodoxe en général 4. Le critique est si désireux de trouver des « contradictions » dans cette doctrine qu’il en trouve même chez un seul et même docteur orthodoxe, disant que saint Jean de Cronstadt enseigne tantôt « l’interprétation patristique », tantôt le « concept scolastique » (7,3 ; p. 28). Saint Marc d’ Éphèse est coupable également de la même « contradiction » ; car alors qu’il parle des prières pour les morts, que le critique pense être une pensée « patristique », il enseigne aussi nettement que « les âmes des défunts sont délivrées par la prière de leur séjour en enfer comme d’une sorte de prison » (v. plus haut), ce que le critique qualifie de « concept scolastique », puisqu’il considère impossible que les prières pour les morts puissent changer leur condition ou obtenir leur repos (7,3 ; p. 23).

La réponse à tous ces faux « problèmes » soulevés par le critique se trouve dans une manière de lire plus honnête et moins simpliste des textes orthodoxes. Les textes patristiques et hagiographiques ne se « contredisent » pas ; si nous lisons la littérature orthodoxe sur la vie après la mort de façon plus approfondie et plus complète, nous trouverons que le problème n’est pas    dans les textes. mais dans notre compréhension imparfaite de ceux-ci.

2. Y a-t-il une telle chose que l’expérience « extracorporelle » (soit avant soit après la mort), ou un « autre monde » qu’habitent les âmes ?

 

L’opinion du critique sur les expériences extracorporelles est catégorique : « Ces choses sont tout simplement impossibles » (5,6 ; p. 25). Il ne donne aucune preuve de cette affirmation, mais seulement sa propre opinion selon laquelle tous les textes orthodoxes qui parlent de ces choses sont des « allégories » ou des « fables morales » (6,2 ; p. 23). Le ciel, le paradis, l’enfer ne sont pas des lieux selon lui, mais seulement des états (6,2 ; p. 23) ; « l’âme ne peut pas fonctionner toute seule, mais seulement au moyen du corps » (6,8–9 ; p. 22), et par conséquent, non seulement elle ne peut occuper un « lieu » après la mort, mais elle ne peut pas fonctionner du tout (6,8–9 ; p. 19) ; « supposer que ce royaume complexe est là-bas, au-delà de notre mort, est pure folie » (6,6–7 ; p. 34).

Mais est-il vraiment possible que l’âme en elle-même ne soit rien « qu’intériorité », et « repos » et qu’elle n’ait aucun aspect « extérieur », ni aucun lieu d’activité ? C’est en effet une nouveauté pour l’Orthodoxie et si elle est vraie, elle exige certainement (comme le suggère déjà le critique) une réinterprétation radicale et même une révision complète des textes patristiques et hagiographiques, qui décrivent les activités de l’âme précisément dans la forme « extérieure » — comme connaissant, voyant, communiquant, etc.

Maintenant, c’est une chose de dire (comme le disent invariablement toutes les autorités orthodoxes qui ont examiné ces questions) que l’on doit être prudent et s’abstenir de comprendre de façon trop littérale et terrestre les textes orthodoxes sur l’autre monde et la vie après la mort, puisque la réalité qui y est décrite est, selon toute évidence, très différente de la réalité terrestre ; mais c’en est une autre que de « balayer » tous ces textes en disant qu’ils ne se réfèrent à aucune réalité du tout d’une façon extérieure, et qu’ils ne sont que des « allégories » et des « fables ». La littérature orthodoxe sur ce sujet décrit d’une manière réaliste ce que la personne qui fait l’expérience éprouve, et l’Église orthodoxe et les fidèles de tous les temps ont toujours accepté ces descriptions comme correspondant fidèlement à la réalité, tout en tenant compte de la nature particulière de cette réalité, qui est étrangère à ce monde.

Il n’est sans doute pas exagéré de dire que jamais auteur orthodoxe n’a été aussi dogmatique en décrivant la nature de cette réalité de l’autre monde que l’est le critique en question en la niant catégoriquement. Ce n’est pas un domaine d’affirmations catégoriques.

Saint Paul, en décrivant ses propres expériences spirituelles, en des termes très généraux, dit avec prudence : « si ce fut avec son corps, je ne sais; si ce fut sans son corps, je ne sais; Dieu le sait » [II Cor XII.2]. Saint Jean Chrysostome, dans son interprétation de ce passage fait preuve de la même prudence, en disant :

« Est-ce son esprit qui a été ravi avec son âme, et son corps serait resté mort? ou est-ce le contraire? Son corps a-t-il été ravi? Impossible de le dire. Si Paul n’en sait rien, lui qui a été ravi, lui qui s’est vu révéler de si grands mystères, à bien plus forte raison devons-nous l’ignorer. … Que si l’on objecte : Mais comment pouvait-il être ravi sans son corps? Je demanderai à l’auteur de l’objection : Mais comment pouvait-il être ravi avec son corps? car le second fait est encore plus incompréhensible que le premier, si l’on ramène tout au raisonnement, si l’on rie veut pas s’incliner devant la foi. ». 5

Semblablement, saint André le Fol en Christ, en décrivant son état pendant sa propre expérience au Ciel, disait : « Je me voyais comme sans chair, car je ne sentais pas la chair… En apparence, j’étais dans le corps, mais je ne sentais pas le poids du corps ; je n’ai éprouvé aucun besoin naturel pendant les deux semaines entières où j’étais enlevé. Cela m’amène à penser que j’étais hors du corps. Je ne sais comment dire pour sûr ; Dieu, le Connaisseur des cœurs le sait » 6

De telles autorités orthodoxes, donc — un apôtre, un père illustre et un saint d’une vie exaltée — tous considèrent pour le moins possible de parler d’une expérience du Ciel qu’on fait « hors du corps » ; et il est bien clair d’après leurs paroles que de telles expériences, qu’elles soient « dans » ou « hors » du corps, ont quelque chose d’extérieur, de corporel — autrement il n’y aurait aucune nécessité de parler du « corps » en rapport avec elles. Dans ce livre, nous avons essayé de décrire de telles expériences le plus simplement possible dans le langage des sources orthodoxes elles-mêmes, sans tenter de donner une définition précise de cet état. L’évêque Théophane le Reclus, dans son commentaire sur saint Paul (II Cor XII.2) dit peut-être autant qu’il est nécessaire de dire sur ce sujet :

« À l’intérieur ou dans la profondeur du monde qui nous est visible, il existe un autre monde, caché, mais aussi réel que celui-ci — s’il est finement matériel ou spirituel, Dieu seul le sait; mais ce qui est certain, c’est qu’en lui habitent les anges et les saints… Il (saint Paul) ne peut pas dire s’il fut enlevé dans le corps ou hors du corps; cela, dit-il, Dieu seul le sait. De toute évidence, il n’est pas nécessaire pour nous de le savoir… Une grande précision dans    ces détails n’est pas requise, et on ne doit pas s’attendre à ce que quelque chose d’absolument certain soit affirmé du moment que l’apôtre Paul lui-même n’en dit pas plus. » 7

Probablement, chaque lecteur orthodoxe est conscient à un certain degré que la nature du monde et des expériences décrits dans les Vies des Saints ne doit pas être définie de façon précise ; la façon dont ils sont exprimés dans ces sources est toujours la plus appropriée et la plus précise possible de tous les langages du monde. La tentative de rejeter ces expériences comme des « allégories » et des « fables », et d’affirmer avec précision le fait qu’elles ne peuvent pas se produire comme elles sont décrites ne se justifie pas dans la doctrine et la tradition orthodoxes.

3. L’âme « dort-elle » après la mort ?

 

Le critique est si opposé à l’idée des activités de l’âme dans l’autre monde ; surtout après la mort, et telles qu’elles sont relatées dans les Vies des Saints, qu’il finit par enseigner toute une doctrine sur le « repos » ou le « sommeil » de l’âme après la mort — astuce qui rend toutes ces activités simplement impossibles ! Il déclare : « Dans la pensée orthodoxe, l’âme, à la mort, est assignée à un état de repos par un acte de la Volonté de Dieu, et entre dans une condition d’inactivité, une sorte de sommeil, au cours duquel elle ne fonctionne ni n’entend, ni ne voit (6,3–9 ; p. 19) ; l’âme dans cet état ne peut rien savoir ni se souvenir de quoi que ce soit » (6,2 ; p. 23).

De nos jours, même parmi les hétérodoxes, une telle doctrine du « sommeil de l’âme » ne se trouve que dans un petit nombre de sectes n’ayant aucun lien historique avec le christianisme. (Témoins de Jéhovah, Adventistes du septième jour). N’est-il pas déconcertant de la trouver ici proclamée si catégoriquement comme orthodoxe ! Si quelques docteurs des premiers temps de l’Église (Aphraates de Syrie, saint Athanase du Sinaï) comme l’avance le critique, enseignèrent peut-être effectivement une telle doctrine d’une manière sans équivoque, il est parfaitement clair que l’Église orthodoxe elle-même ne les a jamais suivis ; au contraire, dans ses services divins, dans les œuvres de ses plus illustres pères, dans ses traités ascétiques et dans ses Vies des Saints, elle a si clairement enseigné que l’âme est active et « éveillée » après la mort, que c’est à juste titre que l’on éprouve de l’aversion pour la doctrine radicalement contraire du critique.

Le critique lui-même semble chanceler dans sa pensée sur ce que veut dire le « sommeil » de l’âme, en le définissant parfois dans les termes d’un vocabulaire « quiétiste » exalté qui adoucit un peu sa rigueur ; mais du moins il reste conséquent en répétant que le supposé sommeil de l’âme après la mort rend absolument impossible pour elle d’avoir des expériences « extérieures ». Et tant qu’il continue à parler de la mort comme d’un état « d’inactivité » dans lequel l’âme « ne peut ni savoir ni se souvenir de quoi que ce soit », il est clair que le mot « sommeil » a pour lui un sens plus que métaphorique.

Ce ne serait pas la peine de chercher chez les pères des « réfutations » particulières de cette doctrine, puisqu’elle n’a pas été prise au sérieux au point qu’une telle réfutation s’avérât nécessaire. Au Chapitre 10, nous avons cité l’enseignement de saint Ambroise qui dit que l’âme est « plus active » quand elle est libérée du corps après la mort, l’affirmation de saint Dorothée selon laquelle l’âme « se souvient de tout à sa sortie du corps plus clairement et plus distinctement, une fois libérée du poids terrestre du corps » et la doctrine de saint Jean Cassien selon laquelle l’âme « devient encore plus vivante » après la mort ; et des affirmations semblables peuvent se trouver chez beaucoup de pères. Mais de telles citations constituent seulement une petite partie du témoignage orthodoxe qui réfute la théorie du « sommeil de l’âme ». Toute la piété orthodoxe concernant la prière pour les morts implique sûrement que les âmes sont « éveillées » dans l’autre monde et que leur condition peut-être soulagée. L’invocation orthodoxe des saints dans la prière et la réponse des saints à ces prières sont impensables sans une activité consciente des saints au Ciel ; l’immense littérature orthodoxe sur les manifestations des saints après la mort ne saurait être rejetée aussi simplement et assimilée à des « fables ». Si le critique a raison, l’Église a eu sûrement « tort » depuis un bon nombre de siècles.

Le critique a tenté de profiter injustement du fait que l’enseignement de l’Église orthodoxe sur la vie après la mort contient beaucoup d’éléments qui ne sont pas « définis de façon précise » — non pas que l’Église ne sache pas ce qu’elle pense sur ce sujet, mais parce que la réalité de l’autre monde est (pour répéter encore une fois ce qui est évident) très différente de la réalité de ce monde et ne se prête pas facilement à l’approche « dogmatique » qu’a le critique envers elle. Le contact vivant des saints du Ciel et parfois aussi d’autres défunts avec l’Église terrestre est bien connu dans la pratique des chrétiens orthodoxes et n’a pas besoin de « définition précise » ; mais prendre prétexte du manque d’une définition précise pour enseigner que l’âme des saints eux-mêmes est dans un état de « repos » qui l’empêche d’avoir de contacts « extérieurs » avec les hommes sur la terre, c’est dépasser à coup sûr les limites permises par la foi chrétienne orthodoxe.

Parmi les autres expériences « après la mort » qu’annule la théorie du « sommeil de l’âme », il y a celle universellement connue et crue dans l’Église, depuis le début, qui est la descente du Christ aux enfers après sa mort. « Dans le tombeau avec ton Corps, en enfer avec ton Âme comme Dieu, au paradis avec le larron, sur le trône avec le Père et l’Esprit, étais-Tu, ô Christ, Toi l’Infini qui remplis tout ». 8. La génération des premiers chrétiens savait, sans aucun doute, que le Christ, pendant qu’Il « dormait » dans le tombeau, est allé prêcher aux esprits en prison (enfer) [I Pierre III.19]. Est-ce aussi une « allégorie » ? La Tradition de l’Église affirme aussi avec force qu’auparavant, saint Jean le Précurseur et Baptiste « alla avec joie annoncer à ceux de l’enfer la bonne nouvelle de Dieu apparu dans la chair », comme le déclare le tropaire de la fête de sa Décollation. Et qu’était-ce, ce que les trois disciples voyaient sur le Mont de la Transfiguration, quand ils contemplaient Moïse, sinon son âme, qui, leur apparaissait d’une manière bien « extérieure » ? [Mt XVII.3]. Cette manifestation, en effet, nous est transmise comme si elle confirmait l’hésitation de saint Paul de déclarer si sa propre vision eut lieu « dans le corps » ou « hors du corps », puisque Élie, n’ayant pas subi la mort, vit au Ciel « dans » son corps, tandis que Moïse est là « hors du corps », son corps gisant dans le sépulcre ; pourtant tous les deux sont apparus lors de la Transfiguration du Christ. Nous, habitants de la terre, ne pouvons même pas définir la différence entre ces deux états, mais ce n’est pas nécessaire ; la simple description de ces manifestations et expériences des « morts » dans l’autre monde, nous assure, de façon évidente, la meilleure compréhension de ces choses, et il n’y a pas besoin d’essayer de les comprendre autrement que de la façon simple dont l’Église nous les présente.

Le critique, apparemment, est tombé dans l’erreur dont il accuse les autres : il a pris une image, celle du « sommeil » de la mort, universellement acceptée par l’Église comme métaphore, et l’a interprétée de travers, au « sens littéral ». Il ne voit même pas que même les sources qu’il cite    pour soutenir sa pensée s’avèrent, au contraire, les meilleurs arguments contre sa théorie. Il cite par exemple saint Marc d’ Ephèse (utilisant notre traduction parue pour la première fois dans The Orthodox Word, n° 79, p.90) qui dit que les justes « sont au Ciel avec les anges, devant Dieu Lui — même, et déjà comme au paradis, dont Adam est tombé (et dans lequel le bon larron est entré avant tous). Ils nous rendent souvent visite dans les églises où on les vénère, ils entendent ceux qui les invoquent et qui prient Dieu pour eux… » (6,12 ; p. 18). Si tout cela (qui implique certainement une activité « extérieure ») peut être fait par une âme qui « dort » — et qui se trouve donc dans « un état d’inactivité dans laquelle elle ne fonctionne, ni n’entend, ni ne voit » (6,8–9 ; p. 19) alors la théorie du « sommeil de l’âme » n’a aucune utilité, car elle n’explique rien et le critique ne fait que désorienter les fidèles en en faisant usage.

4. Les postes de péage sont-ils « imaginaires » ?

 

La colère la plus farouche du critique est dirigée contre la doctrine ascétique orthodoxe sur les postes de péage démoniaques que l’âme affronte après la mort, et on a l’impression que c’est son désir de les détruire jusqu’à leur notion même, qui l’a amené à une théorie aussi contradictoire que celle du « sommeil de l’âme ». Le langage qu’il utilise pour décrire les postes de péage est tout à fait catégorique et plutôt immodéré. Il parle des « postes de péage imaginaires après la mort » (6,8–9 ; p. 18) et appelle les récits qui en font état dans la littérature orthodoxe des « contes extravagants » (6,8–9 ; p. 24), des « histoires d’horreur bien calculées pour jeter l’âme dans le désespoir et l’incrédulité » (7,1 ; p. 33) ; dit que « le mythe des postes de péage est… absolument étranger à Dieu et à sa sainte Église » (7,1 ; p. 23). Mais lorsqu’il entreprend de décrire les postes de péage selon son propre entendement, il en résulte une caricature si absurde que l’on a du mal à croire qu’il ait jamais lu les textes en question. Pour lui, les récits sur les postes de péage « veulent nous faire croire que Satan possède ‹ le chemin qui mène au Royaume de Dieu › et qu’il a le droit de percevoir une taxe de ceux qui y voyagent …. Les démons accordent une indulgence de passage en retour des mérites subrogatoires d’un saint » (6,2 ; p. 22). Les postes de péage, pense-t-il, décrivent « une âme errante qu’il faut prier pour qu’elle se repose (comme le croyaient les païens) » ; c’est « une conception occulte du voyage de l’âme, payé par des prières et des aumônes » (6,2 ; p. 26). Il cherche « des influences étrangères » pour expliquer comment une telle notion est entrée dans l’Église orthodoxe et conclue (sans un brin de preuve, bien sûr, à part le même genre de vagues analogies qui ont amené des anthropologues à conclure que le christianisme n’est qu’un « culte résurrectionniste » comme d’autres du monde païen) que « le mythe des postes de péage est le produit direct des cultes astrologiques orientaux qui professent que la création entière n’est pas l’objet des soins d’un Dieu juste et aimant » (7,1 ; p. 23). « Ces postes de péage sont tout simplement une variation illogique des mythes païens » (6,8–9 ; p. 24). Il trouve que les postes de péage sont virtuellement identiques à la doctrine latine du « purgatoire », et déclare que « la différence entre le mythe du purgatoire et celui des postes de péage aériens est que le premier donne satisfaction à Dieu au moyen de supplices physiques tandis que l’autre le fait par la torture mentale » (6,12 ; p. 23). Le récit du passage de Théodora par les postes de péage (Synaxaire, 26 Mars) est appelé par le critique un « conte bourré d’hérésies » (6,8–9 ; p. 24), basé sur « l’hallucination » (7,2 ; p. 14) de quelqu’un qui aux temps de l’Ancien Testament, « aurait été justement exposé et lapidé » à cause de son « état d’abjecte illusion spirituelle » (6,6–7 ; p. 28). (La raison pour laquelle le critique est si furieux contre le récit de Théodora n’est pas claire, car il n’est qu’un exemple parmi d’autres semblables et n’enseigne rien de différent — à tel point que je ne voyais pas le besoin de le citer plus haut dans le chapitre sur les postes de péage).

Ces accusations outrées sont les opinions personnelles du critique et aucune preuve ne vient les étayer. On se demande pourquoi il insiste à forger sa propre interprétation des postes de péage et refuse de les admettre tels que l’Église les a toujours admis ; la caricature contre laquelle il fulmine n’a jamais été enseignée dans l’Église orthodoxe et on a de la peine à deviner dans quelle source il a pris ses interprétations absurdes.

Depuis seize siècles environ, les pères de l’Église parlent des postes de péage en tant que partie intégrante de la doctrine ascétique orthodoxe, le stade final et décisif du « combat invisible » que chaque chrétien poursuit sur terre. Depuis autant de temps, de nombreuses Vies des Saints et d’autres textes orthodoxes décrivent les expériences de chrétiens orthodoxes, saints et pécheurs, qui ont affronté ces postes de péage après la mort (et parfois avant). Il est évident pour tous sauf pour les enfants très jeunes que le nom de postes de péage ne doit pas être pris au sens littéral ; c’est une métaphore que les pères d’Orient ont trouvé propre à décrire la réalité que l’âme doit affronter après la mort. Il est également évident pour tous que certains éléments dans les descriptions de ces « postes de péage » sont métaphoriques ou figuratifs. Les récits eux-mêmes ne sont cependant ni des « allégories » ni des « fables », mais des comptes-rendus directs d’expériences personnelles dans le langage le plus adéquat qui soit à la disposition du narrateur. Si les descriptions des postes de péage semblent trop « vivantes » à certains, c’est probablement parce qu’ils ne sont pas conscients de la véritable nature du combat invisible poursuivi pendant cette vie. Dès maintenant nous sommes constamment assiégés par des tentateurs et accusateurs démoniaques, mais nos yeux spirituels sont fermés et nous ne voyons que le résultat de leurs activités — les péchés dans lesquels nous tombons et les passions qui se développent en nous.

Mais après la mort, les yeux de l’âme s’ouvrent au monde spirituel et voient en réalité, (généralement pour la première fois) les êtres qui nous attaquaient pendant notre vie.

Il n’y a ni paganisme, ni occultisme, ni « astrologie orientale », ni « purgatoire » que l’on puisse trouver dans les récits orthodoxes des postes de péage. Ils nous enseignent plutôt que nous sommes responsables et que chacun de nous devra rendre compte de ses propres péchés, que la mort est suivie par une évaluation de nos victoires et défaites au cours de la lutte contre le péché (le jugement particulier) et que les démons qui nous ont tentés tout au long de notre existence terrestre, nous font subir un dernier assaut à la fin de cette vie, mais n’ont pouvoir que sur ceux qui n’ont pas assez lutté contre eux pendant cette vie.

Quant aux formes littéraires dans lesquelles ils sont exprimés, elles se retrouvent dans    les services divins de l’Église (la poésie de l’Église), dans les écrits ascétiques des pères et dans les Vies des Saints. Aucun orthodoxe ne lit ces textes au sens si crûment littéral comme les a lus le critique, mais avec respect et crainte de Dieu, y cherchant le profit spirituel. N’importe quel père spirituel ayant tenté d’éduquer ses enfants dans la tradition vénérable de la piété orthodoxe, peut témoigner de l’effet bénéfique des sources orthodoxes qui mentionnent les postes de péage ; en effet, feu l’archevêque André de Novo-Diveyevo, père spirituel aimé et respecté par beaucoup, se servait précisément des 20 postes de péage que dut traverser Théodora comme base d’une préparation très efficace au sacrement de la confession pour ses enfants spirituels. S’il existe un « manque d’harmonie » entre ces textes et l’homme du XXe siècle, la faute en incombe à notre époque de confort moral, de permissivité, qui encourage l’incroyance et une attitude désinvolte envers les réalités vraiment effrayantes de l’autre monde, et en particulier celles de l’enfer et du jugement.

L’enseignement orthodoxe des postes de péage n’a jamais été défini comme un « dogme », il appartient plutôt à la tradition de la piété orthodoxe ; mais cela ne veut pas dire que c’est quelque chose de « peu important » ou bien une question « d’opinion personnelle. » Il a été partout et toujours enseigné dans l’Église, où la tradition ascétique orthodoxe s’est maintenue. Si ce sujet est à l’écart des préoccupations de la plupart des théologiens orthodoxes contemporains, c’est précisément parce que ces théologiens font partie plutôt de l’univers académique que du monde de l’ascèse traditionnelle. Les théologiens plus traditionnels cependant, ainsi que ceux qui vivent la tradition ascétique orthodoxe, ont été très attentifs à ce sujet important. En dehors de l’Église Russe, où la question a été débattue et défendue par l’évêque Ignace Briantchaninov, l’évêque Théophane le Reclus, le métropolite Macaire de Moscou, saint Jean de Cronstadt, l’archevêque Jean Maximovitch, le prêtre Michel Pomazanski et de nombreux autres auteurs et théologiens, elle a été soulignée dans l’Église Serbe où elle occupe une place honorable dans la Théologie Dogmatique de feu l’archimandrite Justin Popovitch (vol. III). Cependant, elle est devenue plus connue ces dernières années grâce au fait que des traductions en langues occidentales, en particulier de la littérature ascétique et des services divins orthodoxes, sont devenues plus accessibles. Nous allons noter ici quelques passages sur les postes de péage, pris dans des éditions parues en anglais pendant ces dernières années et qui n’ont pas encore été cités dans ce livre :

Des Cinquante homélies spirituelles de saint Macaire le Grand, un des ouvrages fondamentaux de la littérature ascétique orthodoxe :

« Quand l’âme d’un homme sort de son corps, un grand mystère s’y accomplit. Si elle est sous le poids du péché, des bandes de démons viennent, de sinistres anges, et les puissances ténébreuses s’emparent de cette âme et la tiennent fermement de leur côté. Personne ne doit s’en étonner. Si, pendant cette vie et dans ce monde, l’homme était leur sujet et s’appliquait à leur plaire jusqu’à devenir leur esclave, combien plus, alors qu’il s’en va de ce monde, sera-t-il arrêté et retenu par eux » 9

« Comme des percepteurs assis aux gués et arrêtant les passants pour leur extorquer la taxe, ainsi les démons guettent les âmes et s’en emparent; et si, à leur sortie du corps, elle ne    sont pas parfaitement purifiées, ils ne les laissent pas monter dans les demeures célestes pour rencontrer leur Seigneur, mais elles sont conduites en bas par les diables de l’air. Mais si    pendant qu’elles sont encore dans leur corps, elles travaillent et font des efforts pour obtenir du Seigneur la grâce d’en haut, celles-là certainement avec celles qui, grâce à une vie de vertus sont au repos, iront au Seigneur comme Il l’a promis… » 10

De l’Échelle, autre texte orthodoxe de base sur l’ascèse :

« D’autres, pressés par la douleur de leur cœur, se contentaient de dire : Notre âme pourrait-elle bien passer ce torrent impétueux, dans lequel les puissances de l’enfer cherchent à la perdre? [Ps CXXIII]. Or ceux-ci parlaient de la sorte, parce qu’ils n’étaient point assez assurés de leur salut, et qu’ils craignaient le compte terrible qu’ils étaient sur le point de rendre à Dieu. » 11

En effet, la Lettre de l’abbé Jean de Raïthou qui sert d’introduction à l’Échelle, indique le but dans lequel ces livres sont écrits :

« Ils seront… une échelle dressée jusqu’aux portes du ciel, qui permettra une ascension sans péril à ceux qui l’auront choisie, et les feront passer, sains et saufs, à travers les esprits de malice, les princes de ce monde de ténèbres et les puissances de l’air »

 

Du Discours sur la sobriété et la vigilance, et la vertu, pour le bien de l’âme et son salut  12 par saint Hésychius de Batos :

« L’âme qui par la mort s’est envolée dans les airs, et qui aux portes du ciel a le Christ avec elle et pour elle, ne sera pas confondue là non plus par ses ennemis, mais alors comme maintenant elle leur parlera aux portes avec assurance. Seulement, qu’elle ne se lasse pas jusqu’à son exode d’appeler jour et nuit vers le Seigneur Jésus Christ, le Fils de Dieu. Selon sa divine promesse qui ne trompe pas, lui-même lui fera prompte justice, comme il l’a dit au sujet du juge inique [cf. Lc XVIII.1-8]. Oui, je vous l’affirme, il le fera, et dans la vie présente, et lorsqu’elle aura quitté son corps. » §149

« Elle viendra sur nous, l’heure de la mort, elle viendra et il n’est pas possible d’échapper. Puisse le prince du monde et de l’air [Cf. Jn XIV.30 ; Éphés. II.2], qui viendra aussi alors, trouver nos iniquités peu nombreuses et peu graves et n’être pas dans le vrai en nous accusant, car nous pleurions en vain. Il est dit en effet que le serviteur qui a connu la volonté de son maître et ne l’a pas faite comme un serviteur, sera durement châtié. » §161

« L’aveugle-né ne voit pas la lumière du soleil. Ainsi celui qui ne marche pas dans la sobriété et la vigilance ne voit pas dans toute leur richesse les scintillements de la grâce d’en-haut. Il ne sera pas non plus délivré des actions, des paroles et des pensées mauvaises et haïes de Dieu. De tels hommes, quand ils quitteront cette vie, ne passeront pas impunément devant les princes de l’enfer. » § 4

 

Des Œuvres spirituelles par saint Diadoque de Photicé :

« … si nous ne confessons comme il faut même ces fautes-là ‹ qui nous échappent ›, au moment de partir, nous découvrirons en nous une crainte sourde. Il faut prier, nous qui aimons Dieu, pour nous trouver alors exempts de toute frayeur ; car celui-là qui sera trouvé dans la frayeur ne passera pas alors en homme libre devant les princes du Tartare ; car ceux-ci ont comme un allié en cette crainte que l’âme éprouve par suite de sa malice. Mais l’âme qui se réjouit dans l’amour de Dieu, à l’heure de la mort est élevée avec les anges de paix au-dessus de toutes les armées des ténèbres » 13.

De « Aux moines de l’Inde : cent chapitres d’exhortations» par Jean Carpathios 14 :

« Combattant et injuriant avec impudence, l’ennemi assaille l’âme qui vient de sortir du corps. Il se fait l’amer et redoutable dénonciateur de ses fautes. Mais il est possible de voir alors cette âme remplie de foi et d’amour de dieu, quand bien même souvent autrefois les péchés l’auraient meurtrie, ne pas se laisser effrayer par ces attaques et ces menaces, mais puiser bien plutôt sa force dans le Seigneur, et, portée sur les ailes de la joie, encouragée par les saintes puissances qui la conduisent et entourée par la lumière de la foi, répondre avec beaucoup d’assurance au démon malin : ‹ Qu’y a-t-il entre toi et nous 15, étranger à Dieu ? Qu’y a-t-il entre toi et nous, déserteur des cieux et mauvais serviteur ? Tu n’as pas pouvoir sur nous. C’est le Christ, le Fils de dieu, qui a pouvoir sur nous et sur tous. Contre lui nous avons péché, et par lui nous sommes défendus. Nous avons sa croix précieuse pour gage de sa miséricorde envers nous et de son salut. Fuis loin de nous, misérable. Il n’y a rien entre toi et les serviteurs du Christ. › Quand l’âme dit ces choses avec courage, le diable tourne le dos, se lamentant à grands cris, incapable de résister au nom du Christ. Parvenue en-haut, l’âme descend en volant sur l’ennemi pour le frapper, comme l’oiseau qu’on nomme ‹ Aile rapide ›, lorsqu’il fond sur le corbeau. Puis elle est transportée en joie par les anges divins dans les lieux qui luis sont assignés selon son état. » § 25

De l’Octoèque du dimanche, dans un tropaire adressé à la Mère de Dieu : « … à l’heure terrible de la mort, arrache-moi aux démons accusateurs et à tout châtiment » 16

Certaines de ces références, notons-le, sont fragmentaires et ne donnent pas tout l’enseignement orthodoxe sur ce sujet. C’est de toute évidence parce qu’elles concernent une doctrine qui est bien familière aux auteurs ascétiques et hymnographiques, ainsi qu’à leurs lecteurs, une doctrine admise par tous qu’il n’est pas besoin de définir ou de justifier à chaque fois qu’elle est mentionnée. La tentative du critique, qui a remarqué l’existence de certaines de ces références, de distinguer entre les expériences qui surviennent « avant » et celles qui    surviennent « après » la mort et de nier carrément la possibilité de celles qui arrivent « après » (6,12 ; p. 24), est tout à fait artificielle, étant seulement une « déduction logique » de sa propre fausse doctrine sur le « sommeil » de la mort, qui n’est étayée par aucun texte ascétique ou liturgique. La réalité de « l’épreuve » démoniaque est une et la même, et les postes de péage n’en sont que la phase finale, commençant parfois à la fin de cette vie et parfois seulement après la mort.

D’innombrables autres références aux postes de péage figurent partout dans la littérature orthodoxe ascétique, hagiographique et liturgique ; la plupart n’ont pas encore été éditées en anglais. Le critique, quand il remarque de telles références, est forcé de les interpréter non pas en accord avec le contexte, mais plutôt avec ses propres « déductions logiques » sur la vie après la mort.

Par exemple, en citant la prière de saint Eustrate 17 : « Puisse mon âme ne pas voir le regard sombre des démons méchants, mais être accueillie par tes anges lumineux et très radieux » (6,12 ; p. 23), le critique considère cela comme la preuve du fait que l’âme ne voit pas (et ne peut pas voir !) de démons après la mort (ce qui est nécessaire pour sa théorie du « sommeil » de l’âme). Mais pour tout lecteur sans préjugé, il est tout à fait clair que la prière veut dire exactement le « contraire » : c’est-à-dire que le saint prie pour ne pas voir les démons précisément parce que c’est le lot « commun » des âmes après la mort ! Cela est encore plus clair d’après tout le contexte de la prière de saint Eustrate, où les mots qui précèdent immédiatement cette phrase, sont les suivants : « Mon âme est troublée et peinée à l’idée de son départ de mon misérable et vil corps. Puissent les méchants desseins de l’adversaire ne pas la devancer et la faire trébucher dans les ténèbres à cause des péchés connus et inconnus que j’ai commis durant cette vie. » Il est clair que l’enseignement de l’épreuve démoniaque après la mort (qu’il soit appelé ou non « postes de péage ») était familière à saint Eustrate et elle constitue l’arrière- plan et le contexte de sa prière ; et c’est la raison pour laquelle l’évêque Ignace se sert de cette prière pour indiquer que cette doctrine était bien connue à l’Église déjà aux premiers temps (début du IVe siècle). Encore une fois, le critique cite la réponse de saint Barsanuphe de Gaza à un moine qui lui demandait de l’escorter « à travers l’air et le long de cette route que je ne connais pas » comme si cette réponse était une réfutation de l’idée des postes de péage. Mais il est parfaitement clair aussi bien d’après le contexte de la demande que celui de la réponse, que les postes de péage aériens rencontrés après la mort y sont sous-entendus et acceptés tout naturellement. Saint Barsanuphe, en souhaitant que le Christ « rende l’ascension de ton âme sans obstacle et qu’Il t’accorde d’adorer la sainte Trinité avec assurance, c’est-à-dire comme quelqu’un de libéré » — ne fait qu’exprimer une partie de l’enseignement communément admis sur les postes de péage, enseignement présent dans la tradition ascétique de Gaza aussi bien que dans le reste de l’Orient 18. Cet épisode est également cité par l’évêque Ignace parmi les nombreux autres exemples qu’il a utilisés en défense de la doctrine des postes de péage /efn_note]p. 146[/efn_note].

D’autres citations par lui de pères ascétiques, qui enseignent clairement au sujet des postes de péage comprennent :

Saint abbé Dorothée de Gaza : « Quand l’âme est insensible, il est profitable de lire fréquemment la sainte Écriture et les sermons des pères théophores qui inspirent la contrition, et de se souvenir du Jugement redoutable de Dieu, de la sortie de l’âme de ce corps et des puissances effrayantes qui la rencontreront et avec la participation desquelles elle a commis le mal dans cette courte et misérable vie » (p. 146).

Saint Théognoste, un autre père de la Philocalie:

« Ineffable et inexprimable est le plaisir de l’âme qui, en pleine certitude, se sépare du corps et se dépouille de lui comme d’un vêtement. En effet, quand elle a déjà obtenu ce qu’elle espère, elle se dégage du corps sans tristesse, elle s’avance en paix vers l’ange qui vient d’en-haut radieux et joyeux, elle traverse l’air avec lui sans rencontrer d’obstacles, sans que lui nuisent en rien les esprits du mal, mais elle s’élève en joie avec confiance et gratitude, jusqu’à ce que, parvenue au but, elle se prosterne devant le Créateur et reçoive dès lors la sentence qui la met au nombre de ses semblables et de ses égales en vertu, en attendant la résurrection commune. » 19

Évagre de Scété:

« Reviens à ton bon sens et pense comment tu supporteras ta brusque sortie du corps quand les anges menaçants viendront te chercher et te saisir à une heure où tu ne t’y attends pas, à un moment que tu ignores ! Quelles actions enverras-tu devant toi dans l’air, quand tes ennemis qui y sont commenceront à t’examiner ? » 20

Saint Jean l’Aumônier:

« Quand l’âme se sépare du corps et commence son ascension au Ciel, elle est abordée par des rangs de démons qui lui font subir beaucoup d’épreuves et de tests. Ils l’inspectent quant aux mensonges, aux calomnies » (etc. suit une longue liste de péchés semblables aux vingt figurant dans la Vie de saint Basile le Nouveau). « Pendant le voyage de l’âme de la terre au Ciel, même les saints anges ne peuvent pas l’aider; elle est aidée par sa propre pénitence, ses bonnes œuvres et surtout par les aumônes. Si par oubli nous ne nous sommes pas repentis de chaque péché ici, alors nous pouvons, au moyen de l’aumône, être délivrés de l’âpreté des postes de péage des démons. » 21

Un autre père de la Philocalie, saint Pierre Damascène, parle du « moment de la mort, où les démons entoureront ma pauvre âme, tenant le registre de tous les péchés que j’ai commis » 22

Dans les services divins, comme nous l’avons déjà remarqué, il y a maintes prières, adressées particulièrement à la Mère de Dieu qui sous-entendent ou affirment directement l’enseignement ascétique concernant les postes de péage. Nous en avons cité un certain nombre dans ce livre. L’évêque Ignace, après en avoir cité bien plus encore (de l’Octoèque, de l’Euchologhion, de prières lors du départ de l’âme, d’Acathistes et Canons à la Mère de Dieu et à divers saints), conclue que «la doctrine des postes de péage se rencontre comme une doctrine généralement connue et acceptée partout dans les offices divins de l’Église orthodoxe. L’Église la professe et la rappelle à ses enfants afin de semer dans leur cœur la crainte salutaire et les préparer à une transition en toute sécurité de la vie temporelle à la vie éternelle » [/efn_note] vol. III, p. 149 [/efn_note]

Une référence typique aux postes de péage dans les Ménées 23 est le tropaire de l’office à saint Jean Chrysostome (27 janvier) ; il fait partie du Canon à la Toute Sainte Mère de Dieu (ode 5), écrit par « Jean » (de toute évidence saint Jean Damascène) :

« Accorde-moi de passer par les satrapes noétiques et les légions aériennes tourmenteuses sans regrets au moment de mon départ, afin que je puisse te crier avec joie, ô Enfantrice de Dieu, toi qui entendis le cri Réjouis-toi : Réjouis-toi, ô espoir jamais déçu de tous ! »

Mais cela ne sert à rien de multiplier simplement les citations de la littérature orthodoxe, qui montrent avec quelle clarté cette doctrine a été soulignée dans l’Église pendant les siècles ; l’évêque Ignace donne vingt pages de telles citations et on pourrait en trouver bien d’autres. Ceux qui n’aiment pas cet enseignement, seront toujours prêts à trouver un moyen de le « réinterpréter » ou de le caricaturer. Pourtant, même notre critique est obligé d’admettre l’existence de quelques textes orthodoxes au moins, qui indiquent qu’il y a une épreuve démoniaque à la mort, et il défend sa position selon laquelle les postes de péage sont « imaginaires », en disant que « de telles visions sont évitables si nous luttons dans cette vie, si nous nous repentons de nos péchés et acquérons des vertus » (6,12 ; p. 24). Mais c’est exactement le sens de la doctrine des postes de péage, qu’il a pourtant caricaturée et reniée ! Cet enseignement nous est donné précisément pour que nous travaillions maintenant, en luttant contre les démons de l’air en cette vie et alors notre rencontre avec eux après la mort sera pour nous une victoire et non une défaite ! Combien de lutteurs ascétiques furent inspirés par cette doctrine à faire précisément cela ! Mais qui parmi nous peut dire qu’il a déjà gagné cette bataille et qu’il n’a pas besoin de craindre l’épreuve démoniaque après la mort ?

L’auteur de ces lignes se souvient bien des offices solennels pour le repos de l’âme de l’archevêque Jean Maximovitch en 1966, en particulier ceux du jour de ses funérailles. Tous les assistants sentaient qu’ils étaient témoins de l’enterrement d’un saint ; la tristesse de se séparer de lui fut changée en joie d’acquérir un nouvel intercesseur céleste. Et cependant plusieurs des hiérarques présents, et en particulier l’évêque Savva d’Edmonton, incitèrent le peuple à une prière plus fervente, en évoquant les « postes de péage effrayants » par lesquels même ce saint homme, ce miracle de la Grâce de Dieu en notre temps, devait passer. Personne parmi nous ne pensait que nos prières seules le sauveraient des « épreuves » des démons, et personne n’imaginait une « opération de péage » à des « maisons » situées au ciel ; mais ces exhortations contribuèrent à exciter la piété et la ferveur des fidèles, et cela l’aida sans aucun doute à bien traverser ces postes de péage. La vie remplie de bonnes actions et d’aumônes de ce saint homme, de même que l’intercession des saints qu’il glorifia sur terre, la prière des fidèles, qui était en fait une autre conséquence de son amour pour eux — tout cela l’a indubitablement aidé, d’une façon connue de Dieu seul et que nous ne devons pas scruter, à repousser les attaques des esprits ténébreux de l’air. Et lorsque l’évêque Savva fit un voyage exprès à San Francisco pour être présent aux offices du quarantième jour après le décès de l’archevêque Jean, et dit aux fidèles :

« Je suis venu pour prier ensemble avec vous pour le repos de son âme, en ce quarantième jour décisif, ce jour important où est déterminée la place où son âme séjournera jusqu’au redoutable Jugement du Dieu » 24 — il encourageait de nouveau la prière des fidèles en évoquant cette autre croyance de la doctrine orthodoxe sur la vie après la mort. Les chrétiens orthodoxes d’aujourd’hui entendent rarement de telles choses, à plus forte raison devons-nous garder encore plus précieusement le contact avec de tels représentants de la Tradition ascétique orthodoxe.

Parmi les auteurs de l’Église orthodoxe russe, l’opposition à la doctrine des postes de péage a été reconnue depuis longtemps comme un des signes du « modernisme » ecclésiastique. Ainsi, l’évêque Ignace consacra une grande partie de son volume sur la vie après la mort à la défense de cet enseignement, qui subissait déjà des attaques dans la Russie du XIXe siècle. Du reste, contrairement à l’opinion sans fondement du critique, selon laquelle les postes de péage ne sont acceptés que par ceux qui sont sous « influence occidentale », l’Occident catholique romain et protestant n’a aucune notion des postes de péage, lequel n’existe que dans l’enseignement ascétique orthodoxe, et l’attaque dont ils sont l’objet aujourd’hui dans l’Église vient précisément de ceux qui sont (comme dans les séminaires orthodoxes modernistes) fortement « occidentaux » de mentalité et n’ont que peu de respect pour la piété orthodoxe traditionnelle.

Tout récemment, le protopresbytre Michel Pomazansky, peut-être le plus grand théologien vivant de l’Église orthodoxe, a écrit un article en défense des postes de péage, en partie pour répondre à notre critique. 25 Dans cet article, il avertit que dans notre société hétérodoxe contemporaine, il y a souvent des

« remises en question de notre foi, qui est traitée d’un point de vue non orthodoxe par des personnes d’autres confessions, et parfois par des chrétiens orthodoxes qui n’ont plus une base orthodoxe ferme sous leurs pieds. Ces dernières années, une approche critique à toute une série des points de vue de notre Église est devenue plus perceptible; ces points de vue sont accusés d’être ‹primitifs›, la conséquence d’une vision du monde ou piété ‹naïves›, et ils sont désignés par des termes comme ‹mythes›, ‹magique› etc. Il est de notre devoir de répondre à de telles accusations ».

Et l’évêque Théophane le Reclus donne peut-être la réponse la plus sobre et la plus réaliste à ceux qui sont réticents à accepter la doctrine orthodoxe traditionnelle : « Aussi absurde que paraisse l’idée des postes de péage aux yeux de nos ‹ savants ›, ils ne manqueront pas de les traverser. »

Les postes de péage ne sont pas une « fable morale » inventée pour les « gens simples », comme le croit le critique (5,6 ; p. 26), ils ne sont pas un « mythe », ou « imaginaire », ou une « fable extravagante », comme il le dit — mais un récit véridique, transmis par la tradition ascétique orthodoxe depuis les siècles les plus reculés, de ce qui attend, chacun de nous, à la mort.

Conclusion

 

La garde de la Tradition vénérable de la piété orthodoxe est devenue dans le monde contemporain une lutte contre des forces accablantes. Les troupeaux orthodoxes sont devenus pour la plupart si mondains, qu’un prêtre orthodoxe qui désire transmettre et enseigner une telle Tradition est tenté de désespérer de la possibilité même d’une telle tâche. La plupart des prêtres et évêques finissent par suivre leur troupeau et par « adapter » la Tradition à l’esprit séculier des fidèles ; ainsi se fane et meurt la Tradition….
Les sermons, leçons et livres du clergé de la plupart des juridictions orthodoxes aujourd’hui sur le sujet de la vie après la mort montrent que très peu a été sauvegardé de la doctrine et de la piété orthodoxes traditionnelles. Quand l’autre monde est mentionné, ce qui est déjà rare, sauf en des termes très généraux et abstraits, il l’est habituellement en tant que sujet de plaisanterie sur « saint Pierre » et les « portes de perles », comme souvent chez le clergé mondain catholique romain et protestant. Pour beaucoup de chrétiens orthodoxes, l’autre monde est devenu quelque chose de lointain et de très flou, avec lequel on n’a pas de contact vivant, et au sujet duquel on ne peut absolument rien dire de précis.

L’Église souffrante de Russie — probablement autant du fait de ses souffrances que du fait de son conservatisme inné — a préservé l’attitude orthodoxe traditionnelle à l’égard de l’autre monde bien mieux que d’autres Églises orthodoxes aujourd’hui. Dans le monde libre, c’est presque uniquement l’Église Russe Hors Frontière qui continue à publier la littérature orthodoxe traditionnelle sur ce sujet, perpétuant la tradition du Prologue et d’autres anthologies pieuses de l’ancienne Russie. Heureux sont les chrétiens orthodoxes qui ont accès à cette littérature et peuvent l’accepter en toute simplicité et piété, évitant l’esprit de « criticisme », qui éloigne tant de fidèles, surtout parmi les convertis, de la tradition et de la sensibilité vraiment orthodoxes.

Il est à peine nécessaire de dire à quel point le monde — même le monde orthodoxe — considère « vieux jeu » ceux qui publient et lisent cette sorte de littérature. Le but de ce livre est de rendre cette littérature démodée compréhensible et accessible aux chrétiens orthodoxes d’aujourd’hui, qui ne peuvent que bénéficier de cette lecture dont tant de chrétiens orthodoxes ont tiré du profit spirituel au cours de longs siècles.
Le but de notre critique est exactement le contraire : il veut discréditer complètement cette littérature, de la rejeter comme « fables morales » ou « contes extravagants » et soumettre les offices divins et les Vies des Saints à un « criticisme » minutieux pour en supprimer tous les éléments de cette sorte. [/efn_note]V. par exemple sa tentative de discréditer la Vie de saint Basile le jeune parce qu’elle contient des descriptions des postes de péage Tlingit Herald, 7,2 ; p. 14 [/efn_note].
Donnons à cette entreprise le nom qu’elle mérite : c’est l’œuvre du même rationalisme occidental, qui s’est tant de fois attaqué à l’Église orthodoxe par le passé et qui a amené tant de chrétiens à perdre la compréhension et le sentiment de la vraie foi orthodoxe. Dans l’Occident catholique romain et protestant, cette attaque a été parfaitement victorieuse, et s’il y reste encore des Vies des Saints, elles ont été censurées pour être dépouillées des éléments surnaturels et sont souvent considérées comme des « fables morales ». Tandis qu’il taxe ceux qui s’opposent à sa pensée, de « scolasticisme », le critique s’avère lui-même le plus « scolastique » peut-être de tous. Sa doctrine est fondée non pas sur les textes simples et clairs, transmis par l’Église depuis les premiers siècles jusqu’au nôtre, mais sur une série de ses propres « déductions logiques », qui exigent une réinterprétation et une révision radicales du sens évident des textes orthodoxes de base.

Il est déjà bien mauvais que le langage du critique soit si grossier, qu’il fasse une caricature si malveillante de la doctrine orthodoxe qu’il attaque, et qu’il soit si irrespectueux à l’égard de tant de vénérables docteurs — des meilleurs en effet parmi le peu qui ont gardé vivante la Tradition orthodoxe de la piété jusqu’à nos jours. Voilà ce qu’il dit par exemple à propos du sermon La vie après la mort de l’archevêque Jean Maximovitch, un saint homme et un grand théologien de nos jours :

« C’est un conte extravagant de l’âme qui quitte le corps et est poursuivie et tourmentée par des démons… Dans ce conte, on dit aux fidèles que lorsque quelqu’un est mort, ils doivent vite faire dire des offices pour le repos de son âme, puisque l’âme a si désespérément besoin de nos prières et la mort est une chose si terrifiante (évidemment Dieu est incapable d’être ému de pitié ou d’aider la malheureuse âme sans être aiguillonné ou réveillé par nos pleurs et cris de mortels.) Ce conte comprend aussi une description parfaitement blasphématoire de la dormition de la toute sainte Mère de Dieu » 26

Le nom de l’archevêque Jean n’est pas mentionné ici, mais il est évident d’après cette description de voir à quel sermon le critique se réfère ; en tout cas, un tel langage dénote un manque de respect intolérable, quelle que soit l’autorité orthodoxe qu’il attaque !

Mais ce qui est vraiment tragique, c’est que le critique essaie, par toutes les façons, de priver les chrétiens orthodoxes justement de ce qui, même sans lui, est déjà en train de disparaître à une allure si rapide de nos milieux : la piété orthodoxe traditionnelle au sujet de l’autre monde, piété qui se manifeste non seulement dans le genre de littérature que nous lisons (et que le critique veut discréditer), mais encore plus dans notre attitude envers les morts et dans ce que nous faisons pour eux. Il est évident, d’après ce que nous avons cité de lui plus haut, que le critique, contrairement à l’archevêque Jean, considère sans importance la prière pour les défunts tout de suite après la mort, et pense, en effet, que l’âme ne peut pas en profiter et n’a pas besoin de nos « pleurs et cris » ! En effet, le critique dit expressément que « ce que nous demandons pour les défunts n’est que la proclamation de ce qu’ils recevront en tout cas » 27, et que nos demandes n’ont aucune influence sur leur sort dans l’éternité, sans voir que par cette    doctrine il ne fait pas que contredire les saints pères mais il ôte le motif principal aux fidèles de prier pour les défunts tout court.

Quelle indifférence envers les défunts ! Quelle cruauté envers les vivants ! Quelle cacodoxie ! Très certainement, ceux qui prient pour les défunts ne considèrent pas leurs prières comme des « incantation magiques » 28 ou des « chantages et moyens magiques pour contraindre Dieu à la miséricorde » 29, comme l’affirme si cruellement le critique, mais ils prient avec foi (comme lorsqu’ils prient pour n’importe quelle autre chose), dans l’espérance que Dieu accorde effectivement dans sa Miséricorde ce qui est demandé. La « synergie » de la Volonté divine et de nos prières ne peut pas se concevoir au moyen de l’étroitesse d’une logique pire que « scolastique » qu’emploie le critique.

Ceux qui vivent encore aujourd’hui selon la tradition de la piété orthodoxe sont une minorité infime. Ce qui nous manque, c’est davantage d’aide à la compréhension de cette piété traditionnelle et non pas des attaques et des moqueries à son sujet ni de l’irrespect pour ceux qui l’enseignent.

La doctrine anti-orthodoxe sur la vie après la mort de ce critique est d’autant plus dangereuse qu’elle fait appel à une passion très subtile de l’humanité contemporaine. L’enseignement orthodoxe sur la vie après la mort est plutôt sévère et exige de nous une réponse très sobre, remplie de la crainte de Dieu. Mais les hommes d’aujourd’hui sont très douillets et égocentriques et ils préféreraient ne pas entendre parler de réalités aussi dures que le jugement et la responsabilité des péchés. Il est bien plus « réconfortant » d’entendre une doctrine exaltée soi-disant « hésychaste », qui nous dit que Dieu n’est pas « vraiment » aussi sévère que l’a décrit la tradition ascétique orthodoxe, que nous n’avons pas « vraiment » besoin de craindre la mort, ni le jugement qui la suit, et qu’il nous suffit de nous occuper de pensées spirituelles exaltées comme celles contenues dans la Philocalie (en rejetant bien entendu, comme « allégories » tous les passages concernant les postes de péage), et nous serons en « sécurité » sous un « Dieu aimant » qui ne nous demandera pas de comptes de tous nos péchés, même ceux oubliés ou non-reconnus…. La fin de ces réflexions exaltées est un état assez proche de celui de ces « charismatiques » et d’autres qui se sentent déjà assurés de leur salut, ou de ceux qui suivent l’enseignement occulte qui professe qu’il n’y a rien à craindre dans la mort.

La vraie doctrine orthodoxe sur la vie après la mort, par contre, nous remplit précisément de la crainte de Dieu et de la détermination de lutter pour le royaume des cieux contre tous les ennemis invisibles qui veulent nous en barrer le chemin. Tous les chrétiens orthodoxes sont appelés à cette lutte et c’est une injustice cruelle à leur égard que de diluer la doctrine orthodoxe pour les « tranquilliser ». Que chacun lise les textes orthodoxes les plus appropriés à son niveau spirituel du moment ; mais que personne ne dise qu’il peut en rejeter comme « fables » les textes qu’il risque de trouver peu « commodes ». Les modes et les opinions humaines peuvent changer, mais la Tradition orthodoxe reste toujours la même, quel que soit le petit nombre de ceux qui la suivent. Puissions-nous lui rester fidèles pour toujours !


 

Traduction de Catherine Pountney

Publié en format numérique sur le site des Vrais chrétiens orthodoxes francophones

Nous tenons à remercier l’archimandrite Cassien pour la permission de reproduire ici cet ouvrage.

 


 

 

 

  1. The Tlingit Herald, publié par l’Église orthodoxe américaine Saint-Nectaire, Seattle, Washington ; vol. 5, n° 6 et les suivants
  2. surtout le n° de juillet — août 1976 de The Orthodox Life et l’anthologie intitulée Eternal mysteries beyond the Grave
  3. Kondakion de Pâques
  4. v. plus haut : Chap. 10, et Appendice 1
  5. Homélie XXVI.1 sur II Corinthiens
  6. de sa Vie complète par Nicéphore, cité par l’évêque Ignace, vol. III, p.88
  7. Commentary on the Second Epistle of the Holy Apostle Paul to the Corinthians, Moscow, 1894, pp. 401–3
  8. Tropaire des Heures Pascales, une des prières secrètes qui suit l’Hymne des chérubins à la divine Liturgie
  9. Homélie XXII
  10. Homélie XLIII
  11. Cinquième degré § 23
  12. Philocalie des Pères neptiques, Tome A, Volume 2, Abbaye de Bellefontaine, 2004
  13. Chap. C
  14. Philocalie des Pères neptiques, Tome A, Volume 2, Abbaye de Bellefontaine, 2004
  15. cf. Matth. VIII.29
  16. Office de Minuit du dimanche, mode 1, cathisme avant l’Ode 7
  17. Office de Minuit du samedi
  18. Saints Barsanuphe et Jean, Questions et Réponses, n° 145
  19. De notre saint Père Théognoste, sur l’action et la contemplation, et sur le sacerdoce, § 61, Philocalie des Pères neptiques, Tome A, Volume 3, Abbaye de Bellefontaine, 2004
  20. pp. 148–149 ; Prologue, 27 oct.
  21. pp. 143 ; Prologue, 19 déc.
  22. dans ses Œuvres, Kiev Caves Lavra, 1905, p. 68
  23. les douze volumes des offices des saints de tous les jours
  24. Blessed John, The Chronicle of the Veneration of Archbishop John Maximovitch, St. Herman Brotherhood, 1979, p. 20
  25. Orthodox Russia, 1979, no. 7; English translation in Nikodemos, Summer, 1979
  26. 6,2 ; p. 22
  27. 7,3 ; p. 27
  28. 7,3 ; p. 27
  29. 7,3 ; p. 26

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