Eschatologie, Littérature, Orthodoxie

L’Antichrist – III

9 novembre 2020

(Краткая повесть об антихристе)
par Vladimir Soloviev (Соловьёв Владимир Сергеевич) / 1853 – 1900

 

Dans une villa située au bord de la Méditerranée, cinq Russes se sont rencontrés par hasard : un vieux général, un homme politique, un jeune prince, une dame, et un inconnu (Monsieur Z). Soloviev nous rapporte trois de leurs conversations. C’est à la dernière qu’est emprunté le fragment ci-dessous.

 

 


L’ouverture du concile fut suggestive. Dans les deux tiers de l’immense temple « consacré à l’union de tous les cultes » étaient placés des bancs et d’autres sièges pour les membres du concile, le dernier tiers était occupé par une haute estrade où se trouvaient d’abord le trône impérial et le trône moins élevé du grand mage, cardinal et chancelier, puis, en arrière, des rangées de fauteuils pour les ministres, les courtisans et les secrétaires d’État, et enfin, sur les côtés, d’autres rangées de fauteuils plus longues encore et dont la destination était inconnue. Dans les tribunes il y avait des orchestres et sur la place voisine étaient rangés deux régiments de la garde et des batteries d’artillerie pour les salves solennelles. Les membres du concile avaient déjà célébré leurs services religieux dans diffé-rentes églises et l’ouverture du concile devait être purement civile. Quand l’empereur entra accompagné du grand mage et de sa suite aux sons de la « marche de l’humanité unie » qui servait d’hymne impérial et international, les membres du concile, se levèrent tous et, agitant leurs chapeaux, ils crièrent trois fois : Vivat ! Hourra ! Hoch ! L’empereur s’arrêta près du trône et, ouvrant les bras en un geste plein de bienveillance et de majesté, il dit d’une voix sonore et agréable :

« Chrétiens de toutes les confessions ! Sujets et frères aimés ! Dès le début d’un règne que le Très-Haut a béni en permettant l’accomplissement d’œuvres étonnantes et glorieuses, je n’ai jamais eu sujet d’être mécontent de vous ; vous avez toujours fait votre devoir avec toi et conscience. Mais cela ne me suffit pas. L’amour sincère que j’ai pour vous, frères chéris, a soif d’un sentiment réciproque. Je veux que vous m’acceptiez pour votre chef dans toute entreprise en vue du bien de l’humanité, non pas au nom du devoir, mais par un sentiment d’amour cordial. Et voici qu’en plus de ce que je fais pour tous, je voudrais vous donner à vous des preuves particulières de ma bonté. Chrétiens, comment pourrais-je vous rendre heureux ? Que dois-je vous donner à vous, qui n’êtes pas seule-ment mes sujets, mais encore mes frères en foi ? Chrétiens, dites-moi ce que vous chérissez le plus dans le christianisme, afin que je puisse diriger mes efforts en ce sens. »

Il s’arrêta et attendit. Un murmure sourd emplit le temple. Les membres du concile chuchotaient entre eux. Le pape Pierre gesticulait et discutait avec ceux qui l’entouraient. Le professeur Pauli hochait la tête et faisait claquer bruyamment ses lèvres. Le père Ioann, penché vers un évêque d’Orient et un capucin, leur disait doucement quelque chose. Au bout de quelques minutes d’attente, l’empereur parla de nouveau sur le même ton caressant, mais où perçait une pointe infiniment légère d’ironie :

« Aimables chrétiens, dit-il, je comprends combien il vous est difficile de me répondre directement. Je veux vous y aider. Il y a malheureusement si longtemps que vous vous êtes divisés en confessions et en partis, que vous n’avez peut-être plus un seul intérêt commun. Mais si vous ne pouvez pas vous accorder entre vous, j’espère que vous reconnaîtrez tous que je vous aime également et que je suis prêt à satisfaire les justes aspirations de chacun. Aimables chrétiens, je sais que pour beaucoup d’entre vous et non des pires, ce qu’il y a de plus cher dans le christianisme c’est l’autorité spirituelle qu’il donne à ses représentants légitimes, non certes en vue de leurs profits personnels, mais en vue du bien commun, car de cette autorité dépend l’ordre spirituel et la discipline morale nécessaires à tous. Aimables catholiques, mes frères, oh ! comme je comprends votre opinion et comme je voudrais appuyer mon autorité sur celle de votre chef spirituel ! Et pour que vous ne pensiez pas que ce sont là de vaines paroles, nous déclarons solennellement et en vertu de notre autocratique volonté que l’évêque suprême de tous les catholiques, le pape Romain est replacé sur son trône de Rome avec tous ses droits antérieurs et toutes les prérogatives qui en découlent et qui furent jadis accordés par nos prédécesseurs à commencer par Constantin le Grand. Et de vous, catholiques, mes frères, j’attends seulement que, du fond de vos cœurs, vous me considériez comme votre unique défenseur. Ceux qui, dans cette assemblée, me tiennent en conscience pour tel, qu’ils viennent ici près de moi. »

Il montra les places vides sur l’estrade. Avec des exclamations de joie : GRATIAS AGIMUS ! DOMINE ! SALVUM FAC MAGNUM IMPERATOREM, presque tous les princes de l’église catholique, les cardinaux, les évêques, la plupart des laïcs et plus de la moitié des moines montèrent sur l’estrade et, après s’être profondément inclinés devant l’empereur, prirent place dans leurs fauteuils. Mais en bas, au milieu du concile, raide et immobile comme une statue de marbre, le pape Pierre II resta à sa place. Tous ceux qui l’entouraient tout à l’heure, étaient maintenant sur l’estrade. Le groupe clairsemé des laïcs et des moines qui étaient restés en bas s’approcha de lui, l’entoura d’un cercle serré d’où sortit un chuchotement : NON PRÆVALEBUNT, NON PRÆVALEBUNT PORTÆ INFERNI.

Ayant regardé avec étonnement le pape immobile, l’empereur parla de nouveau :

« Aimables frères ! Je sais que parmi vous il en est qui, dans le christianisme, chérissent surtout la tradition sainte, les vieux symboles, les vieux cantiques et les vieilles prières, les vieilles icônes et le vieux rituel. Et, en vérité, qu’est-ce qu’une âme religieuse pourrait chérir davantage ? Sachez donc, vous que j’aime, que j’ai signé aujourd’hui un édit qui organise et dote richement le musée universel d’archéologie chrétienne de la glorieuse ville impériale de Constantinople, afin que soient étudiés et conservés tous les monuments de l’ancienne église, et plus particulièrement de l’église d’Orient. Je vous demande en outre de nommer dès demain une commission qui sera chargée avec moi d’étudier quelles mesures doivent être prises pour accorder le plus possible les mœurs, les coutumes et le rituel actuel avec les traditions et les institutions de la sainte église orthodoxe ! Orthodoxes, mes frères ! ceux à qui ma volonté est suivant leurs cœurs, ceux qui peuvent en toute sincérité m’appeler leur vrai chef et maître, qu’ils viennent ici. »

Et la plupart des hiérarques de l’Orient et du Nord, la moitié des anciens Vieux-Croyants et plus de la moitié des prêtres, des moines et des laïcs orthodoxes montèrent avec des cris de joie sur l’estrade, en louchant vers les catholiques qui y siégeaient déjà fièrement. Mais le père Ioann ne bougea pas et soupira bruyamment. Et quand la foule qui l’entourait se fut éclaircie, il quitta son banc et se rapprocha du pape Pierre et de son entourage. Il fut suivi par ceux des orthodoxes qui n’étaient pas montés sur l’estrade. L’empereur reprit :

« Aimables chrétiens, j’en connais beaucoup parmi vous, qui chérissent surtout dans le christianisme la certitude personnelle et la libre interprétation des Écritures. Ce que j’en pense, ce n’est pas le lieu de m’y étendre. Vous savez peut-être que, dans ma première jeunesse, j’ai écrit un grand ouvrage de critique biblique, qui fit, en son temps, quelque bruit et fut le point de départ de ma notoriété. Et c’est probablement en souvenir de ce travail que l’université de Tubingue m’a demandé ces jours-ci d’accepter le diplôme d’honneur de docteur en théologie. J’ai ordonné de répondre que je l’acceptais avec plaisir et reconnaissance. Et aujourd’hui, en même temps que ce musée d’archéologie chrétienne, j’ai fondé un institut international pour l’étude libre et faite dans toutes les directions et de tous les points de vue possibles, de l’Écriture sainte et des sciences accessoires ; cet Institut aura un budget annuel d’un million et demi de marks. Ceux à qui ces dispositions sont agréables, ceux qui peuvent en conscience me prendre pour leur chef, je les prie de venir ici auprès du nouveau docteur en théologie. »

Un étrange sourire passa sur les belles lèvres du grand empereur. Plus de la moitié des savants théologiens se dirigèrent vers l’estrade, non d’ailleurs sans lenteur ni hésitations. Tous regardaient le professeur Pauli, qui semblait avoir grandi à sa place. Il baissait profondément la tête, se courbait et se repliait sur lui-même. Les savants théologiens qui étaient montés sur l’estrade se sentirent tout confus et l’un d’eux agitant tout à coup la main sauta en bas sans passer par l’escalier et rejoignit le professeur Pauli et la minorité qui l’entourait. Celui-ci releva la tête, se mit debout d’un mouvement incertain et, accompagné de son groupe de fidèles, al-la s’asseoir près du père Ioann et du pape Pierre.

La grande majorité du concile et presque toute la hiérarchie d’Orient et d’Occident se trouvaient sur l’estrade. Il n’était resté en bas que trois groupes qui s’étaient rapprochés les uns des autres et qui se pressaient autour du père Ioann, du pape Pierre, et du professeur Pauli.

L’empereur leur dit d’une voix triste :

« Que puis-je encore faire pour vous ? Hommes étranges ! Qu’attendez-vous de moi ? Je l’ignore. Dites-moi donc vous-mêmes, chrétiens abandonnés par la majorité de vos frères et de vos chefs et condamnés par le sentiment populaire, dites-moi ce que vous chérissez le plus dans le christianisme ? »

Semblable à un cierge blanc, le père Ioann se dressa alors et répondit avec douceur :

« Grand maître, ce que nous chérissons le plus dans le christianisme, c’est le Christ, Celui d’où tout vient, car nous savons qu’en Lui est incarnée la Divinité. De toi, maître, nous sommes prêts à recevoir tous les bienfaits, pourvu seulement que dans tes largesses nous reconnaissions la sainte main du Christ. À ta question voici notre réponse directe : Confesse ici devant nous Jésus-Christ, Fils de Dieu, incarné, ressuscité et en train de revenir à nous, confesse-Le et nous t’accueillerons avec amour, comme étant le véritable annonciateur de sa seconde et glorieuse venue. »

Il se tut et arrêta son regard sur le visage de l’empereur. Celui-ci sentit naître en lui une tempête infernale semblable à celle de la nuit fatale. Il perdit complètement son équilibre intérieur et toutes ses pensées tendaient à ne pas perdre la maîtrise de soi et à ne pas se vendre trop tôt. Il fit des efforts surhumains pour ne pas se jeter grossièrement sur l’orateur et le mordre. Il en-tendit tout à coup la voix étrange qu’il connaissait, dire : « Tais-toi et ne crains rien. » Il se tut. Mais son visage sans vie et sans clarté continua de grimacer et ses yeux lançaient des éclairs. Pendant le discours du père Ioann, le grand mage, qui siégeait, enveloppé dans un large manteau tricolore cachant la pourpre cardinalice, sembla se livrer à quelque obscure manipulation, tandis que ses yeux étincelaient et que ses lèvres s’agitaient. Par les fenêtres ouvertes du temple on vit venir un immense nuage noir et bientôt tout fut obscur.

Le père Ioann ne levait pas ses yeux surpris et effrayés de dessus le visage de l’empereur silencieux, puis tout d’un coup il les en ôta avec horreur et s’étant retourné, il cria d’une voix émue : « Mes enfants, c’est l’Antichrist ! »

Alors un énorme éclair circulaire entra dans le temple avec le fracas assourdissant du tonnerre et enveloppa le vieux moine. Puis le silence se rétablit en un instant et, quand les chrétiens assourdis revinrent à eux, le père Ioann gisait mort.

Pâle, mais calme, l’empereur dit à l’assemblée :

« Vous venez de voir le jugement de Dieu. Je n’ai désiré la mort de personne, mais mon Père céleste a vengé son fils chéri. L’affaire est terminée. Qui luttera contre le Très-Haut ? Secrétaires, écrivez : « Le concile œcuménique de tous les chrétiens, après que le feu du ciel eut détruit un ennemi insensé de la grandeur divine, a reconnu à l’unanimité l’empereur de Rome et de l’univers pour son chef et maître suprême ».

Soudain un mot prononcé d’une voix forte et distincte emplit le temple : « CONTRADICITUR ! » Le pape Pierre II se tenait debout, la colère empourprait son visage et le faillit trembler de tout son corps ; il leva sa crosse dans la direction de l’empereur et dit :

Notre maître unique est Jésus-Christ, le Fils du Dieu vivant. Et ce que tu es toi, tu l’as entendu. Arrière, Caïn fratricide ! Arrière, vaisseau du diable ! Par la puissance du Christ, moi, serviteur des serviteurs de Dieu, je t’exclue à jamais, chien hideux, de l’enceinte divine et te livre à ton père, à Satan ! Anathème, Anathème, Anathème !

Pendant qu’il parlait, le grand mage se déplaçait doucement sous son manteau ; un tonnerre gronda plus fort que le dernier anathème et le dernier pape tomba sans souffle. « C’est ainsi, dit l’empereur, que périssent par la main de Dieu, tous mes ennemis ». « PEREANT, PEREANT ! » crièrent en tremblant les princes de l’Église. L’empereur se retourna et sortit lentement par la porte située derrière l’estrade ; il s’appuyait sur l’épaule du grand mage et était suivi de toute la foule des siens. Il ne resta dans le temple que les deux morts et un cercle serré de chrétiens à demi-morts. Seul, le professeur Pauli n’avait pas perdu la tête. L’horreur générale semblait avoir éveillé toutes les forces de son esprit. Son aspect même avait changé : il avait un air sublime et inspiré. Il monta d’un pas ferme sur l’estrade, s’assit à la place vide d’un des secrétaires d’État, prit une feuille de papier et se mit à écrire. Quand il eut fini, il se leva et lut d’une voix forte :

« À la gloire de notre Sauveur Jésus-Christ. Après que notre saint frère Ioann, représentant la chrétienté d’Orient a convaincu le grand trompeur et le grand ennemi de Dieu d’être l’Antichrist annoncé dans les Écritures, et que notre saint père Pierre, représentant la chrétienté d’Occident l’a également et justement exclu à jamais de l’église de Dieu, le concile œcuménique des églises chrétiennes, devant les corps de Ioann et de Pierre, martyrs de la vérité et té-moins du Christ, décide de cesser tout rapport avec l’exclu et son abominable entourage et d’attendre dans le désert l’imminente venue de notre Maître Jésus-Christ. »

Ces paroles ranimèrent l’assemblée, qui retentit de voix fortes : « ADVENIAT \ ADVENIAT CITO ! KOMM, HERR JESU, KOMM ! Viens, Seigneur Jésus ! »

Le professeur Pauli écrivit encore et lut : « Après avoir accompli ce premier et dernier acte du dernier concile œcuménique, nous apposons nos signatures. » Il invita d’un geste les membres de l’assemblée à venir signer. Tous montèrent sur l’estrade et signèrent. À la fin, il écrivit en gros caractères gothiques : « DUORUM DEFUNCTORUM TESTIUM LOCUM TENENS ERNST PAULI. » « Maintenant, dit-il, en montrant les deux morts, allons avec notre arche d’alliance du dernier testament. » Les cadavres furent enlevés sur des civières et les chrétiens chantant des cantiques latins, allemands et slavons, se dirigèrent lentement vers l’issue de Kharam-ech-Chérif. Là, le cortège fut arrêté par un secrétaire d’État envoyé par l’empereur et accompagné d’un détachement de la garde. Les soldats se rangèrent près de la porte et la secrétaire d’État lut :

« Ordre de sa divine Majesté. Afin de renseigner le peuple chrétien et de le mettre en garde contre les gens mal intentionnés, fauteurs de désordre et de mensonge, nous avons jugé bon de décider que les corps des deux mutins tués par le feu du ciel seraient exposés dans la rue des Chrétiens (Kharet-en-Nasara) à l’entrée du principal temple chrétien, appelé temple du Tombeau du Seigneur ou encore temple de la Résurrection, pour que chacun puisse se convaincre qu’ils sont bien morts. Leurs partisans obstinés, ceux qui refusent méchamment tous nos bienfaits et ferment aveuglément les yeux sur les signes patents donnés par la divinité elle-même, n’ont plus à compter sur notre miséricorde et sur notre intervention auprès de notre père céleste pour les sauver de la mort par le feu du ciel ; ils restent entièrement libres, sauf pourtant qu’ils ne pourront pas habiter les villes et autres lieux peuplés, où ils pourraient troubler et tromper par leurs méchantes inventions les gens innocents et simples. »

Quand la lecture fut achevée, huit soldats, sur un signe de leurs officiers, s’approchèrent des civières.

« Que ce qui est écrit s’accomplisse », dit le professeur Pauli, et les chrétiens qui portaient les civières les passèrent en silence aux soldats qui s’éloignèrent par la porte Nord-Ouest, tandis que les chrétiens, sortis par la porte Nord-Est, se hâtaient de s’éloigner de la ville et de gagner Jéricho par la route qui passe près du Mont des Oliviers et d’où les gendarmes et deux régiments de cavalerie avaient chassé la foule. Arrivés sur les collines désertes de Jéricho, les chrétiens décidèrent d’y attendre quelques jours. Le lendemain matin des pèlerins chrétiens vinrent de Jérusalem et racontèrent ce qui c’était passé dans cette ville. Après avoir dîné à la cour, les membres du concile avaient tous été convoqués dans l’immense palais du trône (dressé sur l’emplacement supposé du trône de Salomon) et l’empereur, s’adressant aux hiérarques catholiques leur avait déclaré que le bien de l’église exigeait qu’ils choisissent sans tarder un digne successeur à l’apôtre de Pierre, que dans les circonstances actuelles la réunion devait être sommaire, que la présence de l’empereur chef et représentant de toute la chrétienté dispensait des formalités rituelles et enfin qu’il proposait au Sacré Collège, et au nom de tous les chrétiens, de choisir son ami et frère chéri Apollonius, afin que l’union de l’Église et de l’État en vue du bien commun fût profonde et indestructible. Puis, pendant que l’on votait, l’empereur avait, en des termes pleins de douceur, de sagesse et d’éloquence, de-mandé aux orthodoxes et aux protestants d’en finir avec les vieilles rivalités confessionnelles, et il leur avait donné sa parole qu’Apollonius saurait détruire pour toujours les abus du pouvoir papal. Convaincus par ce discours, les orthodoxes et les protestants avaient signé l’acte d’union de leurs églises, et quand Apollonius et les cardinaux avaient paru au palais au milieu des cris de joie de toute l’assemblée, un archevêque grec et un pasteur protestant lui avaient présenté ces actes : « ACCIPIO ET APPROBO ET LÆTIFICATUR COR MEUM » avait dit Apollonius en signant les documents. Et il avait ajouté, en baisant amicalement l’allemand et le grec : « Je suis aussi sincèrement orthodoxe et protestant que catholique. » Ensuite il s’était approché de l’empereur qui l’avait embrassé et gardé longtemps dans ses bras. À ce moment des points brillants s’étaient mis à errer dans toutes les directions à l’intérieur du palais et du temple ; ils grandirent et se transformèrent en les formes lumineuses d’êtres étranges ; des fleurs, comme on n’en avait jamais vu sur la terre s’épanouirent et remplirent l’air d’un parfum inconnu. Des hauteurs descendirent les sons touchants d’instruments musicaux jusque là ignorés et les voix angéliques d’invisibles chanteurs disaient la gloire des nouveaux maîtres du ciel de la terre. Cependant un bruit effrayant et souterrain se fit entendre dans l’angle Nord-Ouest du palais central sous la coupole des esprits (koubbet-el-arouakh), à l’endroit où, suivant les traditions musulmanes, est l’entrée des enfers. Quand l’assemblée, sur l’invitation de l’empereur, s’était approché de cet endroit, tous avaient entendu des voix innombrables, fines et perçantes, ni tout à fait enfantines, ni tout à fait diaboliques et qui criaient :

« Le temps est venu, laissez-nous faire, sauveurs, sauveurs ! »

Mais quand Apollonius s’étant approché d’un rocher eut crié trois fois une formule en langue inconnue, les voix s’étaient tues et le bruit souterrain avait cessé. Cependant une foule immense entourait de toutes part Kharam-ech-Chérif. Quand la nuit était venue l’empereur et le nouveau pape étaient sortis sur le perron oriental et avaient soulevé une « tempête d’enthousiasme ». L’empereur avait salué aimablement dans toutes les directions et Apollonius, puisant dans de grandes corbeilles que lui présentaient des cardinaux, avait lancé en l’air des chandelles romaines, des fusées, des fontaines de feu qui s’enflammaient au contact de ses mains, brûlaient avec la lueur phosphorique des perles ou l’éclat brillant de l’arc-en-ciel et, en arrivant à terre, se transformèrent en innombrables feuilles de papier de diverses couleurs portant indulgence plénière pour tous les péchés passés, présents et à venir. La joie populaire était sans bornes. Certains, il est vrai, affirmaient avoir vu de leurs yeux ces feuilles d’indulgence se transformer en crapauds et serpents immondes. Néanmoins la grande majorité avait été enthousiasmée et les fêtes populaires s’étaient prolongées quelques jours encore pendant lesquels le nouveau pape faiseur de miracles avait fait des choses si extraordinaires qu’il serait parfaitement inutile de les rapporter.

Cependant, sur les hauteurs désertes de Jéricho, les chrétiens jeûnaient et priaient. Le soir du quatrième jour, à la tombée de la nuit, le professeur Pauli et neuf de ses compagnons vinrent à Jérusalem montés sur des ânes et avec une charrette ; par des rues détournées et en évitant Kharam-ech-Chérif, ils regagnèrent Kharet-en-Nasara et atteignirent l’entrée du temple de la Résurrection où gisaient sur le sol les corps du pape Pierre et du père Ioann. La rue était tout à fait déserte : toute la ville était à Kharam-ech-Chérif. Les soldats de garde dormaient d’un profond sommeil. Les corps n’étaient ni décomposés, ni raidis. Le professeur et ses compagnons les mirent sur des civières, les recouvrirent avec des manteaux qu’ils avaient apportés et sortirent de la ville par les mêmes rues dé-tournées. Quand ils furent de retour au milieu des leurs et qu’ils posèrent les civières sur le sol, l’esprit de vie entra dans les deux cadavres. Ils s’agitèrent en s’efforçant de sa débarrasser des manteaux qui les enveloppaient. Tous les y aidèrent avec des cris de joie et bientôt les deux revenus à la vie étaient sur leurs pieds, entiers et indemnes. Le père Ioann dit :

« Eh bien, mes enfants, nous ne nous sommes donc pas quittés. Et voici maintenant ce que je vous dirai : il est temps de réaliser le dernier désir du Christ touchant Ses disciples : qu’ils soient un, comme Lui et Son Père sont un. Pour cette unité chrétienne vénérons, mes enfants, notre frère chéri Pierre. Qu’il paisse à la fin les brebis du Christ. Allons, mon frère ! »

Et il embrassa Pierre. Le professeur Pauli s’approcha alors et dit au Pape : « TU ES PETRUS ! Jetzt ist es ja gründlich enviesen und ausser jedem Zweifel gesetzt. » Il lui serra fortement la main avec sa main droite et tendit sa main gauche au père Ioann en disant : « So also Väterchen, nun sind wir ja Eins in Christo. » Ainsi s’accomplit l’union des Églises dans la nuit sombre, en un lieu élevé et écarté. Mais l’obscurité nocturne fut déchirée par une lumière brillante et le grand signe apparut dans le ciel : la femme revêtue du soleil et qui avait la lune sous ses pieds et sur sa tête une couronne de douze étoiles. Le signe demeura un moment à la même place, puis se déplaça lentement vers le Sud. Le pape leva sa crosse et cria : « Voilà notre bannière, suivons-la. » Et, accompagné par la foule des chrétiens, il alla dans la direction de l’apparition, vers le mont de Dieu, le Sinaï.
Le lecteur s’arrête sur ce mot.

LA DAME. — Pourquoi vous arrêtez-vous ?

MONSIEUR Z. — C’est le manuscrit qui s’arrête. Le père Pansophii n’a pas achevé sa nouvelle. Étant déjà malade, il m’a raconté la fin : « Je l’écrirai, disait-il, dès que je serai guéri. » Mais il n’a pas guéri et la fin de sa nouvelle est ensevelie avec lui dans le monastère Daniel.

LA DAME. — Mais vous vous rappelez certainement ce qu’il vous a raconté. Dites-le nous.

MONSIEUR Z. — Je ne me rappelle que les grandes lignes. Après que les représentants de la chrétienté et leurs chefs spirituels se furent éloignés sur le désert de l’Ararat où se joignit à eux une foule d’hommes vraiment zélés pour la vérité, le nouveau pape Apollonius n’eut pas de peine à convertir par ses miracles et ses prodiges tous ceux qui n’étaient pas désillusionnés sur l’Antichrist, les chrétiens superficiels. Il déclara qu’il avait ouvert les portes unissant ce monde et celui d’outre-tombe, et en effet les communications entre les vivants et les morts, les hommes et les démons devinrent des phénomènes ordinaires, et l’on assista au développement d’une duperie mystique et d’une démonolâtrie inouïe. Mais au moment où l’empereur se croyait solidement établi sur des fondements religieux et que, obéissant aux instances de la voix mystérieuse, il se déclarait l’unique incarnation véritable de la divinité suprême, un nouveau malheur lui vint d’où personne ne l’attendait : les Juifs se soulevèrent. Cette nation qui comptait alors trente millions d’hommes n’avait pas été tout à fait étrangère aux succès du sur-homme. Quand il était venu s’installer à Jérusalem, il avait secrètement répandu parmi les Juifs le bruit qu’il se proposait avant tout d’établir la puissance d’Israël sur le monde ; les Juifs l’avaient alors reconnu pour le Messie et leur dévouement enthousiaste avait été sans bornes. Et voilà que maintenant ils se soulevaient avec des cris de colère et de vengeance. Ce changement certainement prévu dans les Écritures et la tradition, le père Pansophii l’a peut-être expliqué avec trop de simplicité et de réalisme : les Juifs qui croyaient que l’empereur était israélite, auraient appris par hasard qu’il n’était même pas circoncis. Le jour même, tout Jérusalem et, le lendemain, toute la Palestine étaient en pleine insurrection. Le dévouement sans bornes au sauveur d’Israël, au Messie souhaité fit place à une haine égale pour le rusé trompeur et l’impudent faux-messie. La Juiverie se leva comme un seul homme et ses ennemis virent avec stupéfaction que l’âme d’Israël ne vit pas de comptes et d’appétits, mais de la force d’un senti-ment profond, de l’espérance et de la colère de sa foi séculaire en le Messie. L’empereur, qui n’attendait pas une si soudaine éruption, perdit la tête et lança un édit condamnant à mort tous les juifs et chrétiens rebelles. Des milliers et même des dizaines de milliers d’hommes n’eurent pas le temps de s’armer et furent sacrifiés sans pitié. Mais bientôt une armée juive d’un million de com-battants s’empara de Jérusalem et enferma l’Antichrist dans Kharam-ech-Chérif. Celui-ci ne disposait que d’une partie de sa garde, insuffisante à résister à la masse des ennemis. Aidé par l’art magique de son pape, l’empereur réussit à passer à travers les rangs des assiégeants et on le vit bientôt en Syrie à la tête d’une armée innombrable de païens de différents peuples. Les Juifs marchèrent vers lui sans guère pouvoir compter sur le succès. Mais à peine les deux avant-gardes entraient-elles en contact qu’il se produisit un tremblement de terre d’une violence inouïe. Sous la mer Morte, aux bords de laquelle s’était disposée l’armée impériale, s’ouvrit le cratère d’un immense volcan et des torrents de feu engloutirent l’empereur, ses innombrables bataillons et son inséparable compagnon, le pape Apollonius, auquel toute sa magie ne servit de rien. Cependant les Juifs tremblants et épouvantés couraient vers Jérusalem et demandaient leur salut au Dieu d’Israël. Au moment où la sainte ville leur apparaissait, le ciel fut traversé par un grand éclair allant du levant jusqu’au couchant et ils virent le Christ allant vers eux dans un vêtement royal et avec les plaies faites par les clous dans ses mains ouvertes. En même temps la foule des chrétiens, conduite par Pierre, Ioann et Paul, allait du Sinaï vers Sion et de tous côtés couraient aussi d’autres foules enthousiastes : c’étaient les Juifs et les chrétiens que l’Antichrist avait fait massacrer. Ils avaient ressuscité et allaient régner avec le Christ pendant mille ans. C’est ainsi que le père Pansophii voulait achever sa nouvelle, qui avait pour sujet non pas la catastrophe universelle de la fin du monde, mais seulement le dénouement du processus historique, l’apparition, la gloire et la perdition de l’Antichrist.

L’HOMME POLITIQUE. — Et vous pensez que ce dénouement est si proche ?

MONSIEUR Z. — Certes, il y aura encore bien des bavardages et des vanités ; mais le drame est écrit depuis déjà longtemps et il n’appartient ni à ses spectateurs, ni à ses acteurs d’en changer quelque chose.

LA DAME. — Mais quel est donc le sens dernier de ce drame ? Car je ne comprends pas pour-quoi votre Antichrist hait tant Dieu, tout en étant lui-même essentiellement bon et non pas méchant.

MONSIEUR Z. — C’est qu’il n’est pas essentiellement bon. Voilà tout le sens du drame. Je retire ce que j’ai dit tout à l’heure : « L’Antichrist ne s’explique pas en proverbes. » Il peut s’expliquer entièrement par un seul proverbe et même par un proverbe bien peu subtil : Tout ce qui brille n’est pas d’or.

 

FIN

 

 

Traduction de J.-B. Séverac, Vladimir Soloviev ; introduction et choix de textes, Paris, Michaud, 1910.

Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 7 mars 2012.

Illustrations issues du film Malmkrog par Cristi Puiu

 


 

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