par hiéromoine Nicolae Steinhardt
« Je ne savais pas » — la réponse de ceux à qui on mentionne la torture, les camps, les prisons, les aveux complets aux accusations, les internements politiques dans les hôpitaux de fous — « ne tient pas », n’est pas une excuse valable. Personne n’est tenu d’inventer la poudre à canon ou de découvrir la théorie des quanta. En dehors de ça, l’intelligence élémentaire est un devoir. Surtout pour un chrétien, qui doit toujours être attentif aux tentations. Et la bêtise est une tentation. Mais pas seulement pour le chrétien — et cela suite à un constat expérimental objectif : personne ne sait rien, mais tout le monde sait tout.
L’ignorance, la stupidité, la traversée aveugle de la vie et des choses, ou la traversée insouciante, sont du diable. Le Samaritain était non seulement bon mais aussi attentif : il sut voir.
Sinon, pourquoi le Seigneur dirait-Il aux hommes : c’est votre heure ; ou pourquoi Il les exhortait à voir avec leurs yeux, à entendre avec leurs oreilles et à comprendre avec leur cœur ; ou comment auraient-ils pu savoir que le Seigneur avait faim et soif, qu’Il était étranger, malade ou en prison afin de pouvoir le nourrir, lui donner à boire, le recevoir, le vêtir, ou aller à Sa rencontre ?
p. 52
L’homme, s’il raisonne en chrétien et veut se comporter selon la doctrine chrétienne, peut — et doit — ignorer les injustices commises à son encontre, les insultes qui lui sont portées en tant qu’individu. Mais s’il occupe un poste de responsabilité ou est en charge des affaires publiques, il n’a pas le droit d’invoquer le principe du pardon pour rester distant et froid face au mal et laisser les innocents en proie aux méchants.
p. 62
Le courage est le dernier mystère, vaincra celui qui est prêt à mourir. Celui qu’on voit et qu’on connaît comme poltron, inapte à affronter la mort, est vaincu depuis le début. L’histoire appartient à ceux qui ont su mourir ou qui n’ont pas eu peur — physiquement — de le faire.
p. 322
« Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. » (Matthieu XXII:21 ; Marc XII:17 ; Luc XX:25).
La phrase est claire et les régimes totalitaires, ajoutant Rom. XIII :1-2 (« Que toute personne soit soumise aux autorités supérieures: car il n’y a pas d’autorité qui ne vienne de Dieu, et celles qui existent ont été instituées par Dieu. C’est pourquoi celui qui résiste à l’autorité résiste à l’ordre établi par Dieu; et ceux qui résistent attirent la condamnation sur eux-mêmes »), demandent aux croyants de leur professer obéissance et respect. Et beaucoup de chrétiens, qui confondent leur religion avec la stupidité, interviennent pour les approuver : « c’est écrit ! ».
Seulement, ils ne lisent pas attentivement. On donne à César — c’est-à-dire : à l’État – ce qui est à lui, si c’est vraiment un état et se comporte en conséquence. Quand l’État (César) s’occupe du sien, de l’entretien des routes, du maintien de l’ordre, des égouts, des transports, de la défense du pays, de l’administration et de la justice, il mérite le respect et tout ce qui lui appartient : impôt, service militaire, civilité. Mais quand l’État n’est plus César mais Mammon, quand le roi se transforme en guérisseur et le pouvoir civil en idéologie, quand il exige l’adhésion spirituelle, la reconnaissance de sa suprématie spirituelle, l’asservissement de la conscience et procède au « lavage de cerveau », quand le bonheur étatique devient le modèle unique et obligatoire, la règle établie par le Sauveur ne s’applique plus, car l’une des conditions de l’obligation du contrat n’est plus remplie : l’identité des parties (César a été remplacé par Mammon). Non seulement le Sauveur n’a pas dit de donner à Dieu ce qui est à Dieu et à Mammon ce qui est à Mammon, mais au contraire (Matthieu VI:24 « Nul ne peut servir deux maîtres; car, ou il haïra l’un et aimera l’autre, ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon » ; Luc XVI:13) il a établi que nous ne pouvons pas servir à la fois Mammon et Dieu. Lorsqu’un César est assis sur le trône du monde, l’habileté n’est pas interdite et l’Église, au fil des siècles, a eu sa politique. Mais lorsque la politique tomba entre les mains de l’Autre, on applique la règle des navires anglais piratant sous pavillon étranger : dès que le navire ennemi ouvrait le feu, le drapeau national était hissé. À César, ce qui lui est dû. Mais aucun lien avec Mammon, aussi petit soit-il — même pas sur les points communs. À Mammon, seules les malédictions des exorcismes de Saint Basile le Grand.
Le diable :
– Faisons un pacte.
– Non
– Alors signons un document par lequel vous et moi reconnaissons que deux plus deux font quatre
– Non
– Pourquoi ? N’admettez-vous pas que deux et deux font quatre ? Pourquoi ne souscrivez-vous pas à une vérité incontestable ?
– Je ne mets pas ma signature à côté de la tienne même s’il s’agit de reconnaître que Dieu existe.
p. 186-7
Des milliers de démons me démangent quand je vois comment le christianisme est confondu avec la stupidité, avec une sorte de piété bête et lâche. Une bondieuserie (c’est l’expression de tante Alice), comme si le but du christianisme était d’abandonner le monde aux moqueries des forces du mal, et de faciliter l’anarchie puisqu’il est par définition condamné à la cécité et à la paraplégie.
Denis de Rougemont : Ne jugeons pas les autres, mais quand la maison du voisin brûle, je ne m’arrête pas pour prier et travailler sur moi ; j’appelle les pompiers, je cours à la fontaine. Sinon, c’est de l’arrogance et un manque de charité vis-à-vis de mon voisin.
Macaulay: Il est vrai que nous ne sommes pas autorisés à nous rebeller contre Nero parce que tout pouvoir est d’en haut, mais nous ne devons pas sauter à son aide s’il se trouve attaqué. (Eisenhower et Foster Dulles à l’automne de ‘56.)
Il y a une différence entre la révolte et l’approbation. Lorsque Jacques II est tombé, des évêques anglicans ont suivi l’ancien roi pro-catholique, ou peut-être catholique, en exil, uniquement parce qu’il était le souverain légitime et, quoi qu’il arrive, il ne pouvait pas être remplacé.
Le christianisme miséreux et impuissant est une conception hérétique parce qu’il ne tient pas compte de l’exhortation du Seigneur (Matthieu X:16 : « Soyez donc prudents comme des serpents, et simples comme des colombes. ») et passe au-dessus des textes de saint Paul (Éph. V:17 : « Ne devenez pas inconsidérés, mais comprenez quelle est la volonté de Dieu. », II Tim. IV :5 : « Mais toi, sois vigilant », Tite I :8 : « hospitalier, affable, sobre, juste, saint, tempérant » et spécialement I Cor. XIV :20 : « mais soyez de petits enfants pour la malice, et, pour ce qui concerne le jugement, soyez des hommes parfaits. »).
Christ ne nous a jamais demandé d’être des imbéciles. Il nous appelle à être gentils, doux et honnêtes, humbles de cœur, mais pas stupides. Comment Celui qui nous demande de rester toujours éveillés pour ne pas être surpris par Satan pourrait glorifier la bêtise ? Et puis, il est écrit « Dieu n’est pas un Dieu de désordre » (I Cor. XIV :33). Et l’ordre s’oppose principalement à la confusion, à la faiblesse indécise, à la maladresse obstinée. Le Seigneur aime l’innocence, pas l’imbécillité. J’aime la naïveté, dit Léon Daudet, mais pas chez les barbus. Les hommes barbus se doivent d’être sages. Nous devons savoir que plus de mal est le résultat de la stupidité que de la méchanceté. Non, les serviteurs du diable, c’est-à-dire les débrouillards, seraient trop ravis que nous soyons bêtes. Dieu, entre autres, nous commande d’être intelligents. (Pour celui qui est doué du don de la compréhension, la stupidité — du moins à partir d’un certain point — est un péché : un péché de faiblesse et de paresse, faute d’utiliser son talent. « Et quand ils ont entendu la voix du Seigneur Dieu, ils se sont cachés. »
p. 18-9
Nicolae Steinhardt, Jurnalul fericirii, Editura Dacia, Cluj-Napoca, 1991
Pas de commentaire