P. Calciu: Plus tard, lorsque je suis sorti de prison, j’ai été assigné à résidence. J’avais 40 agents qui me gardaient, repartis en trois équipes. Il y avait aussi des soldats, avec des fusils, des chiens, etc. Je ne sais pas pourquoi ils sont venus, je pense qu’ils sont venus pour eux, pas pour moi. Leur but : me tenir à l’écart. Cependant, les gens arrivaient jusqu’à moi.
Et celui-là — dit Calciu en riant et en montrant Petrișor — qui est ce qu’il est (il ne l’a pas traité d’idiot), celui-là n’avait peur de rien. Et nous étions tout le temps ensemble, il venait à moi, j’allais à lui. Certaines personnes ont été autorisées à venir me voir, et certains anciens étudiants sont également venus, et ils ont été très prévenants. Le père Păun, par exemple, est venu, s’est assis sur les marches du bloc et a dit : « Je ne partirai pas d’ici tant que je n’aurai pas vu le père ». Et finalement, ils l’ont laissé partir.
I.G. : Avez-vous pu faire des courses en ville ?
P. Calciu: Je pouvais aller faire des courses, j’allais à l’église, ma femme allait au travail et faisait des courses, mon fils allait à l’école et à la maison, mais tout le monde était surveillé.
Marcel Petrișor : À cette époque, j’ai réussi à l’emmener en Transylvanie. Nous étions isolés dans une maison de montagne et une nuit, vers trois heures (allez, allez, il faut la raconter celle-là, intervient le p. Calciu), quelqu’un frappe à la porte. Nous savions que nous étions entourés par la sécurité, mais nous nous sommes demandé qui cela pouvait être. J’ouvre la porte et c’est un paysan de Vidra, de l’autre côté de la montagne, à 50 kilomètres de là. C’était l’hiver, il faisait un froid glacial, il y avait de la neige et la Securitate sillonnait les routes. Le paysan est arrivé vers trois heures du matin, quand les coqs dormaient, et quand j’ai ouvert la porte, la première chose que je lui ai dite, c’est « qui êtes-vous ? ». Et le paysan dit : « Je ne suis pas passé chez Hérode »… (Nous rions… Extraordinaire, nous nous exclamons tous à nouveau…)
C’était un paysan de l’Armée du Seigneur, poursuit Petrișor. Et les frères avaient entendu dire que le Père Calciu était là et l’ont envoyé le voir. C’est tout, il voulait le voir et il est reparti, dit Petrișor. « Afin de savoir si j’étais en bonne santé », confirme le père Calciu. C’est tout et il est reparti.
I.G. : Y a-t-il une continuité dans votre conception de la nation, du roumanisme ? Que signifie aujourd’hui la nation et le fait d’être roumain ?
P. Calciu : Mon point de vue, pour lequel je me dispute toujours avec Marcel, est que la nation est un terme politique et que le peuple est un terme mystique. Le peuple ! Je suis pour le peuple. Et j’utilise le terme « nationalisme », mais dans le sens chrétien, c’est-à-dire de respect pour toute nation, et d’affirmation sur le plan international ou mondial, par une présence « personnelle » de notre peuple, et non par la dissolution. Ni par l’agression. Telle est ma position, ma foi, ma ressource : L’Église, la Bible. Enfin, au chapitre 25 de l’Évangile selon Saint Matthieu, il est dit qu’à l’avènement du Sauveur, les peuples seront appelés en jugement, il n’est pas dit les nations, il est dit les peuples [Et congregabuntur ante eum omnes gentes Mt 25 32/Ὅταν δὲ ἔλθῃ ὁ υἱὸς τοῦ ἀνθρώπου ἐν τῇ δόξῃ αὐτοῦ, καὶ πάντες οἱ ἅγιοι ἄγγελοι μετ’ αὐτοῦ, τότε καθίσει ἐπὶ θρόνου δόξης αὐτοῦ, καὶ συναχθήσεται ἔμπροσθεν αὐτοῦ πάντα τὰ ἔθνη, καὶ ἀφοριεῖ αὐτοὺς ἀπ’ ἀλλήλων, ὥσπερ ὁ ποιμὴν ἀφορίζει τὰ πρόβατα ἀπὸ τῶν ἐρίφων, καὶ στήσει τὰ μὲν πρόβατα ἐκ δεξιῶν αὐτοῦ, τὰ δὲ ἐρίφια ἐξ εὐωνύμων Mt 25 31-33 ]. Si j’avais pu inventer un autre terme à la place de nationalisme, à partir de la dérivation de « peuple », j’aurais utilisé celui-là. Mais ce n’est pas possible.
Marcel Petrișor : Pour lui, il s’agit de l’identité de la notion de nation avec celle de peuple. À l’époque, il n’y avait pas de notion de nation. Mais le peuple était le support ontologique pour fournir l’argument écrasant du nationalisme. La nation n’est pas une catégorie historique. Elle apparaît dans l’histoire, mais son fondement ontologique est le peuple.
I.G. : Mais en tant qu’idéal historique, par exemple, être Roumain en 1918 signifiait vouloir la Grande Roumanie. Maintenant, qu’est-ce que cela signifierait d’être roumain ?
– La Roumanie forte… dit Calciu sérieusement. Mais dure dans l’âme. On ne badine pas avec les Américains. Fort de tes convictions et de ta vision historique.
I.G. : Pères, en 1989, une partie du peuple roumain était coupable. A-t-il eu la possibilité de se débarrasser de cette culpabilité et de vivre en accord avec la vérité ?
– Il l’a eu, dit Calciu, mais des forces diaboliques l’en ont empêché… Je ne parle pas, je ne sais pas, de complots internationaux… il y a eu des forces diaboliques à l’intérieur qui ont empêché cette rédemption de la culpabilité. Et ces forces s’exprimaient aussi par la tromperie, la faiblesse morale, par des gens qui prenaient le contrôle… Ils n’étaient rien d’autre que des objets, des instruments (du diable). Même Constantinescu était un instrument. Il a en quelque sorte trompé les attentes du peuple, et la tromperie s’est encore accrue par la suite. Non pas qu’il ait été un homme de mauvaise foi. Ce n’est pas ce que je veux dire. Ce que je veux dire, c’est qu’il était incapable, qu’il ne correspondait pas au moment historique. Bien qu’à l’époque beaucoup d’entre nous aient mis leur espoir en lui et…. je ne dis pas qu’il aurait dû faire des miracles, mais au moins donner de l’espoir, au moins fortifier les choses ? (ou les esprits ? aurait dit le père ?). Bien que j’aie appris plus tard de son entourage qu’il se considérait comme un messager de Dieu. Mais un messager de Dieu qui, je ne sais pas comment le dire, n’a pas réalisé la dimension historique du moment. Il a trahi cet investissement historique. Et ce fut sa « contribution » à la victoire des forces diaboliques.
I-G. : J’ai entendu Ticu Dumitrescu dire à un moment donné que la Révolution a été gagnée par la Securitate. Parlons maintenant de la loi de Ticu dans le domaine de l’église… vous connaissez le désir de ne pas voir les dossiers de ceux qui étaient dans le giron de l’église, afin de ne pas discréditer le sacrement de la confession et notre foi, celle du peuple fidèle. Pensez-vous que ce soit une bonne chose ?
(Marcel Petrișor répond) : Laissez-moi vous dire. Si vous regardez dans nos dossiers…
Avez-vous vu vos dossiers ?
P. Calciu dit non, cela ne l’intéresse pas.
Petrișor poursuivi : Je les ai vus et (cela devait nous suffire) nous sommes tous mis dans le même pot… À l’époque, tout responsable d’une institution était tenu de fournir des informations et était examiné par un homme de la Securitate. Il devait faire un rapport. Par exemple : j’ai entendu dire, mon père, que dans votre paroisse, il y a untel ou untel. Le père Cristescu, par exemple, a répondu : « Oui, j’ai entendu parler de lui, mais je ne sais pas ce qu’il fait. » Et l’officier de sécurité écrivait : cet homme que nous avons pu interroger, à un moment donné, n’a plus voulu nous donner d’informations — même si la personne suivie était de sa paroisse — parce qu’il est tombé malade. Il a plaidé la maladie. Le pauvre prêtre, qui avait peur d’autres questions, a plaidé la maladie. Puis-je dire du prêtre de mon village, ce prêtre Cristescu, qu’il était un mouchard ? Non ! Mais tous les prêtres étaient obligés de recevoir des visiteurs. Ce qu’ils disaient est important. S’ils ont déformé des informations et s’ils ont dit ou signé quelque chose que la Securitate leur a demandé, alors, oui, il y a une sorte de culpabilité ou de lâcheté, parce qu’ils ne pouvaient pas dire non !
– Je pose la question : Les choses sont donc tellement mélangées qu’elles ne seraient plus pertinentes.
On me répond : – Bien sûr que non !
I.G. : Je voulais encore vous demander une chose. Vous vivez en Amérique. Comment avez-vous quitté ce pays ? Un an après votre résidence forcée, vous avez quitté…
P. Calciu : Un jour, je me suis retrouvé avec l’ambassade américaine chez moi ; ils m’ont dit : « Mon Père, allez tout de suite chercher votre passeport, parce qu’ils ne savaient pas si Ceaușescu allait changer d’avis… la femme et l’enfant ont fait pression sur moi, nous sommes partis, nous avons pris nos passeports et en trois jours nous avons quitté le pays, car les passeports nous attendaient depuis deux ans ».
I.G. : Comment avez-vous été accueilli en Amérique ?
Calciu : J’ai été très bien reçu, grâce à Dieu, j’ai eu un évêque qui s’est occupé de moi, qui n’a pas tenu compte de mon interdiction de célébrer et j’ai été une sorte de prêtre missionnaire, à Detroit je suis allé à la paroisse et j’ai parlé, je suis allé en Europe, puis j’ai été accrédité auprès de l’église ici à Washington, le garçon a terminé ses études, il a étudié le droit et il est avocat…
I.G. : La securitate a dû vous suivre…
P. Calciu : Oui, il y a eu une tentative d’assassinat, alors la CIA (FBI) m’a dit de quitter Washington, et je suis allé quelque part dans un autre état et je suis resté avec quelques amis, alors j’ai appris d’un transfuge, Liviu Turcu, qui était avec les services en Amérique, qu’il y avait effectivement un complot, mais lui, qui était responsable, s’est opposé à mon assassinat, parce que cela aurait gâché encore plus l’image de la Roumanie. Je dis ce qu’on m’a dit. Je pense que si je n’étais pas parti, il ne se serait rien passé.
I.G. : En parlant de l’Amérique d’aujourd’hui, en tant qu’arbitre mondial, en tant que force qui défend la paix, la démocratie — je sympathise sincèrement avec eux, parce que j’ai survécu à l’ère communiste grâce à leurs produits culturels. Je lisais, j’écoutais leur musique… Ce qu’ils font aujourd’hui, pensez-vous que ce soit justifié ? Leurs interventions dans différentes régions… du monde…
P. Calciu: Ce qui m’a bouleversé, c’est leur intervention au Kosovo. J’ai écrit de nombreux articles et j’ai manifesté, et me suis exprimé par écrit, avec tous nos évêques orthodoxes, je les ai envoyés à la Maison Blanche et aux journaux, mais ils n’ont rien publié, ce qui signifie que la censure est la même qu’ici. Ils n’ont rien publié et n’ont répondu d’aucune manière. J’étais très en colère contre eux. Et sur la guerre aujourd’hui, Bush, qui n’est pas un intellect brillant, avouons-le, est sous l’influence des fondamentalistes protestants, mais il est croyant.
I.G. : Oui, je l’ai souvent entendu citer Isaïe, par exemple…
P. Calciu: – Oui, mais d’autres lui écrivent ces choses, mais il les admet, c’est donc un homme de foi. Et ils le poussent à soutenir Israël, parce qu’Israël doit être purifié pour hâter la venue du Sauveur, comme ils le prétendent. Il voit donc une sorte de mission apocalyptique dans son action là-bas. C’est pourquoi il s’est tourné vers l’Irak, non pas parce que l’Irak représente le plus grand danger, mais parce qu’en vue de cette purification, l’Irak est un danger pour Israël. Que, par exemple, en Irak, 3 % de la population est chrétienne orthodoxe, un ministre et un vice-ministre sont chrétiens orthodoxes… ce qu’en Arabie Saoudite, vous ne pouvez pas être, ils vous pendent immédiatement si vous avez une Bible. Ce ne sont donc pas les chrétiens qui sont persécutés, c’est l’inimitié entre l’Irak et Israël, et le dernier qui est menacée. Israël doit être défendu et purifié, car tant qu’Israël ne sera pas converti au christianisme, la fin ne viendra pas. C’est ce qu’ils essaient de faire, c’est-à-dire de sauver Israël. Cette idée existe depuis longtemps. Lorsque je suis arrivé en Amérique, j’ai entendu cette idée et j’ai été très troublé. Je veux dire que les Palestiniens doivent être chassés d’Israël, que la purification d’Israël de tous les peuples doit être accomplie, afin que la venue du Sauveur puisse être préparée. Bien sûr, je suis convaincu qu’au-delà de cette justification des milieux fondamentalistes américains, il y a des intérêts économiques et politiques, ceux qui jouent sur ce thème sans y croire. Mais j’accorde à Bush cette circonstance. Je pense qu’il est également animé par des intentions religieuses, dans une large mesure…
I.G. : Sont-elles de bon augure ?
P. Calciu : Elles ne sont pas de bon augure, parce que l’Eglise ne reconnaît pas la guerre. Car sinon l’armée romaine aurait conquis les païens et les aurait « christianisés » par la force…
I.G. : Donc Bush est une sorte de zélote, donc…
P. Calciu: – Qu’est-ce qui se passe alors ? Dans les guerres d’aujourd’hui, ce n’est plus seulement armée contre armée. C’est toute la population civile qui souffre. Comme en Serbie. L’armée serbe a très peu souffert. Elle ne s’est pas battue, elle ne s’est pas battue face à face. Et en Irak, je suis convaincu que les civils, les enfants, les femmes vont souffrir. Surtout s’ils utilisent les civils comme bouclier.
Marcel Petrișor :… ils ne vous donnent même pas ce répit, je veux dire qu’ils vous bombardent à Pâques. Même les païens respectaient les fêtes et jusqu’aux les heures des repas. Les animaux sauvages n’attaquent pas au point d’eau. Dans les guerres que nous avons eues avec les musulmans, on cessait le feu pendant les fêtes. Maintenant, ils ne respectent plus rien. Comment peux-tu être d’accord avec eux quand ceux que tu as attendus si longtemps te bombardent le jour de Pâques.
P. Calciu: Lorsque nous avons protesté, nous avons demandé que les bombardements cessent le jour de Pâques. Parce que c’est ce qui s’est passé lorsque Bush père a bombardé l’Irak ; le jour de Pâques, il a arrêté les bombardements. C’est aussi ce qui a été invoqué. Si certains païens bénéficient de la paix pour leurs fêtes, les chrétiens orthodoxes devraient en faire autant. Au contraire, les bombardements ont été plus intenses. Le comble du cynisme : ils lâchent une bombe sur laquelle ils ont écrit « Joyeuses Pâques ».
I.G. : Terminons par un conseil spirituel, une parole de lumière…
P. Calciu: – Au-delà de toutes les incapacités humaines, au-delà du jeu cruel de l’histoire, Dieu a un plan ! Et je crois que peuple roumain peut accomplir ce plan, sa mission divine, dans le monde oriental. Je suis convaincu que Dieu travaillera dans notre peuple. Parce que je pensais ainsi : pendant la persécution communiste, pendant laquelle des compromis ont été faits, de la part de l’Église, de la part de chaque citoyen, Dieu a envoyé les plus grands maîtres. Des figures d’abbés qui n’ont jamais été égalées : un Cleopa, un Paisie Olaru, un Papacioc, un Argatu, sont des phares extraordinaires. Vous devez savoir qu’aucune autre nation — parce que je suis en contact avec toutes ces églises de convertis américains, et je les envoie en Roumanie, en Russie, ils sont allés partout — aucune autre nation n’a eu autant de pères spirituels que nous. Nous avons été favorisés par Dieu en dépit de toutes les persécutions. C’est pourquoi Dieu prendra soin de notre nation. Croyons en Dieu et gardons l’espoir….
– Dieu aide !
– Et l’amour !, conclut le père.
Pendant l’entretien, j’ai eu l’impression que les deux amis que j’avais sous les yeux, côte à côte, comme dans un moment favorable du destin, se connaissaient si bien qu’ils savaient non seulement les mots et les phrases qu’ils allaient dire, mais aussi leurs pensées respectives. J’ai éteint le magnétophone et, pour combler le moment de silence qui a suivi, j’ai dit aux deux invités que notre génération les considère comme des martyrs de la nation roumaine… Ce à quoi Marcel Petrișor, sous le regard complice et brillant du père Calciu, a répondu :
Je dis qu’il faut se calmer avec le martyre !
Lisant la consternation sur mon visage, Marcel Petrișor me dit alors :
Cela s’est passé ainsi : il y avait le vieux Ierhan dans une cellule avec un garçon plus jeune. Et à un moment donné, le vieux Ierhan est emmené au cachot, je ne sais pas pour quelle raison. Finalement, après quelques jours, les gardes le ramènent dans sa cellule. Le pauvre homme, affaibli, à quatre-vingt et quelques années, ne sait que dire… mais son jeune compagnon de cellule n’en peut plus et commence à dire : Regardez ce que vous avez fait à ce lion de Bucovine, vous êtes coupables et je ne sais quoi, et vous êtes des assassins… et après cela, le peloton, le colonel, Gheorghiu ou Goiciu, qui que ce soit d’autre, est sorti de la cellule… et le vieux Ierhan dit à Costică Zmeu, c’était le nom de ce jeune, il dit : « Hé, Costica, j’ai vraiment aimé la façon dont tu parlais, mais avec le ‹ lion de Bucovine ›, tu devrais te calmer… »
Une expérience abyssale — Iulian Grigoriu en dialogue avec le Père Gheorghe Calciu-Dumitreasa et l’écrivain Marcel Petrișor
Traduction : hesychia.eu
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