Histoire, Œcumenisme, Orthodoxie, Russie, Seraphim Rose

Nicolas Berdiaev — Prophète d’un « Âge Nouveau » I/IV │ Introduction

2 juillet 2021

Introduction

La popularité croissante des enseignements de Nicolas Berdiaev est un phénomène qui ne peut être négligé, d’autant plus que même les croyants orthodoxes ne sont pas suffisamment conscients de son hétérodoxie extrême, alors que les non-orthodoxes croient en fait que Berdiaev représente d’une certaine manière le christianisme orthodoxe, en particulier sous sa forme russe. Il a en effet été diversement décrit comme « un théologien orthodoxe russe », comme « le représentant le plus connu de l’orthodoxie en Occident », et comme « un porte-parole de l’orthodoxie ». Que Dieu nous garde !


Bien que Berdiaev fût un membre nominal de l’Église orthodoxe et assistât occasionnellement à la Divine Liturgie, sa vision du monde est en grande partie diamétralement opposée à la Sainte vérité et à la Tradition orthodoxes, étant complètement étrangère à la fois à la forme et à l’esprit de l’orthodoxie russe, révélant l’âme non d’un croyant orthodoxe humble et pieux, mais d’un génie orgueilleux et autonome cherchant à imposer sa propre image à la fois à Dieu et à l’homme. Cette foi et cette spiritualité orthodoxes pures et non déformées des grands saints et ascètes russes, cette sainte orthodoxie connue et transmise par tous les croyants orthodoxes à travers les siècles était « trop étroite » pour lui. Désavouant « l’orthodoxie officielle » — l’orthodoxie « byzantine », « monastique », « ascétique » et « autoritaire » [1]— Berdiaev a cherché à créer un « nouveau point de vue religieux ». Ainsi, ses aperçus parfois profonds de la vie et de la civilisation modernes ont perdu toute signification qu’ils auraient pu avoir, étant complètement éclipsés par ses distorsions délibérées de la vérité divine.

Par l’intermédiaire de nombreuses traductions de ses nombreux écrits en anglais, français, allemand et autres langues, Berdiaev est devenu très connu. On peut trouver aujourd’hui des « groupes d’étude Berdiaev » dans le monde entier, même en Amérique latine ; une partie de son ancienne maison à Paris a été transformée de manière assez incroyable en « chapelle » et est visitée chaque année par des milliers de passionnés de Berdiaev. Nous pouvons observer la naissance d’une sorte de « culte » de Berdiaev, qui dans des cercles très différents est de plus en plus salué comme un « porteur de lumière ». Notre intention est d’examiner la nature de cette « lumière » et de démontrer l’extrême hétérodoxie de ses enseignements.

Certes, Berdiaev ne s’est jamais senti « chez lui » dans la Sainte Orthodoxie ; il préférait les écrits des « mystiques » et des « philosophes » allemands aux écrits des Pères, des Saints et des Ascètes ; les Startsi et la spiritualité de la Philocalie lui répugnaient autant que ce qu’il appelait « l’orthodoxie académique des séminaires ». Il est resté impassible même devant ce centre de la spiritualité russe que fût l’Optina Poustyne. Dès lors, il se tourna pour son inspiration vers l’Occident, notamment vers Jacob Böhme, mais aussi vers Meister Eckhart, Angelus Silesius et Joachim de Floris, ainsi que vers Kant et Hegel. Certains aspects de sa pensée, notamment ses vues « eschatologiques », ont été influencés de manière assez importante par les fantasmes sataniques du « millénariste » russe N. Fedorov et du « millénariste » catholique romain Cieszkowski. En eux, il a trouvé la liberté à l’extérieur de la Tradition Orthodoxe, de cette vision du monde ascético-monastique Orthodoxe à laquelle il s’est si farouchement opposé.

Malgré le fait que Berdiaev ait condamné l’anthroposophie, la théosophie et d’autres formes de gnosticisme moderne, nombre de ses propres enseignements — tels que sa théorie des « éons » et l’idée de « l’Ungrund » qu’il adopte de Böhme — révèlent indéniablement l’influence gnostique et sont complètement éloignés de l’enseignement chrétien orthodoxe. Même la Mère de Dieu, il la réduit à un « symbole » ou à une abstraction gnostique, la décrivant comme « l’âme cosmique féminine de l’humanité »[2]. Comme les gnostiques, Berdiaev était bien plus soucieux de la « connaissance », de la « pénétration dans la vie intérieure du cosmos »[3] et de la créativité de l’homme que de la spiritualité et du salut.

La franc-maçonnerie n’est pas étrangère au gnosticisme, et « l’humanisme mystique » de Berdiaev pointe sans équivoque vers l’influence maçonnique. On ne peut pas non plus ignorer le fait — mentionné par Berdiaev lui-même — que Jacob Böhme, dont les écrits étaient si profondément vénérés par Berdiaev, jouissait d’une immense popularité parmi les maçons qui furent en effet les premiers à le traduire et à le publier en russe. Mentionnant avec approbation la « recherche maçonnique de l’Église intérieure »[4], Berdiaev affirme également qu’« au XVIIIe siècle, la vision spirituelle de la vie a trouvé refuge dans les loges maçonniques »[5] ! On ignore si Berdiaev a appartenu ou non à une loge maçonnique, mais il est évident qu’une très grande partie de sa pensée est en parfait accord avec les principes et les idéaux maçonniques et les incarnait réellement.

L’« éclat intellectuel » de Berdiaev ne peut être nié, et s’il s’était tourné vers la voie spirituelle de « droite », le chemin de sa pensée — malgré ses nombreux défauts — aurait pu être très différent. Tel ne fut pourtant pas le cas ; il a emprunté le chemin de « gauche » et a commencé à s’éloigner de cette Sainte Vérité Orthodoxe dont il avait commencé à s’approcher, ce qu’il a fait pendant le restant de sa vie. Même ses « Dostoïevski » et « La fin de notre temps », des livres contenant de nombreuses idées profondes qu’il a ensuite complètement éradiquées de son esprit sont infectés par de nombreux éléments hétérodoxes.

Au moment de sa mort, personne n’aurait pu attribuer le moindre degré d’orthodoxie à la vision du monde de Berdiaev. Il avait, en fait, cessé de participer à cette conscience orthodoxe connue des croyants orthodoxes de tous les temps et de tous les lieux ; il s’en est éloigné en poursuivant des vagues perspectives humanistes, utopiques et gnostiques qu’il avait lui-même un jour condamnées comme « sataniques » ; il a commis l’erreur ultime, l’erreur inévitable de tous les « millénaristes » ou « chiliastes » — la confusion du Royaume de Dieu avec le Royaume de l’Antéchrist. Comme de nombreux propagateurs de l’hétérodoxie à travers les siècles, Berdiaev — même dépourvu d’humilité — fut indéniablement un homme « bon », doté d’une gentillesse et d’une sincérité remarquables, voire d’une certaine noblesse de caractère. On ne peut qu’espérer que sur son lit de mort son esprit s’éclaircisse et qu’il se soit détourné de ces pensées et fantasmes multiformes, de ce culte de soi par lequel Satan l’avait conduit si loin du Christ et de Sa Sainte Vérité Orthodoxe.

La cohérence et la clarté n’étaient pas caractéristiques de la pensée de Berdiaev. En effet, son utilisation extrêmement subjective des mots et des concepts, les contradictions et les ambiguïtés constantes, les abstractions mentales dénuées de sens, le labyrinthe compliqué d’illusions avec lesquelles il cherchait à s’opposer à la Sainte Vérité orthodoxe — tout cela confère une vague qualité de « dissolution », un caractère trompeur insaisissable à une grande partie de la pensée de Berdiaev, un caractère insaisissable destiné par les puissances des ténèbres probablement à confondre ceux qui tombaient sous son charme. Néanmoins, certains points de vue précis et indéniablement hétérodoxes se dégagent des écrits de Berdiaev, permettant ainsi de lui attribuer une « foi » et une vision du monde clairement définies.

 

 

[1] Un des aspects caractéristiques de l’histoire russe est que pendant longtemps les forces du peuple russe sont restées potentielles, non encore actualisées. La nation était écrasée par l’énorme dépense de forces que nécessitaient les proportions de son territoire. « L’état prenait de la force, le peuple en perdait » comme dit Klioutchevski. Il fallait s’approprier des espaces immenses et les protéger. Les penseurs du XIXe siècle, méditant sur le destin et la vocation de la Russie, insistaient sur le fait que cette potentialité, cette non-expression, non-actualisation des forces du peuple russe est précisément le gage de sa grandeur future. On croyait fermement que le peuple russe aurait un jour son mot à dire au monde et qu’il se révélerait alors. Le joug tartare a eu manifestement une influence funeste sur l’histoire de la Russie en refermant le peuple russe sur lui-même et son passé. Quant à l’influence byzantine, elle a étouffé la pensée russe en la rendant traditionnaliste et conservatrice. L’extraordinaire dynamisme du peuple russe ne s’est révélé sur le plan culturel qu’au contact de l’Occident après les réformes de Pierre le Grand. [p.12]

Leontiev jugera l’orthodoxie de Khomiakov non conforme à la vérité, trop libérale et moderniste et lui opposera une orthodoxie ascético-monacale, austère, inspirée de Byzance, et du Mont-Athos. [p.58] [La] conception du christianisme [de Leontiev] est tout autre : byzantine, monacale, ascétique, n’admettant aucun élément humanitaire ; sa morale est différente, une morale aristocratique de la force, ne s’arrêtant pas devant la violence ; sa conception du processus historique est naturaliste. Il n’avait aucune foi dans le peuple russe. Il pensait que la Russie doit son existence et sa puissance uniquement à l’orthodoxie byzantine et l’autocratie qui ont été imposées de force au peuple. [p.73]

Nicolas Berdiaeff, L’IDÉE RUSSE. Problèmes essentiels de la pensée russe au XIXe et début du XXe siècle, traduit du russe et notes de H. Arjakovsky, MAME, 1969

[2] Dans la Vierge Marie le monde et l’humanité atteignent la déification libre, non pas par une action de grâce particulière qui les exempte du péché originel, comme l’enseigne le dogme catholique de l’Immaculée Conception, mais par la libre sagesse de la créature elle-même. Dieu pourrait rendre chastes tous les hommes par un acte de sa toute puissante volonté. Mais il désire la libre acquisition de la chasteté, de l’intégralité de la nature humaine, qui ne fut atteinte d’une façon absolue que dans la Vierge Marie. En elle le monde et l’humanité répondirent à l’appel divin. L’Église possède une nature unique et œcuménique, non seulement dans son élément divin, mais aussi dans son élément cosmique et humain. La Vierge Marie est l’âme cosmique féminine de l’humanité. [p.353]

Nicolas Berdiaeff, ESPRIT ET LIBERTÉ. Essai de philosophie chrétienne, Les Éditions « Je sers », Paris, 1933.

[3] La contemplation de la beauté et de l’harmonie dans la nature constitue déjà une expérience spirituelle, une pénétration dans la vie intérieure du cosmos, qui se révèle dans l’esprit. L’amour envers la nature, envers les minéraux, les végétaux, les animaux est déjà une expérience spirituelle, une victoire sur la désunion et l’« extrincésisme ». La doctrine mystique et théosophique de la nature, telle que nous la trouvons chez Paracelse, Jacob Böhme, Fr. Baader, et en partie chez Schelling, considère la nature en esprit, comme la vie intérieure de l’esprit, comme l’insertion de la nature dans l’esprit et de l’esprit dans la nature. Le cosmos est conçu comme un certain degré de l’esprit, comme la symbolique de sa vie intérieure. La naturalisation de l’esprit chez Böhme n’est que la contrepartie de l’absorption de la nature dans l’esprit. Les éléments de la nature et du cosmos sont aussi des éléments psychiques de l’homme, ils sont unis dans le monde spirituel. Le microcosme et le macrocosme se révèlent, dans la vie spirituelle, non pas dans la divisibilité et l’« extrincésisme », mais dans l’unité et la pénétration réciproque. [p.64]

Nicolas Berdiaeff, ESPRIT ET LIBERTÉ. Essai de philosophie chrétienne, Les Éditions « Je sers », Paris, 1933

[4] Ces francs-maçons étaient à la recherche d’un christianisme authentique. Il est touchant de les voir constamment préoccupés de vérifier s’il n’y avait rien dans la maçonnerie d’hostile au christianisme et à l’orthodoxie. Novikov pensait, quant à lui, que maçonnerie et christianisme ne faisaient qu’un. Il était plus proche de la maçonnerie anglaise. L’alchimie, la magie et les sciences occultes ne l’intéressaient pas. L’insatisfaction due à la vie religieuse officielle, responsable de l’affaiblissement de la spiritualité, fut l’une des causes de l’apparition de la franc-maçonnerie mystique en Russie : mécontents du temple visible les maçons voulaient édifier un temple invisible. La maçonnerie fut chez nous une aspiration vers l’Église intérieure, l’Église visible étant considérée comme une étape transitoire. La maçonnerie fut le creuset de la culture spirituelle ; elle habituait l’esprit à une discipline ascétique et forgeait au caractère un idéal moral. L’influence de l’orthodoxie sur l’âme russe fut, bien sûr, plus profonde, mais dans la franc-maçonnerie se formèrent les esprits cultivés de l’époque de Pierre le Grand qui purent contrebalancer le despotisme de l’État et l’obscurantisme général. [p.26]

Nicolas Berdiaeff, L’IDÉE RUSSE. Problèmes essentiels de la pensée russe au XIXe et début du XXe siècle, traduit du russe et notes de H. Arjakovsky, MAME, 1969

[5] Pour Novikov la maçonnerie était un point de départ « au carrefour entre le voltairianisme et la religion ». Au XVIIIe siècle les loges connaissaient un certain spiritualisme, refuge contre le pouvoir exclusif du rationalisme éclairé et du matérialisme. La maçonnerie mystique était hostile à la « philosophie des lumières » et aux encyclopédistes. Novikov se méfiait beaucoup de Diderot. Il éditait les œuvres des mystiques occidentaux et des théosophes chrétiens aussi bien que des Pères de l’Église. [p.26]

Nicolas Berdiaeff, L’IDÉE RUSSE. Problèmes essentiels de la pensée russe au XIXe et début du XXe siècle, traduit du russe et notes de H. Arjakovsky, MAME, 1969

 


 

Jon Gregerson, Nicholas Berdyaev – Prophet of a « New Age », Orthodox Life, Nov-Dec 1962 (6/78), pp. 11-24

Traduction: hesychia.eu

 


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