Catéchèse, Orthodoxie

La place du bienheureux Augustin dans l’Église Orthodoxe – VI – Les siècles tardifs : Saint Marc d’Ephèse

9 novembre 2020

Au quinzième siècle, au concile d’« Union » de Florence, une situation analogue à celle de l’époque de saint Photios se présenta : Les Latins citèrent Augustin comme autorité (parfois incorrectement) pour des doctrines aussi variées que le Filioque et le purgatoire, et un grand théologien d’Orient leur répondit.

Le Jugement dernier, XVe-XVIe siècle.

Dans leur première argumentation contre les Grecs en faveur du feu purificateur du purgatoire, les Latins mirent en avant le texte de la lettre adressée par le saint Empereur Justinien aux saints Pères du Cinquième Concile Œcuménique (citée déjà plus haut) afin d’établir l’autorité Œcuménique du bienheureux Augustin dans l’Eglise ainsi que celle d’autres Pères Occidentaux. A cela saint Marc d’ Ephèse  répondit (dans sa Première homélie sur le feu du purgatoire, § 7) :

En premier lieu vous avez cité certains mots du Cinquième Concile Œcuménique qui déterminent qu’en toutes choses nous devons suivre ces Pères dont vous avez cités les propos, et accepter complètement ce qu’ils ont dit ; parmi ceux-ci se trouvent Augustin et Ambroise qui, soi-disant, enseignent plus expressément que les autres au sujet de ce feu purificateur. Mais ces propos ne nous sont point connus, car nous ne possédons pas le livre des Actes du Concile : voilà pourquoi nous vous demandons de nous le présenter, si vous l’avez dans une version grecque. Car nous sommes très étonnés que dans ce texte Théophile figure également parmi les autres Docteurs ; Théophile est connu partout non pour aucun de ses écrits mais pour son infamie, en raison de son fol acharnement contre saint Jean Chrysostome.  1

C’est seulement contre Théophile, et non contre Augustin ou Ambroise, que proteste saint Marc en refusant de le recevoir comme Docteur de l’Eglise. Plus loin dans ce traité (§ 8 et 9), saint Marc examine les citations tirées du « bienheureux Augustin » et du « divin Père Ambroise » (une distinction qui est souvent retenue par les Pères Orthodoxe dans les siècles tardifs), réfutant certaines et acceptant d’autres. Dans d’autres écrits de saint Marc durant ce Concile il utilise les écrits d’Augustin lui-même comme source orthodoxe (bien entendu à partir de traductions grecques de certains de ses ouvrages, réalisées après saint Photios). Dans ses Réponses aux Difficultés et Questions des Cardinaux et autres Professeurs latins (§ 3), saint Marc cite les Soliloques et Sur la Trinité, faisant référence à l’auteur comme « le bienheureux Augustin » et utilisant avec pertinence ses propos contre les Latins au Concile 2. Dans un des écrits, les Chapitres syllogistiques contre les Latins (§ 34), il se réfère même au « divin Augustin » lorsque de nouveau il cite favorablement son Sur la Trinité  3. Il doit être noté que saint Marc fait bien attention, lorsqu’il cite plus loin un théologien latin qui n’a point autorité dans l’Eglise Orthodoxe, à ne pas lui donner un quelconque titre d’honneur, que cela soit « bienheureux » ou « divin » ; ainsi, Thomas d’Aquin pour lui est seulement « Thomas le professeur latin » 4

Comme saint Photios, saint Marc, voyant que les théologiens latins citaient des erreurs de certains des Pères contre l’enseignement de l’Eglise elle-même, sentit qu’il était nécessaire d’établir l’enseignement orthodoxe concernant les Pères qui ont erré sur certains points. Il fait ceci de la même manière que saint Photios, mais sans se référer à Augustin, dont il essaie de justifier les erreurs et de les placer dans leur meilleur éclairage possible, ni à aucun autre Père occidental, mais à un Père oriental qui tomba dans une erreur certes non moins sérieuse que celles d’Augustin. Et voici ce qu’écrit saint Marc :

En ce qui concerne les propos qui sont cités du bienheureux Grégoire de Nysse, il vaudrait mieux garder sur eux le silence, et surtout ne pas s’efforcer, pour le salut de notre propre défense, à les dévoiler sur la place publique. Car ce Docteur apparait visiblement en accord avec les dogmes des Origénistes qui assignent une fin aux tourments.Selon saint Grégoire (continue saint Marc), il adviendra une restauration finale de tout, et même des démons, afin que Dieu, dit-il, puisse être tout dans tout, selon la parole de l’Apôtre. Dans la mesure où ces mots ont également été cités, parmi d’autres, nous devons tout d’abord répondre à cela comme nous l’avons reçu de nos Pères. Il est possible qu’il se soit produit certaines altérations et insertions dues à certains hérétiques ou Origénistes… Mais si telle fut bien la vraie opinion du Saint, cela advint lorsque ce point était sujet à dispute et n’avait pas été définitivement condamné et rejeté par l’opinion opposée, comme cela fut exposé au Cinquième Concile Œcuménique ; aussi il n’y a rien de surprenant dans le fait que lui, un être humain, erra quant à définir précisément la vérité, alors que la même chose arriva à beaucoup d’autres avant lui comme saint Irénée de Lyon, saint Denis d’Alexandrie et d’autres & Ainsi, ces propos, s’ils furent réellement soutenus par le merveilleux Grégoire concernant ce feu, n’indiquent pas une purification spéciale (comme le voudrait la doctrine du purgatoire… note ed.) mais introduisent une purification finale et une restauration finale de tout ; mais en aucune manière ils sont-ils convaincants pour nous qui croyons dans le jugement courant de l’Église et sommes guidés par les Divines Écritures, sans croire ce que chacun des Docteurs a écrit comme son opinion personnelle. Si quelqu’un d’autre a écrit autrement sur ce feu purificateur, nous ne devons point l’accepter  5

D’une manière significative, les Latins furent choqués par cette réponse et déléguèrent leur principal théologien, le cardinal espagnol Jean de Torquemada (l’oncle du fameux Grand Inquisiteur de l’Inquisition espagnole) pour répondre, ce qu’il fit par ces mots :

Grégoire de Nysse, sans aucun doute un des plus grands parmi les Docteurs, transmit de la manière la plus claire la doctrine du feu du purgatoire… ; Mais ce que vous dîtes en réponse à cela, qu’un être humain peut se tromper, nous semble très étrange ; car Pierre et Paul aussi, et les autres Apôtres, et les quatre Évangélistes étaient également des hommes, sans parler même d’Athanase le Grand, de Basile, d’Ambroise, d’Hilaire et des autres Pères de l’Église qui étaient également des hommes et pourraient donc se tromper ! Ne pensez-vous pas que cette réponse que vous nous faites dépasse les bornes ? Car la foi tout entière vacille, et tout l’Ancien et le Nouveau Testament, transmis jusqu’à nous par des hommes, sont sujets au doute car, si nous suivons votre assertion, il n’était pas impossible pour eux de se tromper. Mais alors que reste-t-il de solide dans les Divines Écritures ? Qu’aurons-nous de stable ? Nous reconnaissons nous-aussi qu’il est possible pour un homme de se tromper en tant qu’être humain agissant selon sa propre puissance, mais tant qu’il est guidé par l’Esprit-Saint et éprouvé par la pierre de touche de l’Église dans ces points qui se rapportent à la foi commune d’enseignement dogmatique, alors ce qu’il écrit, nous l’affirmons, est absolument vrai !  6

La fin logique de cette recherche latine de la « perfection » chez les Saints Pères est, bien entendu, l’infaillibilité papale. Cette position est exactement la même dans sa logique que celle défendue autrefois contre saint Photios comme quoi, si Augustin et d’autres ont enseigné incorrectement sur un point quelconque, alors ils doivent être « rejetés ensemble avec les hérétiques ».

Saint Marc d’Ephèse, dans sa nouvelle réponse à cette déclaration, répète le point de vue orthodoxe qu’« il est possible pour quelqu’un d’être un Docteur et dans le même temps de ne point dire toute chose d’une manière absolument correcte. Pour quelle nécessité sinon les Saints Pères auraient-ils convoqué les Conciles Œcuméniques ? » et qu’en de tels enseignements privés (à l’opposé de l’infaillibilité des Ecritures et de la Tradition de l’Eglise) « nous ne devons pas croire d’une manière absolue ou accepter sans examen ». Il rentre alors dans beaucoup de détails, avec de nombreuses citations tirées de son Œuvre, pour montrer que saint Grégoire de Nysse n’enseigna pas en fait l’erreur qui lui est attribuée (qui n’est rien moins que la négation du tourment éternel dans les enfers, et celle du salut universel), et donne comme propos qui font définitivement autorité sur la question ceux d’Augustin lui-même.

Que seulement les Ecritures Canoniques soient infaillibles, cela est affirmé par le bienheureux Augustin dans les mots qu’il écrivit à Jérôme : ‹ Il convient d’accorder un tel honneur et une telle vénération seulement aux livres de l’Ecriture qui sont appelés « canoniques », car je crois absolument qu’aucun des auteurs qui les ont écrits n’a erré en quoique se soit…. Mais pour d’autres écrits, combien soit grande l’excellence de leurs auteurs en sainteté et en connaissance, lorsque je les lis, je n’accepte pas leur enseignement comme vérité sur la seule base que c’est ainsi qu’ils ont écrit et pensé ›. Ensuite, dans la lettre à Fortunatus : ‹ Nous ne devons pas considérer le jugement d’un homme, quand bien même cet homme ait été orthodoxe et possédât une haute réputation, de la même manière que nous acceptons l’autorité des Ecritures canoniques, au point de considérer comme inadmissible, en raison du respect dû à cet homme, de désapprouver et rejeter quelque chose dans ses écrits s’il nous advenait de découvrir qu’il a enseigné autre chose que la vérité qui, Dieu aidant, a été atteinte par d’autres ou par nous-mêmes ; et j’espère que les lecteurs agiront également ainsi envers mes propres écrits ›  7

Ainsi donc, les derniers mots sur le bienheureux Augustin sont ceux d’Augustin lui-même ; et l’Eglise orthodoxe à travers les siècles n’a cessé en fait de le traiter exactement comme il le désirait.

 


 

Hieromonk Seraphim Rose, The Place of Blessed Augustine in the Orthodox Church, p. 29-32, Saint Herman of Alaska Brotherhood, Platina, California, 1983
Traduit de l’anglais par Thierry Cozon
Version électronique disponible sur le site de La Voie Orthodoxe
Publié ici avec l’aimable autorisation de l’Archiprêtre Quentin de Castelbajac

 


  1. Archimandrite Ambroise Pogodin, Saint Mark of Ephesus and the Union of Florence, pp. 65-66, Jordanville, N. Y. 1963
  2. Pogodin, ouvrage cité pp.156-158
  3. Pogodin, ouvrage cité p. 268
  4. Ibid, § 13 ; Pogodin, ouvrage cité, p. 251
  5. Première Homélie sur le Feu du Purgatoire, § 11 ; Pogodin, ouvrage cité, pp.68-69
  6. Réponse des Latins § 4 ; Pogodin, ouvrage cité, pp. 94-95
  7. Saint Marc d’ Ephèse, Seconde Homélie sur le feu du Purgatoire, § 15-16 ; Pogodin, ouvrage cité, pp.127-132

Sur le même thème

Pas de commentaire

Laisser un message

Rapport de faute d’orthographe

Le texte suivant sera envoyé à nos rédacteurs :