Catéchèse, Orthodoxie

La place du bienheureux Augustin dans l’Église Orthodoxe – II – La doctrine de la prédestination

18 octobre 2020

La plus sérieuses des exagérations dans laquelle tomba le Bienheureux Augustin dans son enseignement sur la Grâce est dans l’idée de prédestination. C’est l’idée pour laquelle il est le plus souvent attaqué, et c’est cette idée-là dans ses œuvres, qui, énormément déformée, a produit les conséquences les plus terribles dans des esprits déséquilibrés que ne retenait plus l’orthodoxie de sa pensée en général. Nous devons garder en mémoire, cependant, que pour la plupart des gens, actuellement, le mot « prédestination » est compris dans le sens calviniste (nous verrons cela plus loin), et ceux qui n’ont pas étudié la question sont enclins parfois à accuser Augustin lui-même de cette monstrueuse hérésie. Cela doit être dit très clairement au début de cette discussion : le Bienheureux Augustin n’enseigna certainement pas la « prédestination » comme le comprenne de nos jours la plupart des gens ; ce qu’il fit — comme pour le reste de sa doctrine sur la Grâce — c’est qu’il enseigna la doctrine orthodoxe de la prédestination d’une façon exagérée qui se prêtait facilement aux fausses interprétations.

 

Mandylion ou La Sainte Face, milieu du XVIe siècle.

 

Le concept orthodoxe de la prédestination se trouve dans l’enseignement de Saint Paul : Car ceux qu’Il a connus par Sa prescience, Il les a aussi prédestinés à devenir conformes à l’image de Son Fils. […] Et ceux qu’Il a prédestinés, Il les a aussi appelés; et ceux qu’Il a appelés, Il les a aussi justifiés; et ceux qu’Il a justifiés, Il les a aussi glorifiés. (Rom 8 : 29-30). Ici Saint Paul parle de ceux qui ont été connus par avance et par avance établis (prédestinés) par Dieu pour la gloire éternelle. Cela doit être compris dans le contexte entier de l’enseignement chrétien, pour qui cette prédestination inclut également le libre choix de la personne de vouloir être sauvée ; ici encore nous voyons le mystère de la synergie, la coopération de Dieu et de l’homme. Saint Jean Chrysostome écrit dans son Commentaire sur ce passage (Homélie XV sur Romains)  : « L’Apôtre parle ici de connaissance à l’avance afin que toute chose ne soit pas attribuée à l’appel… Car si l’appel seul suffisait, alors pourquoi ne serions-nous point tous sauvés ? En conséquence, il dit que le salut des appelés est accompli non par l’appel seul, mais aussi par connaissance à l’avance, et l’appel de lui-même n’est pas par contrainte ou par force. Ainsi, tous furent appelés, mais tous n’obéirent pas ». Et l’Evêque Théophane le Reclus explique encore : « Concernant les créatures libres, la prédestination divine n’obstrue pas leur liberté et n’en fait point les exécuteurs involontaires de Ses décrets. Les actions libres, Dieu les prévoit comme libres ; Il voit la course entière de la libre personne et la somme générale de ses actions. Et voyant cela ; il décrète comme si cela avait déjà été accompli. […] Ce n’est pas que les actions de la libre personne soient les conséquences d’une prédestination, mais que la prédestination elle-même est la conséquence des actes libres » (Commentaire sur l’Epître aux Romains, ch. 1 à 8).

Cependant, l’hyper-rationalité d’Augustin le pousse à tenter de scruter de trop près ce mystère et d’« expliquer » ses apparentes difficultés par la logique ordinaire. (Si quelqu’un est au nombre des « prédestinés », a-t-il besoin de lutter pour son salut ? S’il n’en est pas, doit-il pour autant abandonner toute lutte ?) Nous ne devons pas le suivre dans ses raisonnements, sauf pour noter qu’il a lui-même senti la difficulté de sa position et trouvé souvent nécessaire de la justifier et d’atténuer son enseignement afin de ne pas être mal compris. Dans son traité Sur le Don de Persévérance , il note : « Et encore cette doctrine ne doit-elle pas être prêchée aux congrégations de manière à paraître à une foule inexpérimentée ou à des gens lents à comprendre, réfutée dans une certaine mesure par son prêche même. » (ch.57) Voilà assurément une manière remarquable de reconnaître la « complexité » de la doctrine chrétienne fondamentale ! La « complexité » de cette doctrine (qui, incidemment, est ressentie souvent par les convertis occidentaux à l’Orthodoxie, jusqu’à ce qu’ils acquièrent quelque expérience de la vie de tous les jours selon la foi orthodoxe), ne persiste que dans l’esprit de ceux qui ont voulu la « résoudre » intellectuellement ; l’enseignement orthodoxe de la coopération de Dieu et de l’homme, de la nécessité du combat ascétique, et de la volonté certaine de Dieu que tous soient sauvés (I Tim. 2:4), est suffisant pour dissiper les complications inutiles qu’introduit la logique humaine dans cette question.

Les vues intellectualisées d’Augustin sur la prédestination, comme il s’en était lui-même bien rendu compte, avaient tendance à susciter des opinions erronées sur la grâce et le libre-arbitre, dans l’esprit de certains de ses auditeurs. Ces opinions commencèrent apparemment à devenir communes quelques années après la mort d’Augustin, et l’un des plus grands des Pères de la Gaule trouva nécessaire de les combattre. Saint Vincent de Lerins, le théologien du grand monastère insulaire des côtes méditerranéennes de la Gaule, réputé pour sa fidélité aux doctrines orientales en général, ainsi qu’à saint Cassien  dans son enseignement sur la grâce en particulier, écrivit son Instruction (Commonitorium) en 434 pour combattre les « nouveautés profanes » de nombreuses hérésies qui avaient attaqué l’Eglise. Parmi ces nouveautés, il censura le point de vue d’un groupe qui

« a l’audace de promettre et d’expliquer que, dans leur église, c’est-à-dire dans le petit groupe de leur communion, il y a une grâce importante de Dieu, particulière et presque personnelle, 9. si bien que, sans aucune peine, sans aucun effort, sans aucune habileté, même s’ils ne demandent pas, ne cherchent pas, ne frappent pas à la porte, tous ceux qui se rattachent à leur groupe se trouvent pourtant pris en charge de façon divine, si bien que, portés par les mains des anges, c’est-à-dire sauvés par la protection des anges, ils ne peuvent en aucune façon blesser leur pied contre une pierre , c’est-à-dire en aucune façon tomber dans le péché. » (Instruction, § 26. 8-9).

Il existe un autre ouvrage de l’époque qui contient des critiques similaires, Les Objections de Vincent, peut-être l’œuvre du même Saint Vincent de Lérins. C’est une somme de « déductions logiques » à partir d’énoncés du Bienheureux Augustin que tout Chrétien de foi juste doit évidemment rejeter : « Dieu est l’auteur de nos péchés », « La pénitence est inutile au prédestiné à la mort », « Dieu a créé une grande part de la race humaine pour la damnation éternelle », etc…

Si les critiques de ces deux livres étaient dirigées contre Augustin lui-même (dont saint Vincent de Lérins ne mentionne pas le nom dans son Instruction), elles seraient manifestement malhonnêtes. Augustin n’enseigna jamais une telle doctrine de la prédestination, qui détruit tout simplement le sens-même de la lutte ascétique ; il trouva lui-même nécessaire, comme nous l’avons vu, de s’inscrire en faux contre ceux qui « exaltent la grâce à une telle ampleur qu’ils dénient la liberté du libre-arbitre humain » (Lettre CCXIV), et il aurait été très certainement du côté de saint Vincent contre ceux qui furent plus tard critiqués par ce dernier. En définitive, les critiques de saint Vincent sont tout à fait valables lorsqu’elles sont dirigées à juste titre contre les disciples extrémistes d’Augustin, ceux-là mêmes qui ont déformé son enseignement dans un sens non-orthodoxe, négligeant toutes les explications d’Augustin, et ont enseigné que la Divine Grâce est effective sans l’effort humain.

 

Malheureusement, cependant, il y a un point dans l’enseignement d’Augustin sur la Grâce, et en particulier sur la prédestination, où il tombe dans une erreur sérieuse qui a alimenté ces « déductions logiques » tirées de sa doctrine par les hérétiques. Du point de vue d’Augustin sur la grâce et la liberté, l’affirmation apostolique que Dieu désire que tous les hommes soient sauvés (I Tim.2 : 4) ne peut être vraie littéralement ; si Dieu « prédestine » certains seulement à être sauvés, alors Il doit vouloir que seulement certains soient sauvés. Ici encore, la logique humaine échoue à comprendre le mystère de la vérité chrétienne. Mais Augustin, en accord avec sa logique, veut « expliquer » ce passage des Écritures d’une manière compatible avec tout son enseignement sur la grâce ; et ainsi il écrit : « Il ‹ désire que tous les hommes soient sauvés › veut dire que tous les prédestinés sont compris par cette phrase, parce qu’il y a toute sorte d’hommes parmi eux » (Sur le Blâme et la Grâce, § 44). Ainsi il dénie réellement que Dieu désire que tous les hommes soient sauvés. Pire, il est entraîné si loin dans la cohérence logique de sa pensée qu’il enseigne même (bien que seulement dans des passages très courts) une prédestination « négative », une prédestination à la damnation éternelle, quelque chose de totalement étranger aux Écritures. Il parle clairement d’« une classe d’homme qui est prédestinée à la destruction » (Sur la Perfection et la Rectitude humaine, § 13), et de nouveau il dit : « A ceux qu’Il a prédestiné à l’éternelle mort, Il est également l’arbitre le plus juste de leur punition » (Sur l’âme et son origine, § 16).

Mais ici encore, nous devons bien faire attention à ne pas lire dans les mots d’Augustin l’interprétation tardive qu’en tirera Calvin. Dans sa doctrine Augustin ne soutient absolument pas que Dieu détermine ou veut qu’un seul homme fasse le mal ; le contexte tout entier de sa pensée rend clair le fait qu’il ne croit pas à pareille chose, et il dénie souvent cette accusation spécifique, parfois avec une évidente exaspération. Ainsi, lorsqu’il rencontra l’objection contre lui que « c’est par sa propre faute que quelqu’un abandonne la foi, lorsqu’il se donne et consent à la tentation, ce qui est la cause de sa désertion de la foi » (ceci contre l’assertion que Dieu détermine un homme à perdre la foi), Augustin trouve qu’il n’est même pas nécessaire de répondre, excepté : « Qui dénie cela ? » (Sur le Don de Persévérance § 46). Quelques décennies plus tard le disciple du bienheureux Augustin, Fulgence de Ruspe, dans l’interprétation de son enseignement, écrit : « Dans nul autre sens, je suppose, ne doit être pris ce passage de saint Augustin où il affirme qu’il existe certaines personnes destinées à la destruction. C’est en regard de leur punition et non de leur fautes, non pas prédestinées pour le mal qu’elles ont injustement commis, mais pour le punition qu’elles souffriront en toute justice. » (Ad Mominium I, 1) La doctrine augustinienne de la « prédestination à l’éternelle mort » n’affirme donc pas que Dieu veut ou détermine qu’un homme déserte la foi ou bien fasse le mal, ni non plus qu’il soit condamné à l’Enfer par l’arbitraire du vouloir Divin, excluant ainsi chez l’homme un libre choix du bien ou du mal. Elle affirme plutôt que Dieu veut la condamnation de ceux qui, de leur propre vouloir, font le mal. Cela, cependant, ne constitue pas l’enseignement orthodoxe, et la doctrine augustinienne de la prédestination, même avec toutes ses réserves, reste encore beaucoup trop susceptible d’égarer les âmes.

Saint Luc l’évangéliste peignant l’icône de la Vierge, seconde moitié du XVIe siècle. Détail.

L’enseignement d’Augustin était connu bien avant que saint Cassien écrivît ses Conférences, et il est bien certain que ce dernier a Augustin à l’esprit lorsque, dans sa Treizième Conférence, il donne à cette erreur une réponse clairement orthodoxe : « C’est Sa volonté qu’il ne se perde pas un seul de ces petits : peut-on bien penser dès lors, sans un énorme sacrilège, qu’il ne veuille pas le salut de tous généralement, mais seulement de quelques-uns ? Quiconque se perd, se perd contre sa volonté » (Conférences XIII, 7). Augustin n’aurait pas été capable d’accepter une telle doctrine, parce qu’’il avait faussement absolutisé la grâce et n’aurait pu en aucun cas concevoir quelque chose qui puisse arriver contre le vouloir Divin, mais dans la doctrine orthodoxe de la synergie, une place véritable est donnée au mystère de la liberté humaine, qui peut vraiment choisir de ne pas accepter ce que Dieu a voulu pour elle et ce à quoi Il l’a constamment appelée.

La doctrine de la prédestination (non pas dans le sens restrictif d’Augustin, mais dans le sens de la fatalité donné plus tard par les hérétiques) eut un futur déplorable en Occident. Il y eut au moins trois débordements majeurs : dans le milieu du cinquième siècle, le presbytre Lucidus enseigna une prédestination absolue à la fois pour le salut et la damnation, le pouvoir de Dieu forçant irrésistiblement certains au bien et d’autres au mal — bien qu’il se soit repenti finalement de sa doctrine après avoir été combattu par saint Fauste, Evêque de Rhegium (un disciple valeureux de saint Vincent de Lérins et de saint Cassien), et avoir été condamné par le concile provincial d’Arles aux environs de 475. Dans le neuvième siècle, le moine Saxon Gottschalk commença une nouvelle controverse, affirmant deux prédestinations « absolument semblables » (une pour le salut et une pour la damnation), déniant la liberté humaine aussi bien que le désir Divin de vouloir sauver tous les hommes, faisant ainsi lever une furieuse controverse dans l’empire franc. Et pour finir, dans nos temps modernes, Luther, Zwingli, et tout spécialement Calvin enseignèrent la forme la plus extrême de prédestination : Dieu a créé certains hommes comme « vaisseaux de la colère » pour les péchés et la damnation éternelle, et le salut et la damnation sont octroyés par Dieu selon son bon plaisir sans prendre en compte les actions des hommes. Bien qu’Augustin lui-même n’ait jamais rien enseigné quelque chose de semblable à ces doctrines lugubres et tout à fait non-chrétiennes, il n’en reste pas moins que la source ultime de tout ceci est clair, et même l’Encyclopédie Catholique l’admet : « La trace de l’origine du prédestinatianisme hérétique se retrouve dans une mauvaise interprétation et un mauvais entendement des vues de Saint Augustin relatives à l’élection éternelle et à la réprobation. Mais ce fut seulement après sa mort que cette hérésie s’étendit dans l’Église d’Occident, tandis que celle d’Orient était préservée de ces extravagances d’une manière remarquable » (vol XII, p.376). Si l’Orient fut préservé de ces hérésies, c’est justement, et rien n’est plus évident, par la doctrine correcte sur la grâce et la liberté que saint Cassien et les Pères d’Orient ont enseignée sans laisser aucune place à une quelconque « mauvaise interprétation » de cette doctrine.

Les exagérations du bienheureux Augustin dans son enseignement sur la Grâce furent donc très sérieuses et eurent de lamentables conséquences. N’allons pas, cependant, exagérer à notre tour en le trouvant coupable de ces vues extrêmes et manifestement hérétiques que lui ont imputées ses ennemis. Nous ne devons pas non plus faire peser sur lui toute la responsabilité dans l’émergence de ces hérésies ; une telle attitude perdrait de vue la vraie nature du déroulement de l’histoire intellectuelle. Même le plus grand des penseurs ne peut exercer une influence dans un vide intellectuel : la raison pour laquelle le prédestinatianisme extrême s’est manifesté à différents moments en Occident (et non en Orient) ne fut pas, en premier lieu l’enseignement d’Augustin (qui servit seulement de prétexte et de prétendue justification), mais bien plutôt la mentalité hyper-rationnelle ou surlogique qui a toujours été présente dans les peuples occidentaux : dans le cas d’Augustin elle produisit des exagérations dans une pensée essentiellement orthodoxe, tandis que dans le cas de Calvin, par exemple, elle produisit une hérésie abominable chez quelqu’un qui était assurément très éloigné de l’Orthodoxie par sa pensée ou sa mentalité. Si Augustin avait enseigné en Orient et parmi les Grecs il n’y aurait pas eu alors d’hérésie de la prédestination, ou au moins pas dans les proportions et les conséquences étendues qu’elle prit en Occident. Le caractère non rationaliste de l’esprit oriental n’aurait déduit aucune conséquence des exagérations d’Augustin, et en général lui aurait prêté moins d’attention que ne le fit l’Occident, voyant en lui ce que l’Église Orthodoxe continue de nos jours de voir en lui : un vénérable Père de l’Église, non sans occulter ses erreurs, et qui le place un peu derrière les Grands Docteurs Universels d’Orient et d’Occident.
Mais pour voir cela plus clairement, maintenant que nous avons examiné en détail la nature de son enseignement le plus controversé, tournons-nous vers les opinions que portent les Saints Pères d’Orient et d’Occident sur le Bienheureux Augustin.


 

Hieromonk Seraphim Rose, The Place of Blessed Augustine in the Orthodox Church, p. 15-20, Saint Herman of Alaska Brotherhood, Platina, California, 1983
Traduit de l’anglais par Thierry Cozon
Version électronique disponible sur le site de La Voie Orthodoxe
Publié ici avec l’aimable autorisation de l’Archiprêtre Quentin de Castelbajac

 


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