Catéchèse, Orthodoxie

La vie du Bienheureux Augustin, évêque d’Hippone – II

18 octobre 2020

Fêté le 28 août

Verbo Dei dum obedit,
Credit errans, et accedit
Ad baptismi gratian.

Firmans fidem, formans mores,
Legis sacrae perversores
Verbi necat gladio.

 

Bamberger Apokalypse – Staatsbibliothek Bamberg Msc.Bibl.140 / Reichenau, circa 1010

Touché par la parole de Dieu, il ramène son esprit
Dans les sentiers de la foi, et s’offre de lui-même à la grâce du baptême.
Il affermit la foi, il forme les mœurs, et armé du glaive de la parole, il extermine les corrupteurs de la loi de Dieu.

Prose de saint Augustin.

 

II

 

En lisant les livres de Platon, Augustin avait entrevu la nature toute spirituelle de Dieu et l’existence de son Verbe ; il n’avait vu ni l’amour ni les abaissements du Verbe incarné. Il s’était élevé jusqu’à l’idée d’un Dieu invisible, glorieux, séparé de toute créature ; il avait même entrevu, à travers les éblouissements de la nature divine, quelque chose de cette nature divine elle-même une lumière sortant d’une lumière et égale à elle ; grandes intuitions sans doute si grandes même, qu’on se demande si le génie humain a pu arriver jusque-là, et si ce n’est pas plutôt travers la belle âme de Platon, un écho fidèlement ressaisi des traditions antiques. Mais un Dieu pauvre, un Dieu humilié, un Dieu abaissé jusqu’à l’homme et pour l’homme ; un Dieu aimant l’homme jusqu’à la passion, jusqu’à la folie, jusqu’à souffrir, jusqu’à mourir pour l’homme ; voilà ce que ni Platon, ni Socrate, ni Cicéron, ni Virgile n’ont jamais soupçonné. De telles choses n’ont pu être conçues que dans le cœur qui a été capable de les réaliser. Il fallait donc qu’un plus grand que Platon vînt au secours d’Augustin, un plus grand en même temps qu’un plus saint, afin d’élever son esprit et surtout son cœur à de si étonnants mystères.

Guidé invisiblement par la main miséricordieuse qui le ramenait de si loin, Augustin ouvrit alors les Épîtres de saint Paul ; mais il ne le fit qu’en tremblant, après des agitations et des résistances singulières, comme s’il eût eu le pressentiment des sacrifices que cette lecture allait enfin lui arracher.

« Je me sentais vivement pressé », dit-il, « de tourner les yeux vers cette religion sainte qui avait été si profondément imprimée dans mon cœur quand j’étais enfant. Mais j’hésitais ; je ne pouvais m’y décider ; cependant elle m’attifait malgré moi. Enfin, cruellement incertain, voulant, ne voulant pas, je saisis avec une sorte d’agitation et d’inquiétude fébrile le livre des Épîtres de saint Paul ».

Dès les premières lignes, Augustin fut saisi d’admiration. Lui qui venait d’être si ému à la lecture de Platon, éprouva ici une commotion dont il n’avait pas l’idée, « Oh ! si tu savais », écrivait-il à Romanien, « quelle lumière m’apparut tout à coup. J’aurais voulu, non seulement te la montrer, à toi qui désirais depuis si longtemps voir cette inconnue, mais à ton ennemi même, à cet ennemi acharné qui te poursuit devant les tribunaux pour avoir ton bien. Et certainement, s’il la voyait comme je la vois, il quitterait tout jardins, maisons, banquets, tout ce qui le séduit, et, pieux et doux amant, il volerait, ravi, vers cette beauté ».

Ce ne fut là, du reste, que le premier coup d’œil d’Augustin ; le second fut autrement profond. Il vit se dévoiler devant lui un grand mystère qu’il ne connaissait pas encore que Platon ignorait, et c’est pourquoi il n’avait pas pu lui apprendre le chemin de la vertu que les Manichéens avaient essayé de résoudre par la doctrine des deux principes, mais en vain et que saint Paul seul lui montrait dans une lumière éblouissante. Il vit que l’homme n’est plus dans l’état où Dieu l’avait forme ; qu’il avait été créé saint, innocent, rempli de lumière et d’intelligence, fait pour voir la majesté de Dieu et la voyant déjà ; mais que l’homme n’a pu soutenir tant de gloire sans tomber dans la présomption ; qu’il a voulu se rendre centre de tout et indépendant de Dieu qu’il a été abandonné, aveuglé, chassé loin de Dieu, et dans un tel état de corruption, que le péché habite en lui ; qu’il y a en lui une créature misérable, odieuse, ennemie de la vérité, incapable de vertu, ayant le goût du mal « l’homme de péché », comme dit saint Paul, « le vieil homme », comme il dit encore ; expressions bizarres, d’une tristesse profonde, mais d’une espérance sublime car elle s’indiquent que ce n’est pas là tout l’homme, et qu’il y en a un nouveau. Et c’est ce qu’Augustin apprit bientôt en continuant sa lecture. Il vit, aux mêmes pages, que pour vaincre cet homme, ce mélange odieux d’orgueil, de concupiscence et de révolte, le Verbe s’est fait chair ; qu’il a vécu dans l’humilité, dans l’obéissance et dans le sacrifice, qu’il s’est anéanti jusqu’à l’homme, afin de guérir l’homme qui veut s’exalter jusqu’à Dieu. Tout le mystère de l’Incarnation et de la Rédemption se dévoila à ses yeux, et le plongea dans l’admiration. Il sentit qu’il avait franchi tous les espaces ; qu’il n’était plus dans la région des conceptions humaines ; qu’il touchait à ce point sublime où l’homme s’évanouit et où Dieu apparaît ; et il s’agenouilla, ébloui et ému.

« Ah ! » disait-il avec un étonnement attendri, « quelle différence il y a entre les livres des philosophes et ceux des envoyés de Dieu. Ce qu’on trouve de bon en ceux-là, on le trouve en ceux-ci, et l’on y trouve de plus la connaissance de votre grâce, ô mon Dieu, afin que celui qui vous connaît, non seulement ne se glorifie pas, mais se guérisse, et se fortifie, et arrive enfin jusqu’à vous. Que savent-ils, d’ailleurs, ces grands philosophes, de cette loi de péché incarnée dans nos membres, qui combat contre la loi de l’esprit et nous traîne captifs dans le mal ? que savent-ils surtout de la grâce de Jésus Christ, victime innocente, dont le sang a effacé l’arrêt de notre condamnation ? Sur tout cela leurs livres sont muets. Là, on n’apprend ni le secret de la piété chrétienne, ni les larmes de la confession, ni le sacrifice d’un cœur contrit et humilié, et encore moins la grâce de ce calice précieux qui enferme le prix de notre rédemption. On n’y entend point ces cantiques ô mon âme, soumets-toi à Dieu, car il est ton Dieu, ton Sauveur, ton défenseur. Appuyé sur lui, que craindrais-tu ? Là ne retentit pas ce doux appel : Venez à moi, vous tous qui êtes chargés, et je vous soulagerai. Ils ignorent, ces savants, que le Verbe, descendu sur la terre, est doux et humble de cœur. Mystères divins, que vous avez cachés, ô mon Dieu, aux savants et aux sages, mais que vous avez révélés aux petits et aux humbles ».

Voilà les vérités qui pénétraient dans l’âme d’Augustin pendant qu’il lisait celui qui s’appelle « le moindre des Apôtres », et la vue de tant de merveilles le jetait dans l’admiration.

« Oh ! » disait-il en fermant le livre, « que c’est bien autre chose, d’apercevoir de loin, du haut d’un roc sauvage, la Cité de la paix, sans pouvoir, quelque effort que l’on fasse, trouver un chemin pour y arriver ou bien de trouver ce chemin, et sur ce chemin un guide qui vous dirige et vous défende contre le brigandage de ceux qui voudraient vous arrêter ».

Voilà donc Augustin en possession de cette bienheureuse lumière après laquelle il soupirait depuis si longtemps, et que sa mère avait sollicitée pour lui avec tant de larmes. Il avait percé tous les voiles, et maintenant qu’il était arrivé jusqu’à Dieu et à notre Seigneur Jésus Christ son divin Fils, mort par amour pour nous, il semble qu’il n’y avait plus qu’une chose à faire se lever, courir à sa mère, et lui dire : Ne pleurez pas, je suis chrétien.

Mais Augustin n’en était pas encore là. Ce vif coup de lumière avait plutôt percé les nuages qu’il ne les avait dissipés. Il restait à Augustin une foule d’idées fausses, inexactes, incomplètes, qu’il avait puisées dans les livres des Manichéens, et dont il avait peine à se débarrasser : dernières ombres qui s’en allaient lentement.

Il les eût fait évanouir, s’il avait eu le courage de s’agenouiller, de frapper sa poitrine, de confesser ses fautes, et de se préparer à recevoir les sacrements de la purification et de la sainte Eucharistie car il vient un moment, dans ces grandes recherches de la vérité, où l’âme ne peut mériter de voir pleinement que par un acte d’humilité et d’abandon à Dieu. Il faut risquer pour lui jusqu’au sacrifice, si on veut que les dernières ombres s’évanouissent. Dieu met ses faveurs à ce prix.

Augustin le sentait vaguement ; mais il avait peur. Il voulait voir plus clair avant de s’agenouiller, tandis qu’il faut s’agenouiller pour voir plus clair ; et, en attendant, il multipliait les études, les lectures, les efforts d’esprit, pour accroître en lui la lumière dont il avait reçu les prémices.

 

Bamberger Apokalypse – Staatsbibliothek Bamberg Msc.Bibl.140 / Reichenau, circa 1010

 

Cependant les cris de la conscience d’Augustin avaient grandi. Elle le pressait plus vivement que jamais. Elle commençait à murmurer à ses oreilles ces mots, qui ne devaient plus cesser de retentir au fond de son cœur, et qui bientôt allaient y retentir comme un tonnerre :

« Tu prétendais jusqu’ici que l’incertitude du vrai était la seule raison qui t’empêchait d’accomplir ton devoir. Eh bien tout est certain maintenant. La vérité brille à tes yeux. Pourquoi ne te rends-tu pas ? » — « J’entendais », dit saint Augustin, « mais je faisais le sourd. Je refusais d’avancer, mais sans chercher maintenant d’excuse. Toutes les raisons que j’aurais pu apporter étaient réfutées d’avance. Il ne me restait qu’une peur muette la peur de voir arrêter le cours de ces longues et tristes habitudes qui cependant m’avaient conduit à un état si désespéré ».

Longtemps, en effet, Augustin n’avait pas eu le courage de croire ; maintenant il croyait, mais il n’avait pas le courage de pratiquer. Les obscurités de la foi l’avaient d’abord arrêté c’étaient maintenant les nécessités de la vertu qui lui faisaient peur.

« Ainsi, flottant toujours et ne voulant pas être fixé, consultant sans cesse, et craignant d’être éclairé sans cesse disciple et admirateur de saint Ambroise, et toujours agité par les incertitudes d’un cœur qui fuyait la vérité, il traînait sa chaîne, craignant d’en être délivré ; il proposait encore des doutes pour prolonger ses passions ; il voulait encore être éclairé, parce qu’il craignait de l’être trop, et, plus esclave de sa passion que de ses erreurs, il ne rejetait la vérité qui se montrait à lui que parce qu’il la regardait comme une main victorieuse qui venait enfin rompre les liens qu’il aimait encore ». — « J’avais trouvé une perle », s’écrie-t-il éloquemment, « et maintenant qu’il fallait vendre mes biens, c’est-à-dire faire des sacrifices pour l’acheter, je n’en avais pas le courage ».

Agité, indécis, pressé par sa mère, harcelé par sa conscience, Augustin se résolut enfin à aller consulter un saint prêtre, nommé Simplicien, dont la belle vie l’avait depuis longtemps frappé.

C’était un de ces vieillards vénérables comme on en rencontre sans cesse dans le sein de l’Eglise, qui, passés d’une jeunesse chaste à un âge mûr plus chaste encore, et bénis par Dieu d’une verte vieillesse, présentent aux hommes, qui s’inclinent en les rencontrant, une image vénérable de la paix et de la sérénité dans la vertu. Les jeunes gens troublés par les orages des passions aiment à s’approcher de ces neiges tranquilles et à se calmer auprès d’elles.

Augustin vint donc confier à Simplicien les troubles de sa vie et les secrètes faiblesses qui l’arrêtaient maintenant, non plus en présence de la lumière, mais en présence de la vertu.

Le bon vieillard le reçut avec un doux sourire, écouta sans étonnement le récit de ses égarements, et le félicita de ce qu’au lieu d’ouvrir ces livres athées et matérialistes qui dégradent l’âme, il s’était attaché à l’étude de Platon et de Socrate, qui élèvent l’esprit et le cœur. Simplicien, comme tous les vieux prêtres, avait beaucoup connu les hommes. Il était intimement lié, non seulement avec saint Ambroise, qu’il avait dirigé dans sa jeunesse et auquel même il avait donné le saint baptême, mais avec un grand nombre de philosophes, de poètes, de rhéteurs romains, et en particulier avec Victorin, celui-là même qui avait traduit les œuvres de Platon, qu’étudiait en ce moment Augustin. Comme tous les vieillards, aussi, Simplicien aimait à conter, et, habile à manier les esprits, il savait cacher adroitement une leçon dans une histoire.

Voyant donc auprès de lui ce jeune homme d’un si grand esprit, d’un si noble caractère, déjà illuminé de la grâce, mais qui hésitait encore à s’y livrer, il profita avec finesse du nom de Victorin, que celui-ci venait de prononcer ; et après avoir dit qu’il avait connu autrefois à Rome cet homme éloquent, voulant montrer indirectement à Augustin le chemin du courage et de l’honneur chrétien, il lui en conta l’histoire à peu près en ces termes :

« Victorin s’était illustré dans la même carrière que suivait Augustin. Professeur d’éloquence, il avait vu au pied de sa chaire non seulement toute la jeunesse romaine, mais une foule de sénateurs ; il avait traduit, expliqué, enrichi de lumineux commentaires, les plus beaux livres de la philosophie antique, et à force d’éloquence il avait obtenu, honneur rare en tout temps, une statue sur le Forum. Quand il eut épuisé ainsi l’étude de tous les chefs — d’œuvre de l’esprit humain, il lui vint l’idée d’ouvrir les saintes Ecritures ; il les lisait avec attention, puis il disait à Simplicien, mais en secret et dans l’intimité, comme à un ami : “Sais-tu que me voilà chrétien ?” — “Je ne le croirai”, répondait Simplicien, “que quand je te verrai dans l’église du Christ”. Et Victorin disait en riant et avec ironie : “Sont-ce donc les murailles qui font le chrétien ?” Au fond, il avait peur de déplaire à ses amis, et il craignait que de ces sommets de grandeur humaine et toute-puissante, de ces cèdres du Liban que Dieu n’avait pas encore brisés, ne roulassent sur lui d’accablantes inimitiés.
En attendant, il continuait à lire ; il priait beaucoup, et, puisant plus profondément dans les saintes Ecritures, il sentit naître en lui le courage et la force. Vint un jour où il eut plus peur d’être désavoué par Jésus Christ que moqué et méprisé par ses amis, et, tremblant de trahir la vérité, il se rendit chez Simplicien et lui dit : “Allons à l’église, car je veux être chrétien”. Rome fut remplie d’étonnement, et l’Eglise tressaillit de joie. Quand le moment fut arrivé de faire sa profession de foi en présence de tous les fidèles, on proposa à Victorin de la réciter en particulier, comme on en use vis-à-vis des personnes qu’une solennité publique intimide. Mais il refusa énergiquement, et il monta courageusement sur l’ambon. Dès qu’il y apparut, son nom, répandu de rang en rang par ceux qui le connaissaient, éleva dans l’assemblée un murmure de joie. Et la voix contenue de l’allégresse générale disait tout bas : “Victorin Victorin !” Le désir de l’entendre ayant promptement rétabli le silence, il prononça le Symbole avec une admirable foi, et tous les fidèles qui étaient là, consolés par un tel courage, eussent voulu le mettre dans leur cœur. Leur joie et leur amour étaient comme deux mains avec lesquelles ils l’y plaçaient en effet.
Depuis lors, continua Simplicien, en donnant à chacune de ses paroles un accent plus pénétrant, depuis lors ce vieillard illustre se fit une gloire de devenir enfant à l’école de Jésus Christ. Il se laissa humblement allaiter par la sainte Eglise, et il mit avec joie sous le joug ignominieux de la croix, une tête qui avait porté tant de couronnes. Julien l’apostat ayant peu après défendu aux chrétiens d’enseigner les lettres, il ferma ses lèvres éloquentes, et couronna sa vie par le plus beau et le plus douloureux de tous les sacrifices ».

Cet exemple, si bien choisi, et qui convenait si parfaitement à la position d’Augustin, le remua jusque dans les entrailles. Il sortit enthousiasmé, se reprochant sa faiblesse, s’indignant de sa lâcheté, et il rentra dans sa maison, où sa mère l’attendait en priant, décidé à en finir cette fois et à imiter Victorin. « Ô mon Dieu », s’écria-t-il dans une sorte de transport, « venez à mon aide ! Agissez, Seigneur, faites ; réveillez-moi, rappelez-moi ; embrasez et ravissez soyez flamme et douceur aimons, courons ».

Mais, hélas ! cette chaîne qu’Augustin traînait depuis un si grand nombre d’années était plus lourde qu’il ne se l’était d’abord imaginé. Dès qu’il y porta la main, il se sentit incapable de la briser. Il ne disait pas non. Il n’avait pas le courage de dire oui.

« Cette suite de corruptions et de désordres », dit-il, « comme autant d’anneaux enlacés les uns dans les autres, formait une chaîne qui me rivait dans le plus dur esclavage. J’avais bien une volonté de servir Dieu d’un amour élevé et chaste, et de jouir de lui seul ; mais cette volonté nouvelle, qui ne faisait que de naître, n’était pas capable de vaincre l’autre, qui s’était fortifiée par une longue habitude du mal. Ainsi j’avais deux volontés : l’une ancienne, et l’autre nouvelle : l’une charnelle, et l’autre spirituelle et ces deux volontés combattaient en moi, et ce combat déchirait mon âme ».

En attendant, il tâchait de calmer sa conscience, et quand celle-ci lui criait qu’il fallait se décider, il ne savait que lui répondre comme un homme endormi et paresseux. « Tout à l’heure, laissez-moi un peu encore un petit instant ». Mais ce tout à l’heure ne venait jamais, et ce petit instant durait toujours.

Sur ces entrefaites, un ancien ami d’Augustin, nommé Potitien, vint lui rendre visite. L’un et l’autre étaient d’Afrique, où ils s’étaient autrefois intimement connus. Seulement, pendant qu’Augustin avait suivi, dans l’erreur et dans l’oubli de Dieu, la longue et triste route que nous avons essayé de décrire, Potitien était resté fervent chrétien, et il habitait Milan, où il avait, à la cour de l’empereur, un des premiers emplois militaires. Sainte Monique avait été heureuse de le retrouver en Italie, et d’introduire dans la société d’Augustin, d’Alype, de Nébridius, de tous ces jeunes gens flottants dans la foi, une âme si bien trempée, que ni la guerre, ni la cour n’avaient pu la faire hésiter un instant.

Ce jour-là, en causant avec Augustin et Alype, Potitien aperçut sur une table de jeu un livre. Il l’ouvrit machinalement, comme il arrive quand on est occupé à causer ; il croyait trouver un Cicéron ou un Quintilien. C’étaient les Epîtres de saint Paul. Un peu surpris, il regarda Augustin en souriant ; et celui-ci lui ayant avoué que depuis quelque temps il lisait la sainte Ecriture avec la plus grande attention et le plus grand charme, la conversation prit d’elle-même une tournure tout à fait chrétienne.

 

Bamberger Apokalypse – Staatsbibliothek Bamberg Msc.Bibl.140 / Reichenau, circa 1010

 

Potitien avait beaucoup voyagé. Il connaissait les Gaules, l’Espagne, l’Italie, l’Afrique, l’Egypte, et il les connaissait en chrétien c’est-à-dire que partout il avait étudié les merveilles qu’opérait la vraie foi dans l’Eglise. Il lui raconta la conversion de quelques grands de la cour de Maxime, par la lecture de la vie de saint Antoine, et lui apprit ensuite les merveilleux exercices de pénitence de ce grand anachorète, et d’une multitude innombrable de moines qui vivaient sous ses Règles. Ce récit le toucha si puissamment, qu’il résolut d’embrasser le même genre de vie et de se retirer tout à fait du monde. Mais, comme ses mauvaises habitudes étaient très fortes, il se fit en lui un étrange combat entre l’esprit et la chair ; et le démon, se voyant sur le point de perdre cette grande proie, employa tous ses artifices et toutes ses forces pour se la conserver.

Il décrit lui-même cet état de peine où il était réduit : « L’ennemi », dit-il, « tenait ma volonté liée avec la corde qu’il avait tissée pour me traîner car la mauvaise volonté avait produit de mauvais désirs, et ces désirs n’ayant pas été étouffés, le mal était passé en coutume, et la coutume enfin, faute de lui avoir résisté, était devenue une dure nécessité. La chaîne de mon malheur était composée de ces anneaux, et me tenait dans une étroite captivité ; cette nouvelle volonté, que je sentais de vous servir, ô mon Dieu, et qui commençait à se former dans mon cœur, n’était pas assez forte pour supplanter la première, qui, par une habitude invétérée, s’étant rendue la plus puissante et la maîtresse, avait plus de force contre moi et me conduisait où je ne voulais pas. Mais comme j’étais toujours attaché à la terre, je refusais toujours de vous suivre lorsque vous m’appeliez, et je n’avais pas moins d’appréhension de me voir délié de ces liens, que les personnes fidèles ont de joie de ne point s’y voir engagées. J’allais doucement, chargé de ce fardeau du siècle, comme si j’eusse été en repos, et les pensées que j’avais de changer de vie ressemblaient aux assoupissements de ceux qui dorment et qui ont envie de s’éveiller, mais qui, par la pesanteur du sommeil, retombent sur l’autre côté et continuent de dormir ». — « Etant », dit-il ailleurs, « en cette maladie, je m’accusais de lâcheté, et, me roulant dans la chaîne que je traînais, pour tâcher de rompre le peu qui en restait, et qui était encore assez fort pour me retenir, je me disais à moi — même : Allons, faisons-le maintenant, que ce soit tout à cette heure. Aussitôt je m’y portais et je le faisais à demi, mais sans pouvoir achever. Je ne retournais plus aux choses passées, mais je m’en tenais bien près, et je respirais un peu. Je revenais une autre fois, avec de nouvelles forces, j’y arrivais presque et je le touchais ; bien qu’en effet, par ma faiblesse, je ne fisse ni l’un ni l’autre. La coutume du mal avait plus de force sur moi que le désir du bien que je voulais embrasser. Et plus le temps de ma correction approchait, plus je craignais son arrivée, parce que les vanités de ma jeunesse, et les délices que j’avais goûtées, me tirant comme par la robe, me disaient d’un air tendre : Quoi, Augustin, nous voulez-vous donc quitter ? Faudra — t-il que, désormais, nous ne soyons plus avec vous, et tout ce que vous aimiez, avec tant dé passion, vous soit interdit pour toujours ? Je les écoutais de loin, non plus moi, mais la moindre partie de moi-même ; car, n’osant plus s’adresser à moi, par guerre ouverte, elles ne faisaient que me suivre à la piste et murmuraient pour me faire tourner les yeux de leur côté. Elles ne laissaient pas de me troubler par leurs importunités, parce que j’étais paresseux à me défaire d’elles. Je ne voulais pas aller où elles m’appelaient, parce que, au chemin que je voyais devant moi, et par où je craignais de passer, je découvrais de loin la sainte majesté de la continence avec un visage vermeil et une gravité ravissante, qui, me flattant dans ma crainte avec une douceur pleine de modestie, me conviait de venir hardiment à elle. Elle me montrait une multitude innombrable de filles, de jeunes hommes, de chastes veuves et de femmes continentes dont la pureté n’était pas stérile, mais féconde et mère des véritables joies ; et, se moquant de moi, elle me disait d’un regard agréable : Est-ce que tu ne saurais faire ce que toutes ces personnes ont fait si généreusement ? Penses-tu qu’elles l’ont exécuté d’elles — mêmes et sans le secours de la grâce de Dieu ? C’est en lui et par lui qu’elles ont pu tout ce qu’elles ont fait et tout ce qu’elles font. Ne t’appuie donc plus sur tes propres forces, mais jette-toi courageusement, et sans délibérer davantage, entre les bras de ton Dieu, il te recevra et te sauvera. Je rougissais de honte d’entendre encore la voix de mes folies passées, et, comme je demeurais rêveur et pensif, elle me disait : Bouche tes oreilles à toutes ces pensées sales et déshonnêtes, et mortifie les membres qui les excitent en toi. Les plaisirs qu’elles te représentent n’approchent pas de ceux que l’on goûte dans la loi du Seigneur. Voilà le combat qui se passait dans mon cœur, de moi-même contre moi-même ».

Ce sont les propres termes avec lesquels ce saint Docteur explique les difficultés qu’il avait de se donner tout à Dieu ; mais enfin, la Providence, qui l’avait destiné à être un jour la lumière éclatante de l’Eglise, le prit par la main et le tira du bourbier où il était. Ce fut d’une façon extraordinaire qu’il expose en ces termes :

« Après que j’eus condensé ainsi, par une profonde méditation, et mis devant mes yeux toute l’étendue de ma misère, je sentis s’élever dans mon cœur un affreux orage chargé d’une pluie de larmes. Pour le laisser éclater tout entier, je me levai et m’éloignai d’Alype. J’avais besoin de solitude pour pleurer plus à mon aise je me retirai donc assez loin et à l’écart, pour n’être pas gêné, même par une si chère présence. Alype le comprit ; car je ne sais quelle parole m’était échappée d’un son de voix gros de larmes. J’allai me jeter à terre sous un figuier, et ne pouvant plus retenir mes pleurs, il en sortit de mes yeux comme un torrent. Et je vous parlai, sinon en ces termes, au moins en ce sens. Eh jusques à quand, Seigneur, jusques à quand serez-vous irrité ? Ne gardez pas souvenir de mes iniquités passées. Car je sentais qu’elles me retenaient encore. Et c’est ce qui me faisait ajouter avec des sanglots : Jusques à quand ? jusques à quand ? Demain ! demain ! Pourquoi pas à l’instant ? pourquoi pas sur l’heure en finir avec ma honte ?
Et tout à coup, pendant que je parlais de la sorte, et que je pleurais dans toute l’amertume d’un cœur brisé, j’entends sortir de la maison voisine comme une voix d’enfant ou de jeune fille, qui chantait et répétait ces mots : « Prends, lis ! prends, lis ! »
« Je m’arrêtai soudain, changeant de visage », continue saint Augustin, « et je me mis à chercher avec la plus grande attention si les enfants, dans quelques-uns de leurs jeux, faisaient usage d’un refrain semblable. Mais je ne me souvins pas de l’avoir jamais entendu. Alors, comprimant le cours de mes larmes, sûr que c’était là une voix du ciel qui m’ordonnait d’ouvrir le livre du saint apôtre Paul, je courus au lieu où était assis Alype, et où j’avais laissé le livre. Je le prends, je l’ouvre, et mes yeux tombent sur ces paroles, que je lis tout bas Ne vivez pas dans les festins, dans les débauches, dans les plaisirs et les impuretés, dans les jalousies et les disputes mais revêtez-vous de Jésus-Christ, et ne cherchez plus à contenter votre chair, selon les plaisirs de votre sensualité. Je n’en voulus pas lire davantage, et aussi qu’était-il besoin ? car ces lignes étaient à peine achevées, qu’il se répandit dans mon cœur comme une lumière calme qui dissipa pour jamais toutes les ténèbres de mon âme.
Alors, ayant laissé dans le livre la trace de mon doigt ou je ne sais quelle autre marque, je le fermai, et, d’un visage tranquille, je déclarai tout à Alype. Lui, de son côté, me découvrit ce qui se passait en son âme, et que j’ignorais. Il désira voir ce que j’avais lu. Je le lui montrai ; et, lisant plus loin que moi, il recueille ces mots que je n’avais pas remarqués : Assistez le faible dans la foi ; ce qu’il prend pour lui. Et, fortifié par cet avertissement, plus prompt à revenir à la foi, à cause de la pureté de ses mœurs, il se joint à moi, et nous courons à ma mère ».

La conversion d’Alype qui, par amitié pour Augustin, s’était écarté de la foi, sans mener une vie immorale, augmenta de beaucoup son bonheur. Ils allèrent l’un et l’autre trouver Monique, et lui racontèrent tout ce qui s’était passé. Quelle ne fut pas la joie de cette pieuse mère, lorsqu’elle apprit que non seulement son fils avait résolu de vivre selon les préceptes de l’Evangile, mais encore qu’il voulait en suivre les conseils et en pratiquer les instructions les plus rigoureuses.

Pour se disposer au baptême, il résolut de s’éloigner du monde mais, comme il ne restait plus que vingt jours jusqu’aux vacances, il attendit ce temps par prudence et par modestie, pour ne pas quitter avec éclat sa chaire de rhétorique. Dès que ce terme fut échu, il se retira à Cassiacum, dans une maison des champs, que Vérécundus, citoyen de Milan, lui offrit, et mena avec lui sainte Monique, son fils Adéodat ou Dieudonné, Navigius et Alype. Ce fut dans cette retraite qu’il composa, quoique catéchumène, les livres contre les Académiciens, qui faisaient profession de douter de tout, les livres de l’Ordre, de la Vie bienheureuse, de l’Immortalité de l’âme et les Soliloques, deux colloques et amoureux entretiens que son âme avait avec Dieu, où il goûtait des délices si purs et recevait des consolations si abondantes, qu’il faudrait les expérimenter soi-même pour en parler. Il y fut tourmenté pendant quelques jours par une si cruelle douleur de dents, que, voulant implorer les prières de ses amis, et ne pouvant leur parler, il fut contraint d’écrire son intention sur des tablettes de cire ; ses amis n’eurent pas plus tôt fléchi les genoux pour faire oraison, qu’il se sentit soulagé, et se vit en peu de temps délivré de ce tourment. Il écrivit à saint Ambroise, pour le prier de lui marquer quel livre de l’Ecriture il devait lire pour se disposer à la grâce du baptême. Le saint évêque lui conseilla de commencer par le prophète Isaïe, qui parle plus ouvertement que les autres de la vocation des Gentils et des mystères du christianisme. Mais Augustin, en ayant lu le premier chapitre, et ne le comprenant pas à son gré, remit cette lecture jusqu’à ce qu’il fût mieux versé dans l’étude des saintes lettres.

Enfin, cinq mois s’étaient écoulés, le jour heureux auquel il devait recevoir le saint baptême arriva. Il se rendit à Milan, accompagné d’Evodius, d’Alype, de Pontitien, de Simplicius, de Faustin, de Valère, de Candote, de Juste et de Paulin, tous ses amis ou ses parents, qui devaient être baptisés avec lui. Saint Ambroise eut une joie indicible de voir cette troupe d’élite, dont saint Augustin était le chef, qu’il allait acquérir à l’Eglise et dont il devait être le père selon l’esprit. Il les baptisa tous de sa propre main, en présence d’une foule immense et la veille de Pâques de l’an 387, dans la nuit du 24 au 25 avril. La tradition commune est que saint Ambroise, dans cette cérémonie, ayant chanté les premières paroles du célèbre Cantique (le Te Deum) dont l’Eglise se sert pour rendre à Dieu les actions de grâces, saint Augustin lui répondit, et qu’ils le continuèrent alternativement jusqu’à la fin, selon que le saint Esprit le leur inspirait. Outre la robe blanche qu’il reçut de saint Ambroise, selon la coutume de l’Église, en signe de la pureté et de l’innocence qui est conférée au saint Baptême, il reçut aussi un habit noir (soit que ce fût en même temps, ou seulement huit jours après), pour montrer qu’il embrassait les rigueurs de la vie religieuse, et qu’il voulait expier, par le feu de la pénitence, les taches dont il venait d’être lavé par les eaux salutaire de la grâce. Le bienheureux Simplicien, qui partageait avec saint Ambroise la gloire de la conversion d’Augustin, lui donna une ceinture de cuir pour le distinguer des autres ermites.

On ne peut exprimer la joie que tous les fidèles eurent de cette conversion. On l’avait regardé jusqu’alors comme un autre Saul, persécuteur de l’Église ; car son esprit et sa science l’avaient rendu si redoutable, que l’on dit même que saint Ambroise fit ajouter aux Litanies publiques, qui se chantaient de son temps et dont quelques auteurs assurent avoir vu des copies A logica Augustini, libera nos, Domine ; « Seigneur, délivrez-nous de la logique d’Augustin » ; mais, comme on le voyait devenu un autre Paul, défenseur de l’Eglise, on entendait de toutes parts des actions de grâces à Dieu, pour avoir d’un si grand pécheur fait un docteur si merveilleux. Monique, cette mère jadis si désolée, voyant enfin ce fils de ses larmes et de sa douleur dans le sein de la religion catholique, humble, dévot, chaste, religieux, et de lion furieux devenu doux comme un agneau, Monique donnait mille bénédictions au ciel, et remerciait de tout son cœur la miséricorde de Dieu d’avoir enfin exaucé ses prières.

 


 

Les Petits Bollandistes. Vies des Saints. Septième édition, tome dixième, p. 279-314, Bloud et Barral, libraires, Paris, 1876
Version électronique disponible sur le site des Vrais Chrétiens Orthodoxes Francophones

 


 

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