Catéchèse, Orthodoxie

La place du bienheureux Augustin dans l’Église Orthodoxe – I – La controverse sur la Grâce et le libre-arbitre

30 septembre 2020

Par l’action providentielle de Dieu, l’Église Orthodoxe, de nos jours, est revenue en Occident qui l’avait quittée il y a 900 ans. Essentiellement le travail inconscient des émigrés des pays orthodoxes au départ, ce mouvement s’est avéré par la suite une grande opportunité pour les peuples occidentaux eux-mêmes : en quelques décades, ce mouvement de conversion de l’Occident à l’Orthodoxie s’est accru et est devenu actuellement un phénomène commun.

Saint Parasceve Piatnisa, saint Grégoire le Théologien, saint Jean Chrysostome et saint Basile le Grand, XVIe siècle. Détail

L’ Orthodoxie a ainsi graduellement planté ses nouvelles racines en Occident, elle y est devenue une nouvelle fois « indigène » pour ces contrées occidentales, les nouveaux convertis redécouvrent tout naturellement l’héritage orthodoxe occidental des débuts, et tout particulièrement celui des Saints et des Pères des premiers siècles du Christianisme qui, pour la plupart, ne sont en rien inférieurs à leurs contemporains vivant en Orient à la même époque, et qui tous respirèrent l’air et dispensèrent le parfum du véritable Christianisme perdu plus tard si tragiquement par l’Occident. L’amour et la vénération de l’Archevêque Jean Maximovitch (†1966, glorifié en 1994 par l’Église Orthodoxe Russe Hors-Frontières) pour ces saints occidentaux a puissamment contribué à réveiller l’attention qu’on leur porte et a facilité leur “réintégration” dans le domaine commun de l’Orthodoxie, comme il en était à leur époque.

Pour la plupart des saints occidentaux, cela n’a jamais posé de problème; la redécouverte de leurs écrits et de leur vie le confirme. Quelle joie tout simplement pour les chrétiens orthodoxes de réaliser que l’esprit du Christianisme oriental habitait totalement ces saints et remplissait alors une si grande part de l’Occident. Vraiment, cette redécouverte présage bien du développement continu d’une Orthodoxie saine et équilibrée en Occident.

Mais, concernant quelques-uns des Pères occidentaux, il y eut certaines « complications », liées surtout aux disputes dogmatiques des premiers siècles chrétiens. L’appréciation de ces Pères a différé entre l’Orient et l’Occident et pour les chrétiens orthodoxes, il est essentiel de connaître à leur égard le point de vue orthodoxe et non pas celui plus tardif du Catholicisme romain.

En Occident, le plus éminent de ces Pères « controversés » est, sans l’ombre d’un doute, le Bienheureux Augustin, Evêque d’Hippone en Afrique du Nord. Considéré en Occident comme l’un des Pères de l’Eglise les plus importants, et comme suprême « Docteur de la Grâce » il a toujours été regardé avec quelques réserves par l’Orient. De nos jours, surtout parmi les occidentaux convertis à l’Orthodoxie, deux tendances extrêmes et opposées se manifestent à son égard. Pour l’une, influencée par l’estimation du Catholicisme romain, Augustin revêt comme Père de l’Eglise une importance bien supérieure à celle que l’Orthodoxie lui a accordée dans le passé; tandis que la seconde préfère sous-estimer sa qualité d’orthodoxe, certains même allant jusqu’à le qualifier d’« hérétique ». Ces deux tendances sont occidentales et n’ont pas de racine véritable dans la tradition orthodoxe. Le regard de l’Orthodoxie sur lui, tel qu’il a prévalu constamment au cours des siècles chez les Saints Pères orientaux et également, (pour les premiers siècles) occidentaux, ne tombe dans aucun de ces deux extrêmes, mais constitue une appréciation équilibrée qui prend en considération aussi bien sa grandeur indiscutable que ses erreurs.

Dans ce qui suit, nous établirons un bref résumé de l’évaluation orthodoxe du Bienheureux Augustin, mettant en lumière l’attitude à son égard de plusieurs Pères saints, et nous n’entrerons dans le détail de ses enseignements controversés que lorsque cela sera nécessaire pour éclaircir la position orthodoxe envers lui. Cette étude nous permettra également de caractériser plus généralement l’approche orthodoxe de ces figures « controversées ». Lorsque les dogmes orthodoxes sont directement attaqués, l’Eglise Orthodoxe et ses Pères ont toujours répondu immédiatement et d’une manière décisive, avec des définitions dogmatiques exactes, en anathématisant ceux qui pensaient ou croyaient faussement; mais lorsque la matière de la controverse (même sur des sujets dogmatiques ) est une différence d’approche, voire une extrapolation, une exagération ou une erreur bien-intentionée, l’Eglise a toujours conservé une attitude modérée et conciliante. L’attitude de l’Eglise envers les hérétiques est une chose, son attitude envers les Pères saints qui semblent avoir erré sur tel ou tel point, en est une autre. C’est ce que nous allons voir plus en détail.

 


 

Anastasis (intitulée à tort Descente dans les Limbes), XVe siècle. Détail.

La controverse sur la Grâce et le libre-arbitre

 

La plus virulente des controverses autour du Bienheureux Augustin, à la fois durant et après sa propre vie, fut celle qui concerne la Grâce et la libre volonté. Sans doute, le Bienheureux Augustin fut-il conduit à une distorsion de la doctrine orthodoxe sur la Grâce par un certain surrationalisme qu’il possédait en commun avec la mentalité latine, à laquelle il appartient par culture sinon par le sang (« par le sang », car il était Africain et possédait ce quelque chose du « cœur » émotionnel des gens du midi). Le philosophe russe orthodoxe du XIXème siècle Ivan Kireievsky a bien résumé le point de vue orthodoxe sur ce fait qu’il considère comme un des côtés les plus déficients de la théologie du Bienheureux Augustin : « Aucun parmi les anciens ou modernes Pères de l’Eglise ne montre autant d’amour pour l’enchaînement logique des vérités que le Bienheureux Augustin…… Certains de ces ouvrages sont, en somme, une simple chaîne en acier de syllogismes, inséparablement joints anneau par anneau. Peut-être à cause de cela fut-il parfois emporté trop loin, ne remarquant pas l’œil interne unilatéral de sa pensée à cause de cette logique extérieure; si bien que lui-même, dans les dernières années de sa vie, réfuta certaines de ses premières énonciations » (1).

Concernant la doctrine de la Grâce en particulier, l’évaluation la plus concise de l’enseignement d’Augustin et de ses déficiences est peut-être celle de l’Archevêque Philarète de Tchernigov dans son manuel de Patrologie: « Lorsque les moines de Hadrumetum (en Afrique) faisaient remarquer à Augustin que, selon son enseignement, l’obligation de l’ascétisme et de l’auto-mortification ne leur était pas demandée, Augustin sentit la justesse de la remarque et commença à répéter plus souvent que la Grâce ne détruit pas la liberté humaine; mais une telle expression de son enseignement ne changea rien essentiellement à la théorie d’Augustin, et ses tout derniers ouvrages n’étaient pas en accord avec cette pensée. Ainsi, en tant qu’accusateur de Pélage, Augustin est sans aucun doute un grand Docteur de l’Eglise; mais dans la défense de la vérité, il n’était pas lui-même complet ni toujours fidèle à cette vérité. » (2)

Plus tard les historiens ont insisté sur les points de désaccord entre le Bienheureux Augustin et Saint Jean Cassien, contemporain en Gaule d’Augustin et qui dans ses célèbres Institutions et Conférences donna pour la première fois en latin la doctrine orientale complète et authentique de la vie monastique et spirituelle et fut le premier en Occident à critiquer l’enseignement du Bienheureux Augustin sur la Grâce. Toutefois, les historiens n’ont souvent pas suffisamment vu la profonde base d’accord qui existait entre eux deux. Certains historiens modernes (A. Harnack, O. Chadwick) ont essayé de corriger cette étroitesse d’esprit en montrant l’« influence » supposée d’Augustin sur Cassien; et ces observations, bien qu’elles soient également exagérées, nous rapprochent pourtant un peu plus de la vérité. Probablement Saint Cassien n’aurait-il pas parlé avec tant d’éloquence et si en détail sur la Grâce Divine si Augustin n’avait de son côté déjà enseigné son point de vue sur la question.

Mais la chose importante à garder en mémoire est que le désaccord entre Cassien et Augustin n’était pas un désaccord entre un Père orthodoxe et un hérétique (comme cela l’était par exemple entre Augustin et Pélage), mais celui de deux Pères orthodoxes qui divergeaient seulement quant aux détails dans leur présentation de la seule et même doctrine. Ensemble Saint Cassien et le Bienheureux Augustin enseignèrent la doctrine orthodoxe de la Grâce et du libre-arbitre contre l’hérésie de Pélage; mais l’un le fit avec la complète profondeur de la tradition théologique orientale, tandis que l’autre fut conduit à certaines distorsions dans le même enseignement, dues à son approche hyper-logique.

Chacun sait que le Bienheureux Augustin fut l’opposant le plus déclaré, en Occident, à l’hérésie de Pélage, qui niait la nécessité de la Divine Grâce pour le salut; mais peu semblent être conscients que Saint Cassien (dont les enseignements furent injustement présentés par les érudits catholiques-romains comme étant “Semi-Pélagiens”) fut lui-même un non moindre ennemi de Pélage et de sa doctrine. Dans son dernier livre, Contre Nestorius, Saint Cassien rapproche et relie très clairement les enseignements de Nestorius et Pélage (tous deux condamnés par le Troisième Concile Œcuménique d’Ephèse en 431) et les fustige tous deux d’une manière véhémente, accusant Nestorius de « tomber dans des impiétés si dangereuses et blasphématoires que tu sembles par ta folie surpasser Pélage lui-même, qui surpasse quasiment tout le monde en matière d’impiété » (Contre Nestorius, V.2).

Toujours dans ce livre, Saint Cassien cite en entier le document du presbytre pélagien Leporius d’Hippone dans lequel ce dernier reconnaît publiquement son hérésie; ce document, qui, note St Cassien, contient la « confession de foi de tous les Catholiques » contre l’hérésie de Pélage, fut approuvé par les évêques d’Afrique (Augustin inclus) et fut probablement rédigé par Augustin lui-même, personnellement responsable de la conversion de Leporius (Contre Nestorius, I, 5 -6). Dans un autre passage du même livre (VII, 27), Saint Cassien qualifie le Bienheureux Augustin comme étant l’une des principales autorités patristiques sur la doctrine de l’Incarnation (mais avec une qualification qui sera précisée plus bas). A l’évidence, dans la défense de l’Orthodoxie, et en particulier contre l’hérésie pélagienne, Cassien et Augustin étaient du même côté, c’est seulement par quelques détails dans leur défense qu’ils différèrent.

L’erreur fondamentale d’Augustin fut sa sur-évaluation de la place de la Grâce dans la vie chrétienne, et sa sous-évaluation de la place de la libre volonté. Il fut amené à exagérer, comme l’a bien montré l’Archevêque Philarète, par sa propre expérience de la conversion, jointe à son esprit latin hyper-rationnel, qui le poussèrent à vouloir définir cette question trop précisément. Cependant, Augustin ne nia pas vraiment pour autant la libre volonté; en fait, si on le questionnait, il était toujours prêt à la défendre et à censurer tous ceux qui « exaltent la Grâce jusqu’à nier la liberté du vouloir humain et, ce qui est plus grave, assurent qu’au jour du Jugement Dieu ne rendra pas à chaque homme selon ses actes » (Lettre 214 à l’abbé Valentinus de Hadrumetum). Dans certains de ses écrits sa défense du libre-arbitre n’est pas moins forte que celle de Saint Cassien. Dans son commentaire du Psaume 102 (v. 3 : Qui te guérit de toutes tes maladies), par exemple, Augustin écrit : « Il te guérira, mais tu dois vouloir être guéri. Il guérit entièrement même celui qui est infirme, mais pas celui qui refuse la guérison ».

En soi, le fait qu’Augustin fut lui-même un Père monastique de l’Occident, fondant sa propre communauté de moines et de moniales, et écrivant des règles monastiques influentes, montre avec certitude que, dans la pratique, il reconnut la signification de la lutte ascétique, impensable sans le libre vouloir de l’ascète. D’une manière générale, et tout spécialement lorsqu’il doit donner des conseils pratiques à des lutteurs chrétiens, Augustin enseigne, certes, la doctrine orthodoxe de la Grâce et du libre-arbitre, autant qu’il peut le faire dans les limites de son point de vue théologique.

Mais dans ses derniers traités, spécialement les traités anti-pélagiens qui prirent les dernières années de sa vie, lorsqu’il entame une discussion logique sur la question globale de la Grâce et du libre-arbitre, il tombe souvent dans une défense exagérée de la Grâce qui semble ne laisser qu’une toute petite place à la liberté humaine. Faisons ici une confrontation contrastée de son enseignement avec celui pleinement orthodoxe de Saint Jean Cassien:

Dans son livre Sur le Blâme et la Grâce, écrit en 426 ou 427 pour le moine Hadrumetum, le Bienheureux Augustin note : « Oserais-tu dire que, même lorsque le Christ prie pour que la foi de Pierre ne puisse tomber, elle serait quand même tombée si Pierre l’avait voulu faire tomber ? Comme si Pierre pouvait, d’une certaine manière, vouloir autrement que ce que le Christ avait souhaité pour lui » (ch.17). Il y a ici une exagération évidente, on sent que quelque chose manque dans la description augustinienne de la réalité de la Grâce et du libre-vouloir. Saint Jean Cassien, dans ces mots sur l’autre chef des Apôtres, Saint Paul, nous fournit cette « dimension manquante » : « Il dit : Et sa Grâce en moi ne fut point vaine, mais j’ai travaillé plus abondamment qu’eux tous, et encore pas moi, mais la Grâce de Dieu avec moi. (I Cor. 15:10). Lorsqu’il il dit j’ai travaillé, il montre l’effort du vouloir personnel, quand il dit encore pas moi, mais la Grâce de Dieu, il met en valeur la Divine protection; quand il dit avec moi, il affirme que la Grâce coopère avec lui lorsqu’il n’est pas paresseux ou inattentif, mais travailleur et produisant un effort. » (Conférences, XIII, 1)

La position de Cassien est équilibrée, mettant en lumière ensemble la Grâce et la liberté ; la position d’Augustin est unilatérale et incomplète, grossissant sans nécessité la Grâce et exposant ainsi ses propos à leur exploitation ultérieure par des penseurs qui ne réfléchissaient plus du tout en termes orthodoxes et pouvaient dès lors concevoir, comme les Jansénistes du XVIIe siècle, une « Grâce irrésistible » que l’homme est contraint d’accepter, qu’il le veuille ou non.

Une exagération semblable fut faite par Augustin au regard de ce que les théologiens latins appelèrent tardivement « la Grâce préventive », la Grâce qui « prévient » ou « vient avant » et inspire la venue de la foi chez l’homme. Augustin admet qu’il a lui-même parfois pensé de façon erronée sur ce sujet, avant son ordination comme évêque : « J’étais dans une erreur similaire, pensant que la foi, par laquelle on croit à Dieu n’est pas un don de Dieu, mais qu’elle est en nous par nous-mêmes, et que c’est par elle que nous obtenons les dons de Dieu, par elle que nous pouvons vivre avec tempérance, justesse et piété dans ce monde. Pour moi je ne réfléchissais pas que la foi était précédée de la Grâce de Dieu…mais ce à quoi nous avons dû consentir, lorsque nous fut prêché l’Evangile, j’ai pensé que cela venait de notre propre fait et nous arrivait de nous-mêmes. » (Sur la Prédestination des Saints – ch.7)

Cette erreur de jeunesse d’Augustin est en fait pélagienne, et le résultat d’une surrationnalité, dans la défense du libre arbitre, en en faisant quelque chose d’autonome, et non qui coopère avec la Grâce de Dieu; mais il attribue cela d’une manière incorrecte à Saint Jean Cassien (qui fut également à tort accusé en Occident d’enseigner que la Grâce de Dieu est donnée selon le mérite humain), et Augustin lui-même tomba ensuite dans l’exagération opposée qui consiste à attribuer tout, dans l’éveil de la foi, à la Grâce divine.
L’enseignement véridique de St Cassien, qui est l’enseignement de l’Eglise Orthodoxe, fut ressenti par la mentalité latine comme une sorte de mystification. C’est ce que nous voyons chez un compagnon du Bienheureux Augustin en Gaule, Prosper d’Aquitaine, qui fut le premier à attaquer Saint Cassien directement.

Ce fut à Prosper ainsi qu’à Hilaire (non pas Saint Hilaire d’Arles qui était en communion avec Saint Cassien) qu’Augustin envoya les deux tomes définitifs de son traité anti-pélagien, Sur la prédestination des Saints et Sur le don de Persévérance ; dans ces traités, Augustin critique les idées de Saint Cassien telles qu’elles lui furent sommairement présentées par Prosper. Après la mort d’Augustin en 430, Prosper devint le champion de son enseignement dans les Gaules, et son premier acte majeur fut d’écrire un traité Contre l’auteur des Conférences (Contra Collatorum), également connu sous le nom Sur la Grâce de Dieu et du Libre-Arbitre. Ce traité n’est rien d’autre qu’une réfutation point par point de la fameuse treizième Conférence de Saint Cassien, dans laquelle la question de la Grâce est traitée le plus en détail.

Dès les toutes premières lignes, il est clair que Prosper est profondément offensé que son maître ait été ouvertement critiqué en Gaule : « Il y en a certains assez audacieux pour affirmer que la Grâce de Dieu, par laquelle nous sommes Chrétiens, ne fut pas défendue correctement par l’évêque Augustin de sainte mémoire, et n’ont de cesse d’attaquer par des calomnies débridées ses livres contre l’hérésie pélagienne » (ch.1). Mais surtout, Prosper s’indigne de ce qu’il juge être une déconcertante « contradiction » dans l’enseignement de Saint Cassien; et sa perplexité à ce sujet (puisqu’il est un fervent disciple d’Augustin) nous révèle en quoi consiste l’erreur d’Augustin.

Prosper trouve que, dans une partie de sa treizième Conférence, Saint Cassien enseigne correctement à propos de la Grâce (et particulièrement sur la « Grâce prévenante »), tout juste comme le Bienheureux Augustin.

« Cette doctrine n’était pas, au début de la controverse, en désaccord avec la piété véritable, et n’aurait desservi qu’une juste et honorable approbation si elle n’avait pas, dans sa dangereuse et pernicieuse progression, dévié de sa rectitude initiale. Car, après l’exemple du fermier qui est pour lui l’image de celui qui vit sous la Grâce et dans la foi, et pour lequel le travail est stérile tant qu’il n’est pas aidé en toute chose par le secours divin, il a exposé la position vraiment catholique, disant : ‹ De cela on déduit clairement que le commencement non seulement de nos actes, mais encore de toutes nos bonnes pensées, vient de Dieu. Il est Celui qui nous inspire le commencement d’une sainte volonté et nous donne la puissance et la capacité d’obtenir ces choses que nous désirons légitiment › … A nouveau, plus loin, lorsqu’il a enseigné que tout zèle pour la vertu requiert la Grâce de Dieu, il a ajouté à juste titre : “De même que nous ne pouvons désirer toutes ces choses sans l’inspiration de Dieu, également elles ne peuvent en aucun cas sans Son aide être amenées à leur achèvement. » (Contra Collatorum, ch 2: 2)»

Puis, après ceci et d’autres citations semblables qui vraiment révèlent Saint Cassien comme un Docteur de l’universalité de la Grâce non moins éloquent que le Bienheureux Augustin (ce qui fait dire à certains qu’il fut influencé par Augustin), Prosper continue : «A ce point, par une sorte de contradiction obscure, il introduit une proposition qui enseigne que beaucoup viennent à la Grâce sans elle, et aussi que certains tirent des dons de leur libre arbitre le désir de chercher, de demander et de frapper à la porte…. » (ch. 2: 4) [C’est-à-dire qu’il accuse ici Saint Cassien d’être tombé dans l’erreur même que le Bienheureux Augustin reconnait avoir commise dans ses premières années]

« Ô Professeur catholique, pourquoi délaisses-tu ton devoir, pourquoi te tournes-tu vers l’obscurité ombrageuse de la falsification et quittes-tu la lumière de la vérité claire ?…De ta part il n’y a accord complet ni avec les catholiques ni avec les hérétiques. Ces derniers considèrent les commencements pour toute œuvre juste de l’homme, comme provenant de son libre-vouloir, tandis que nous (‹ catholiques ›, c’est-à-dire ‹ orthodoxes ›) croyons fermement que les origines des bonnes pensées jaillissent de Dieu. Tu as trouvé une troisième variante, informe, inacceptable à la fois pour les deux camps, par laquelle tu n’obtiendras jamais un accord quelconque avec les ennemis ni non plus ne conserveras une quelconque entente avec nous » (chapitres.2 : 5, 3 : 1).

C’est précisément cette “troisième variante informe” qui est la doctrine orthodoxe de la Grâce et du libre-arbitre, connue plus tard par le nom de synergie, c’est à dire la coopération de la divine Grâce et du libre arbitre humain, aucun d’entre les deux n’agissant indépendamment ou d’une manière autonome. Saint Cassien, fidèle à la plénitude de cette vérité, exprime parfois un côté de la question (la liberté humaine) et parfois l’autre (la divine Grâce); pour l’esprit hyper-rationnel de Prosper ceci est une « contradiction insondable ».

Saint Cassien enseigne : « Qu’est-ce qui nous est dit d’autre, à travers toutes ces citations des Saintes Ecritures, que l’affirmation à la fois de la Grâce de Dieu et de la liberté de notre volonté, parce que même si, de son propre chef, un homme peut être conduit à la quête de la vertu, il reste toujours dans la nécessité du secours du Seigneur ? » (Conférence, XIII,9). « Quoi dépend de quoi, voilà un problème considérable : précisément, Dieu est-il miséricordieux envers nous parce que nous avons présenté les prémisses de notre bon vouloir, ou recevons-nous ces prémisses parce que Dieu est miséricordieux ? Beaucoup, raisonnant d’une façon unilatérale et affirmant plus que de juste, sont pris dans de nombreuses erreurs contradictoires » (Conférences, XIII,11). « Car la Grâce et le libre-arbitre semblent certes être contraires l’un à l’autre, mais l’un et l’autre sont en harmonie. Et nous en concluons que, par piété, nous devons les accepter ensemble, de peur qu’en ôtant l’un ou l’autre à l’homme, nous apparaissions comme violateurs de la règle de foi de l’Eglise » (Conférences, XIII,11).

Quelle profonde et sereine réponse à une question à laquelle les théologiens occidentaux (et pas seulement le Bienheureux Augustin) n’ont jamais été en mesure de répondre correctement ! Pour l’expérience chrétienne et en particulier pour l’expérience monastique en fonction de laquelle parle Saint Cassien, il n’existe pas de « contradiction » du tout dans la coopération entre la Grâce et la liberté humaine; c’est seulement la logique humaine qui y trouve une « contradiction » lorsqu’elle essaye de comprendre cette question d’une manière trop abstraite et séparée de la vie. La manière même dont le Bienheureux Augustin, à l’opposé de Saint Cassien, exprime la difficulté de cette question, révèle la différence de profondeur dans leurs réponses.

Augustin reconnaît tout simplement que c’est « une question qui est très difficile et intelligible à peu de personnes » (Lettre 214, à l’abbé Valentinus de Hadrumetum ), indiquant par-là que, pour lui, c’est un puzzle intellectuel; tandis que pour Saint Cassien, c’est un profond mystère dont la vérité nous est démontrée par l’expérience de la vie. A la fin de sa treizième Conférence, Saint Cassien indique qu’il suit dans sa doctrine « tous les Pères de l’Eglise universelle qui ont enseigné la perfection du cœur non par de vaines disputes verbales, mais vraiment par leurs actes » (une telle référence à de « vaines disputes » est la critique la plus extrême qu’il s’autorise dans son débat avec l’éminent Evêque d’Hippone) ; et il conclut toute sa Conférence sur la « synergie » entre la Grâce et la liberté par ces mots :

« Si quelque autre subtile déduction de l’argumentation et du raisonnement humains semble s’opposer à cette interprétation, elle doit être évitée plutôt qu’être développée au détriment de la foi ; car le fait que Dieu œuvre dans toutes choses en nous et que pourtant toutes ces choses peuvent être imputées au libre-arbitre, voilà ce que ne peut saisir entièrement l’esprit et la raison de l’homme » (Conférences, XIII, 18).

 

Notes :
1) Du Caractère de la Civilisation Européenne, dans Œuvres Complètes de I. V. Kirievsky, Moscou, 1911 vol. 1, pages 188-189 (en russe)
2) Archevêque Philarète de Tchernigov, L’Enseignement Historique des Pères de l’Eglise, Saint Petersbourg, 1882, vol.3, pages 33-34.

 


Hieromonk Seraphim Rose, The Place of Blessed Augustine in the Orthodox Church, pp. 7-15, Saint Herman of Alaska Brotherhood, Platina, California, 1983
Traduit de l’anglais par Thierry Cozon
Version électronique disponible sur le site de La Voie Orthodoxe

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