11.
Dans les deux cas, on voit se dessiner nettement une première étape (de 1789 au mois d’août 1792, jusqu’au renversement du roi et au début de la Terreur ; de mars-octobre 1917 jusqu’au coup d’État bolchevique). Puis suit une seconde étape : jacobine en France (jusqu’en thermidor, c’est-à-dire juillet 1794) et bolchevique en Russie (hélas ! jusqu’à l’heure actuelle). Pour les besoins de la comparaison, nous n’en retiendrons que la première période, jusqu’en 1921.
On peut objecter à ce découpage que, en France, la frontière entre les deux étapes, sur le plan de l’atmosphère, du ton et sur le plan organisationnel, est plus nette en été 1793 (la défaite des girondins et l’entrée de Robespierre au Comité de salut public) ; en Russie, on trouve une sous-division semblable qui a pour frontière la période de janvier-juin 1918, après laquelle le cours de la révolution se durcit. La dispersion de notre Assemblée constituante (en janvier 1918) et les arrestations des cadets rappellent l’irruption des communards à la Convention le 31 mai 1793, qui exigent qu’on leur livre vingt-deux députés girondins. En six mois, le soviet des députés ouvriers perd également toute signification ; tous les socialistes en sont écartés, les derniers à partir étant les SR de gauche (sorte de variante des jacobins), écrasés en juillet 1918, alors que la terreur rouge est proclamée haut et fort. Il ne peut y avoir de correspondance parfaite, mais l’été 1793, comme l’été 1918 constituent un bond, une montée de la température révolutionnaire.
Dans l’ensemble, il est légitime de nommer et de comparer ces périodes jacobine et bolchevique première manière. Avant elles, le cours de la révolution est hésitant, fragile, perdu dans un océan de phrases fleuries, tandis que, avec elles, la révolution devient implacable et énergique. (La direction devenant également d’un dévouement, d’une énergie totale). De plus, dans les deux cas, la terreur est le fondement de la guerre en cours.
Cependant, il ne faut pas oublier dans ces comparaisons que l’imitation consciente fut très importante. Elle commença dans la période de février 1917, mais elle avait tout, alors, d’une enjolivure romantique (la « prise » de la forteresse,[1] la Marseillaise, les commissaires envoyés partout) ; tandis que les bolcheviques copiaient de façon pratique, en « hommes d’affaires », la dictature jacobine dans beaucoup de ses méthodes. Qu’il suffise de rappeler le mot célèbre d’Isnard (fin 1791) : « les preuves sont inutiles » — autrement dit, il suffît d’une plainte unilatérale, et même d’une dénonciation anonyme, pour traduire quelqu’un en justice. Beaucoup de manifestations de la dictature jacobine pourraient être lues comme des citations authentiques de bolcheviques. L’instruction de Robespierre à Saint-Just, au début de l’année 1794 : « L’essence de la République est de détruire tout ce qui s’oppose à elle. Les coupables sont ceux qui refusent la vertu. Les coupables sont ceux qui refusent la Terreur ». Ou encore ce principe édicté par Couton à la Convention, le 22 prairial (en été 1794) : « Toute formalité est un danger public. Le temps nécessaire pour le châtiment des ennemis de la patrie [chez nous on aurait dit « ennemis de la révolution »] ne doit pas excéder celui qui est nécessaire pour les identifier ». (Ce principe sera poussé plus loin par les bolcheviques que par les jacobins). Les accusés sont d’abord privés du droit à la défense, puis du droit d’objecter eux-mêmes aux accusations : « Les objections des accusés gênent le cours normal de la séance » ; les limitations du droit à la défense débouchent sur une totale impossibilité. Tout cela se retrouve dans les développements précoces du Goulag bolchevique. La forme même du tribunal est empruntée par les bolcheviques aux jacobins, mais elle est considérablement développée (par le nombre des tribunaux locaux, des tribunaux militaires, des tribunaux des chemins de fer, de la navigation fluviale, etc.). Aux jacobins les bolcheviques empruntent également l’accusation portée contre des groupes sociaux entiers. Parmi les premières mesures d’août 1792, on trouve celle-ci : tous les aristocrates et les prêtres, en bloc, sont déclarés comploteurs, les familles des émigrés deviennent des otages (quel mot familier !). Par exemple, en cas de trouble dans une commune, le prêtre de la paroisse est automatiquement emprisonné s’il n’a pas prêté serment au nouveau régime. Exactement comme on devient, en Russie, ennemi par sa seule appartenance aux « classes ennemies » (la noblesse, le clergé ou la « bourgeoisie »), ou tout simplement « suspect » et, pour tout cela, on peut être arrêté durant un temps indéfini, gardé comme otage, voire fusillé. On rencontre par exemple l’expression même de « surveiller les suspects », si familière pour nous qui connaissons les bolcheviques, dans l’instruction aux commissaires locaux du 9 nivôse de l’an II (29 décembre 1793). Et qui doit fournir des renseignements sur ces suspects ? Les « sociétés populaires » locales (ancêtres des « comités d’indigents » soviétiques ; les uns comme les autres furent dissous après avoir accompli leur œuvre sanglante).
Nous trouvons la même démesure dans les accusations des tribunaux, les mêmes fantasmagories, l’amalgame de ce qui ne va pas ensemble. Par exemple, en France, les accusations contre Hérault de Séchelles : partisan à la fois du duc d’Orléans, de Brissot, d’Hébert, de Dumouriez et de Mirabeau ! Chez nous, on trouve des comploteurs SR, cadets, gardes blancs, à la solde de la bourgeoisie anglo-française ou allemande, tout cela en même temps. Fillette encore, Cécile Renault est accusée de réitérer l’acte de Charlotte Corday : on l’expédie à la guillotine avec cinquante — trois « complices » qu’elle n’a jamais vus. Combien de « complots » inventés là comme ici ! L’ampleur de la terreur et son caractère inhumain sont les ressemblances déterminantes entre les deux dictatures. Y compris dans les détails techniques : Carrier avait déjà utilisé des barques qu’on envoyait par le fond dans la Loire ; il est vrai qu’elles étaient chargées de cadavres, tandis que les péniches bolcheviques sur la Volga, dans la mer Caspienne, dans la mer Blanche contenaient des centaines de vivants. Il est vrai aussi que les jacobins ne disposent que de la guillotine, tandis que les bolcheviques inaugurent tout de suite des camps de concentration massifs qui s’ajoutent aux condamnations à mort, dont l’ampleur est également infiniment plus grande qu’en France : des milliers et des milliers par mois, au lieu de soixante-cinq comme en France. Là comme ici, on trouve des masses de délateurs volontaires et un solide contingent de bourreaux, véritables ou banalisés. Là comme ici, la dénonciation devient une preuve d’esprit civique. (Même les membres de la Convention ne dormaient pas chez eux, par mesure de prudence, alors que le comité exécutif des soviets, après la purge des SR de gauche, ne craignait pas la terreur : pendant encore vingt années entières, la terreur bolchevique visa l’extérieur, la bande elle-même restant intacte). Naturellement on retrouve aussi la vénalité des commissions du tribunal en 1793-1794, comme de la tchéka en 1918-1921 : on libérait des condamnés contre de l’argent et des bijoux — évolution naturelle pour de vils assassins rapaces. En pratique, les uns comme les autres se livraient au pillage.
Et encore cette similitude de taille : c’est précisément sous les jacobins ou les bolcheviques (que ce soit une trouvaille spontanée ou un dessein génial) qu’on instaure la solidarité collective et sanglante de tous ceux qui ont trempé dans la révolution : les responsables des dénonciations, des massacres, des pillages en France, ainsi que les détenteurs d’assignats sur les biens confisqués de l’Eglise. Cette trouvaille apparaît encore plus nettement avec l’exécution de Louis XVI : elle prend un caractère public ostentatoire, les membres de la Convention votent nominalement, de telle sorte que la Révolution, comme tous ceux qui ont voté, coupe les ponts derrière elle. De ce point de vue, les bolcheviques se sont écartés du modèle : l’assassinat de Nicolas II et de sa famille est perpétré comme un acte de bandits, sans que l’on recherche une résonance publique ; il vise seulement à empêcher toute restauration du trône. Du reste, le Parti communiste n’avait nul besoin de renforcer sa solidarité collective au moyen de ce meurtre individuel, car cette solidarité était déjà suffisamment soudée par une multitude d’assassinats. (Et si l’exécution de Louis XVI fut le signal qui lança l’Europe contre la France, même si l’attaque fut molle, celle de Nicolas II fut un épisode parmi d’autres de la guerre civile, et n’eut pas d’autres conséquences).
On peut également comparer les procédés des pseudo-élections sur le mode jacobin ou bolchevique : des élections où l’on réélit pas, où les électeurs n’ont pas le droit d’avoir des rapports entre eux, de se concerter, voire même sont obligés de prêter un serment préalable, où ils jurent de leur haine des « ennemis » et certifient qu’ils n’ont pas de famille dans l’émigration… On trouve enfin des similitudes entre les individus. L’anémie quasi désincarnée de Robespierre rappelle la dévitalisation de Lénine (mais tous deux sont assez vifs pour fuir le danger : Robespierre en juillet 1791, après la fusillade du Champ de Mars, Lénine en juillet 1917, après l’échec de son soulèvement). Il est vrai que Robespierre agissait en quelque sorte sous l’hypnose de sa certitude d’avoir raison, tandis que pour Lénine ce n’était qu’une juste évaluation de la conjoncture politique et une possession par l’action.
Mais voici une différence de taille. Les jacobins ne visaient pas une destruction systématique de leur nation et du sentiment national ; chez eux, le mot « patriote », loin d’être interdit, était un fier synonyme du jacobin et du révolutionnaire. Lénine, par contre, disait : « Nous sommes des anti-patriotes », et les bolcheviques poursuivirent une destruction systématique de la conscience nationale russe (et aussi du « corps » russe, avec des millions de victimes), et il en fut ainsi jusqu’à ce que la menace hitlérienne devînt terrible et que l’Etat ne pût être sauvé que par le patriotisme russe. Cette différence s’explique en grande partie par le fait que la France, avec ses trente millions d’habitants, était un pays plutôt homogène sur le plan national, avec une conception très nette de la patrie unique, tandis que la Révolution russe (avec ses cent soixante-dix millions d’habitants) se déroulait dans un pays multinational et bigarré.
12.
Les parallèles et les similitudes prennent définitivement fin à partir de Thermidor. Pour la Révolution française, ce fut le point du retour, ce que la Révolution russe n’a jamais connu. Les journées de Kornilov (août 1917) constituèrent une faible et infructueuse tentative pour arrêter le cours de la révolution. L’idée que la NEP fût un Thermidor, alors qu’elle n’impliquait aucune retraite politique, n’est qu’une exagération hystérique des « vieux bolcheviques », c’est-à-dire des fanatiques et assassins de la guerre civile. Tout aussi hystérique est l’astuce de Trotski à propos de « thermidor stalinien ». En Russie, nous sommes restés aux mains du pouvoir communiste, qui s’est développé depuis déjà soixante — dix ans d’une façon linéaire, sur la base de notre extermination et de notre anéantissement massifs. En France, au contraire, Thermidor marque le début d’une évolution compliquée, en zigzag, avec des périodes où les sentiments antirévolutionnaires ont pu s’exprimer.
Mais cette rupture ne s’est produite que parce que Robespierre ne s’était pas doté d’une force militaire suffisante et bien soumise, que son Comité de salut public — sa police — était loin de valoir la tchéka, et que la Terreur de Robespierre avait de courtes pattes. Au moment décisif, il ne put qu’arpenter impuissant les bancs de la Convention, en appelant à un dernier soutien de la part du centre ou de la droite… Prévoyants comme des bêtes féroces, Lénine et Staline n’auraient jamais pu échouer de cette façon. Certes, Lénine n’avait pas perdu son temps en émigration, il avait suffisamment étudié l’expérience des révolutions précédentes. La Révolution française n’a jamais connu, dans aucune de ses péripéties, une entreprise aussi systématique, aussi ferme de prise du pouvoir que celle qui s’étale entre septembre 1917 et septembre 1918.
Cette idée d’un Thermidor « inévitable », qui fait partie d’un schéma d’imitation de la Révolution française, joua un mauvais tour aux socialistes russes (et à toute la Russie…). Ces derniers « savaient » que l’extrême-gauche (les bolcheviques) ne saurait se maintenir au pouvoir et qu’elle ne ferait qu’ouvrir la voie à la « contre-révolution », de sorte que tous les hommes de février se mobilisèrent sans cesse contre la « contre-révolution de droite », laissant les bolcheviques prendre le pouvoir derrière leur dos. Avec leur poigne de fer, les bolcheviques réussirent très bien, et s’emparèrent du pouvoir de façon irréversible, sans aucun « thermidor ».
Conséquence de Thermidor, il y eut bientôt en France un châtiment des bourreaux les plus récents et les plus éminents (mais seulement de certains d’entre eux), exigé par un mouvement populaire unanime. En URSS, au cours des soixante-dix dernières années, il n’y eut jamais aucune forme de châtiment, et c’est seulement par le caprice de la roue révolutionnaire qu’une partie des bourreaux tomba statistiquement dans le collimateur, lorsque l’élite des bolcheviques fut écrémée.
Mais Thermidor nous prouve aussi qu’un élan révolutionnaire aussi puissant qu’en France ne peut être liquidé par un seul coup d’État réussi. Thermidor retint la révolution dans sa marche, il ne l’arrêta pas, et les jacobins eurent pendant longtemps la vie dure. Il y eut ensuite une longue période d’oscillations et de coups d’État, ou répressions de coups d’États, de natures différentes : les révoltes des « ventres creux » le 13 vendémiaire (1795), le complot des babouvistes (1796), le coup d’État de fructidor (1797), celui du Directoire, le 22 floréal (1798), celui du 30 prairial (1799) et même à ce moment-là on exigea de rétablir le Comité de salut public, la guillotine, les otages et toutes les lois de la Terreur, et enfin le 18 brumaire de Bonaparte (8 novembre 1799). À noter que, dans toute cette chaîne de coups d’État, le corps législatif n’a jamais cessé d’exister, mais il n’a rien empêché. On alla même jusqu’à des perversions telles que la loi du 12 pluviôse 1798, selon laquelle les prérogatives des députés nouvellement élus devaient être confirmées par… les députés sortants !)
La venue de Bonaparte au pouvoir fut un recul suffisant par rapport à la Révolution dont personne ne voulait plus et, en même temps, ce ne fut pas une restauration de l’Ancien Régime, désormais impossible. Comme il n’y eut pas de thermidor en Russie, il n’y eut pas de Napoléon non plus (il est faux de chercher des ressemblances entre lui et Staline, si ce n’est dans leur habilité politique et leur cynisme). Nous ne connûmes pas non plus un fort développement de l’indépendance des généraux (comme en 1794-1795 en France), mais les Blancs eurent raison d’éviter instinctivement de rechercher à tout prix la restauration de l’Ancien Régime.
Mais, en France, les choses n’en restèrent pas là : même après Napoléon, nous trouvons encore deux révolutions (et pas des moindres), un grand coup d’État, et il fallut derechef parcourir tout le cycle : monarchie, république, coup d’État et empire — et à nouveau plusieurs types de républiques. Cela montre qu’une grande révolution est un processus séculaire, même lorsqu’elle progresse sans obstacle. Une poursuite implacable, incessante, de la révolution détruit un peuple, comme nous pouvons le voir en URSS. Quant aux tentatives d’arrêter cette marche, elles sont très difficiles et engendrent des crises récurrentes. Mais si la liberté a fini par s’instaurer en France, c’est bien grâce à ces retours en arrière. (Tout comme, récemment, en Espagne et au Portugal). Chez nous, il n’y a pas eu de retours en arrière sur le chemin de l’abîme — et il n’y a pas de liberté.
On peut constater à quel point le processus révolutionnaire est douloureux dans toutes ses variantes : les mœurs ébranlées ne retrouvent pas facilement une vie normale, mais engendrent des excès insensés, provocants et sinistres. Ainsi, pendant les années qui suivent Thermidor, nous pouvons observer des tourbillons de gaieté, des orgies qui vont jusqu’au sadisme, des danses sur la place de Grève ou dans des cimetières, des dépenses insensées, des jeux, un luxe effréné. (On peut constater un pâle reflet de ces phénomènes chez les nepmens soviétiques, ce qui montre une fois de plus les traits profonds et les limites de la nature humaine). Et en même temps, l’appauvrissement des masses, la faim, le désespoir. En URSS, ces phénomènes se sont étirés en un génocide intégral et séculaire de la population.
13.
Parmi les différences entre les deux révolutions, il faut signaler que le principe de la propriété privée fut toujours respecté au cours de la Révolution française, que Robespierre en proclama même le caractère sacré. Lorsqu’on dépossédait l’Eglise ou les émigrés, d’autres s’enrichissaient. Sur ce point, les bolcheviques furent beaucoup plus conséquents que les jacobins : la propriété privée fut maudite et piétinée en URSS, beaucoup d’individus furent pillés, y compris les paysans : on leur ôta toutes les récoltes, tout le matériel agricole, toute la terre. Formellement, cette propriété est revenue à l’État, mais cela n’enrichit nullement la nation, à cause de la gabegie et de l’incompétence des dirigeants. (Avec le temps, les bolcheviques s’habituèrent à se réserver une propriété confortable, présentée formellement comme une propriété d’État). Le sort des forêts fut également catastrophique : en France, par suite de la Révolution, elles furent vendues en propriété privée, et les destructions furent massives et rapides.
En URSS, cette tâche de destruction systématique de la richesse nationale fut réalisée de façon encore plus systématique par un État insensé. (Alors que c’est justement la propriété de l’État qui, dans un pays normal, peut sauver les forêts).
La Révolution russe a également ignoré cette veine de vertu standardisée qui eut cours sous Robespierre et, parmi les accusations politiques courantes, on ne trouve pas la dissolution des mœurs ou leur insuffisante pureté.
Les différences entre les caractères nationaux ont imprimé aussi leurs marques. Il n’y eut pas, en Russie, ce sentiment de jeu aristocratique et ce sarcasme par lesquels les nobles français brûlèrent leur premier hiver révolutionnaire. La Révolution française surpasse largement la nôtre par son éloquence et son sens du mot lapidaire, par ses accusations verbales et sanguinaires si impressionnantes. Nous n’avons pas connu de scènes aussi théâtrales que celle du bonnet phrygien affublé à Louis XVI (le 20 juin 1792), où le roi dut boire avec la plèbe, ou encore celle de l’irruption effrontée des prostituées et des harengères parisiennes à l’Assemblée constituante (le 4 octobre 1789), ou ces têtes et ces cœurs promenés en triomphe sur des piques dans les rues, en direction de la Convention ; le sabrage à vitesse lente des victimes (pour prolonger leurs souffrances), comme en France, en septembre 1792 ; ou les embrassades des députés qui venaient d’échanger des soufflets, et le nombre remarquable de suicides de ceux qui étaient menacés d’une condamnation à mort ; ou des scènes où (comme en Thermidor) des jeunes gens baisaient les pans de vêtements des responsables de la Terreur (Tallien, Fréron, Barras) qui les libéraient de terroristes encore plus nocifs ; et ce rôle si important du théâtre dans la vie politique de la capitale ; et des personnages politiques de sexe féminin aussi marquants que Madame Roland, Madame de Staël, Teresa Cabarrus et quelques autres. (Si l’on omet les femmes révolutionnaires russes de la période de F Ancien Régime). Sans doute n’aurions-nous pu avoir cet aide-cuisinier nommé Denault qui exigea publiquement pendant dix ans une médaille pour avoir décapité le commandant de la Bastille, pourtant déjà mis en pièces. (Cependant, il y eut chez nous des récompenses de ce genre, et plus tôt, mais on fit cela en douce).
Enfin, il ne serait pas sans intérêt de suivre les cas où les Russes ont franchement copié les Français : depuis l’idée fixe (à partir de 1904 et même avant) d’une Assemblée constituante dans le cadre de la monarchie ; depuis la Marseillaise des premières journées révolutionnaires en Russie ; depuis des comparaisons répétitives, dans les bouches et dans la presse, jusqu’aux commissaires doublant les commandants de l’armée, jusqu’aux réquisitions de vêtements et de bottes dans la population civile, ou la méthode des résolutions de l’armée, monotones et menaçantes (éprouvées lorsque Bonaparte s’apprêtait à réaliser son coup d’État de fructidor, en 1797). Peut-être la Constitution bolchevique de juillet 1918 répétait-elle un procédé utilisé par la Convention en 1793 : dans une période d’incertitude, adopter une Constitution mensongère, ineffective, pour désorganiser les adversaires. (Quant à la noyade des condamnés ou exécutés, nous l’avons déjà évoquée).
14.
Les nombreuses ressemblances évoquées ici sont d’autant plus édifiantes que les deux révolutions appartiennent à des périodes différentes de l’histoire humaine, qu’on ne saurait superposer intégralement.
Pourtant leur nature commune, allant de soi, réside en ceci que, si imprévisibles que soient les événements, la situation générale des pays et des peuples empire systématiquement. La révolution est toujours une maladie, un embrasement, une catastrophe. C’est une chute depuis de grands et nobles espoirs, depuis le caractère limité des tâches initiales, jusqu’à la ruine totale du pays, la famine généralisée, la dévaluation de l’argent, la chute de la production, la lassitude de la population, une indifférence écœurée et, pire, jusqu’à l’ensauvagement des mœurs, à l’atmosphère de haine généralisée, de l’envie effrénée, de la rapacité devant les biens d’autrui (les bolcheviques lui donnèrent une formulation très nette : « pillez ce qui a été pillé ! « ) ; à l’émergence des instincts les plus primitifs, à la dissolution du caractère national et à la corruption de la langue. Jusqu’à l’éclatement de la famille (la facilité des divorces unilatéraux), l’irrespect des aînés, de la mort et des obsèques. C’est l’écart entre les slogans prônant la liberté la plus illimitée et, ne disons pas la guillotine et les caves de la tchéka, mais du moins les députés du Parlement enfermés dans des cages métalliques (fructidor) et ensuite un État bien plus centralisé que celui d’Ancien Régime, tout cela dans un délai très court. Et aussi ce trait permanent : toute révolution regorge d’une concentration de personnages répugnants ; elle les fait pour ainsi dire monter du fond de la morale, elle les attire, les tire de leur néant et de leur diversité, elle en divinise même certains après leur mort (comme Marat ou Lénine), voire de leur vivant (Robespierre, Staline). La révolution ouvre enfin les béances dans des individus qui, sans elle, auraient eu une vie parfaitement honorable.
Une grande révolution entrouvre devant nous des profondeurs de l’être qu’il serait difficile de qualifier de purement physiques. Et que bien peu, à ce jour, ont tenté d’explorer.
[1] Allusion à la prise de la forteresse Pierre-et-Paul, qui copiait celle de la Bastille (NDT).
Traduction par Vl. Bérélovitch
Le messager orthodoxe — Revue de pensée et d’action orthodoxes, No. 111, II — 1989, Paris. p. 10-41
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