Chrysostome, Orthodoxie

Saint Jean Chrysostome – la fin d’une vie dédiée à Dieu / La persécution et l’exil II

25 janvier 2021

 

Arsace

La cabale triomphait ; mais, craignant toujours qu’une tardive résipiscence d’Arcadius vînt lui ravir le fruit de tant d’iniquités, elle se hâta de donner un évêque à Constantinople.



On mit les règles de côté, et, sans se préoccuper des canons de Sardique et de l’appel interjeté, sans élection préalable, dès le 26 juin, cinq jours tout au plus après le départ de Jean, Eudoxie fit consacrer et installer sur la chaire épiscopale, qui ne vaquait pas, l’archiprêtre Arsace, frère de l’ancien patriarche Nectaire. Vieillard plus qu’octogénaire, l’âge avait tout énervé chez lui, excepté l’ambition ; car, pour atteindre à celte dignité patriarcale, le rêve et la convoitise de sa vie entière, il ne recula ni devant le crime de l’intrusion, ni devant la prostitution de sa conscience, ni devant ses serments violés sans hésitation. Appelé, en effet, du vivant de son frère à l’évêché de Tarse, la patrie de leur famille, il l’avait refusé, non par modestie mais par calcul, pour être plus à portée de succéder à Nectaire, dont il attendait la mort avec impatience. Celui-ci perça l’intention, blâma l’ambitieux, et lui fit jurer qu’il renonçait pour toujours à l’épiscopat. Néanmoins l’élection de Chrysostome fut un chagrin pour Arsace. Il y vit l’anéantissement de ses espérances, et ne pardonna jamais au grand orateur d’occuper un poste auquel il avait songé pour lui-même. Aussi commença-t-il de bonne heure à saper son autorité, à lui créer des embarras et des résistances, à se mêler activement à toutes les intrigues ourdies contre lui. Antiochus et Séverien l’adoptèrent comme un allié fort utile, Eudoxie et la cour comme un instrument précieux. Il parut au conciliabule du Chêne, et non seulement il porta faux témoignage contre son évêque, mais il osa presser sa condamnation. Sa médiocrité arrogante avait donc un titre puissant aux faveurs de l’impératrice. Le trône pontifical fut la rémunération de ses hauts services ; et d’ailleurs, son parjure connu le mettait aux pieds de l’altière princesse, heureuse d’avoir devant elle, non plus un prélat redouté, mais un esclave complaisant et muet de tous ses caprices. Sous les dehors d’une politesse exquise et d’une piété mielleuse, Arsace cachait une âme hautaine, rongée d’envie, pleine de fiel, capable de se porter aux plus grandes violences. Esprit borné, sans culture, ne sachant pas dire deux mots en public, n’ayant d’autre talent que celui de l’intrigue et du mensonge, frivole malgré son grand âge, vieillard sans tenue et sans consistance, type ridicule de la fatuité en cheveux blancs, prenant l’entêtement et la colère pour la fermeté, d’une réputation douteuse, il devait à l’indulgence, dont il couvrait chez les autres les impuissances et les vices de sa propre nature, un certain renom de douceur et de bonté qu’il ne tarda pas à démentir. Chrysostome l’appelle un loup couvert d’une peau de brebis.

La masse des catholiques fidèles à la communion de Jean tint Arsace pour intrus, et avec raison ; car le pasteur légitime, frappe par une sentence inique et violemment arraché de son siège, avait fait appel à l’Église romaine, avant le jugement de laquelle il était défendu de pourvoir au remplacement d’un évêque, même justement condamné dans le concile de sa province. On était encouragé dans l’opposition, non seulement par les lettres de Jean où il traite Arsace de ravisseur et d’adultère, non seulement par celles du pape Innocent déclarant avec une autorité souveraine que personne n’a le pouvoir d’ordonner un nouvel évêque à la place d’un évêque vivant, mais encore par l’exemple des prélats de la Carie, de la Palestine, de la Phénicie, d’une partie de la Lycie, de la Thrace et de l’Asie, celui de Thessalonique, d’une foule d’autres en Orient et de tous ceux de l’Occident sans exception ; ces derniers ne voulurent jamais de la communion d’Arsace. Vainement le parti se mit en quête décomposer à l’intrus un troupeau d’adeptes ; il resta seul dans le temple avec les prêtres de la faction et les valets de la cour. Personne, dit Pallade, ne venait écouter son silence.

Les Joannites célébraient leurs synaxes tantôt dans une maison, tantôt dans une autre, quelquefois dans les champs, dans les bois. Tous les lieux leur semblaient bons pour prier en commun le Dieu de leur cœur, excepté les temples que souillait l’intrusion. L’orgueil du vieux Arsace n’y tint plus : il implora l’aide de la cour, et le pouvoir séculier fit avec bonheur une nouvelle irruption dans le sanctuaire. Une cohorte marcha, officiers en tête, sabre en main, contre une paisible réunion de femmes pieuses et d’hommes sans armes, occupés à chanter des hymnes sous la présidence d’un prêtre. Les enfants furent foulés aux pieds, les hommes chassés à coup de bâton, les femmes insultées et dépouillées de leurs manteaux, de leurs voiles, de leurs riches ceintures, de leurs bracelets d’or. De nouveaux prisonniers furent entassés dans les prisons déjà pleines, où plusieurs trouvèrent dans un air méphitique une prompte mort. Ces hideuses brutalités étaient applaudies à la cour et glorifiées comme des exploits ; mais les violences des oppresseurs profitaient à la cause des opprimés, et l’on s’attachait davantage au pontife absent en raison des efforts pour le rendre odieux. Et toutefois, la prudence commandait aux prêtres de Jean de ne plus exposer les fidèles à de si cruelles avanies. On supprima les grandes réunions qui attiraient l’attention de l’ennemi, et il n’y eut plus de synaxe générale que de loin en loin dans quelques endroits reculés de la ville ou de la campagne. On se contenta de se réunir par groupes furtifs dans de petits oratoires improvisés pour la circonstance, et l’on s’abstint plus que jamais de paraître aux assemblées schismatiques, en sorte que les églises vides semblaient porter le deuil du pasteur et pleurer leur veuvage.

 

Arrestations et supplices

La cour crut se venger en faisant revivre avec éclat l’affaire éteinte de l’incendie. Le préfet de la ville eut ordre de pousser la procédure avec la plus grande vigueur ; et certes il n’avait pas besoin d’y être excité, car, en sa qualité de païen, toute occasion d’humilier les adorateurs du Christ lui semblait une bonne fortune. Il se mit donc à l’œuvre et mena l’instruction avec un raffinement d’arbitraire et de violence qui rappelait les anciens proconsuls du polythéisme. Des vierges consacrées au service des pauvres et des autels, de pieux solitaires, des prêtres vénérés, des jeunes diacres, des dames de haut rang, des hommes considérables, mandés à son tribunal sans qu’il y eût contre eux ni charge ni soupçon, étaient soumis à un interrogatoire outrageant, attachés au chevalet, fouettés, déchirés avec les lanières et les crocs de fer, comme de vils malfaiteurs. Les riches s’en tiraient avec de grosses amendes, car l’avarice de la cour était sa pitié. Les Joannites, ne pouvant se montrer nulle part sans être insultés, fuyaient les thermes et l’agora et ne sortaient presque plus. Quelques-uns se retirèrent dans les montagnes, au milieu des ascètes, pour y attendre en paix des temps meilleurs ; plusieurs prirent le parti de quitter à jamais Constantinople et s’exilèrent volontairement dans de lointaines cités ; beaucoup vinrent chercher leur refuge à Rome, auprès du Pasteur des pasteurs, qui de son côté recueillait de leur bouche avec douleur les navrantes nouvelles qu’ils apportaient de l’Orient. La rage des Arsaciens dépassait tout ce qu’on pouvait attendre d’ennemis sans loyauté et sans cœur. Ni larmes ni sang ne pouvaient l’assouvir.

 

Eutrope et Tigrius

Au premier rang, parmi les nobles martyrs du devoir et de la fidélité à l’Église nous devons citer Tigrius et Eutrope. Ce dernier était un jeune lecteur de Sainte-Sophie, d’une naissance patricienne, d’un esprit élégant et orné, d’une âme grande et forte dans un corps délicat, d’une douceur et d’une modestie délicieuses. Chaste comme un ange, sa piété souriante répandait sur son visage une fleur de beauté céleste. Les dissidents eux-mêmes louaient ses vertus, et le rigide évêque des Novatiens, Sisinnius, le tenait pour le plus homme de bien qu’il y eût dans la cité. L’auréole des saints se mariait sur son front à l’auréole de la jeunesse. Jean l’avait distingué, et ce fut, avec le culte pieux qu’il professait pour son évêque, le crime qui le conduisit à la mort. Amené devant le préfet pour dire ce qu’il savait de l’incendie, il déclara ne rien savoir ; sur quoi, le bourreau s’empara de lui. II fut battu de verges, déchiré avec des griffes de fer ; on promena des torches enflammées sur les parties les plus sensibles de son corps. Il mourut en bénissant le nom de Jean. Les prêtres d’Arsace, après avoir joui de son supplice, l’enterrèrent secrètement au milieu de la nuit, comme s’ils eussent pu ensevelir avec la victime le souvenir du forfait. Mais Dieu, dit Pallade, glorifia la mort de son serviteur ; car, au moment où il rendait le dernier soupir, on entendit les anges qui chantaient dans les airs, heureux d’accueillir dans leurs phalanges une âme si belle.

Plus rudement encore fut traité Tigrius. Il était Barbare d’Origine ; mais la guerre l’avait fait tomber, encore enfant, au pouvoir des Romains, et, vendu comme esclave, il était devenu la propriété d’un riche seigneur de Byzance. Son instruction et ses vertus lui valurent la liberté, qu’il s’empressa de consacrer à Dieu dans le sanctuaire. Ministre de l’Evangile, il en posséda surtout la mansuétude et la charité. Nul plus que lui n’aimait les pauvres. Le souvenir des abaissements et des souffrances de sa jeunesse le pénétrait d’un plus tendre intérêt pour les esclaves. Cultiver leur intelligence, les préparer au bienfait du baptême, les rendre dignes de l’affranchissement qu’il implorait de leurs maîtres, et achetait quelquefois, ce fut son œuvre de prédilection ; elle absorbait toute son existence. Esprit sage, homme de bon conseil, prêtre séraphique, d’une humilité égale à son mérite, il était vénéré du peuple, aimé du clergé. Jean l’apprécia et l’admit dans son intimité. Cette grande amitié lui coûta la vie. Le préfet, n’obtenant de lui ni révélation ni aveu, le lit dépouiller de ses vêlements et fouetter en public de la main du bourreau. Tigrius ne dit pas un mot, ne fit pas entendre un soupir. Ecartelé sur le chevalet, disloque et brisé, il survécut aux tortures et fut jeté tout sanglant au fond d’un cachot. Refusant toujours la communion d’Arsace, il se vit condamné à l’exil, traîné en Mésopotamie, et mourut en y arrivant. À l’esclave martyr l’Église a donné, sur sa tombe, des lettres de haute noblesse, et son nom inscrit aux fastes des Saints figure avec celui d’Eutrope à côté des plus grands noms.

 

Olympiade devant le préfet

Stimulé par l’impératrice et l’intrus, heureux d’assouvir ses vieilles haines de païen contre les disciples de l’Evangile, le brutal préfet ne fit pas plus de grâce aux femmes qu’aux hommes. Nous n’hésitons pas à le dire : dans cette cruelle épreuve, les femmes se montrèrent aussi grandes, plus grandes peut-être que les hommes. Un écrivain célèbre a remarqué qu’en thèse générale, les femmes ont un sentiment plus profond et plus vif du Christianisme, et qu’à toutes les époques, quand l’orage de la persécution a grondé sur l’Église, si l’on a compté des faibles, si l’on a déploré des désertions même parmi les élus du sanctuaire, même parmi les pontifes du Christ et les guides sacrés des consciences, presque jamais on n’en vit parmi les femmes : elles n’ont pas eu d’apostats, dit-il, elles n’ont eu que des martyrs. Ce que nous rapportons ici prête à la vérité de cette observation une force nouvelle. Il est certain que, dans cette courte mais furieuse tempête suscitée aux églises de Constantinople et de l’Orient par les ennemis d’un Saint, Dieu fil échoir aux femmes la plus belle part de la lutte et d’illustres palmes. Olympiade ne pouvait être oubliée dans ce partage providentiel ; car, plus que personne, elle avait droit, par son dévouement et ses vertus, à souffrir pour la vérité. Devenue depuis le départ de Jean le point de mire des haines fanatiques du schisme, poursuivie par Antiochus et Séverien, naguère prosternés à ses pieds pour implorer ses largesses, avec un acharnement égal à sa bonté pour eux, elle eut à comparaître, elle aussi, devant le préfet sous la prévention de complicité dans l’incendie de la grande église. La calomnie croyait frapper plus sûr en visant plus haut et déshonorer le parti tout entier dans un de ses plus illustres représentants ; elle se trompait.

Dans quel but, dit le préfet, as-tu mis le feu à l’un des plus beaux monuments de la ville ?

Olympiade répondit : Je n’ai pas vécu de façon à être classée parmi les incendiaires. Après avoir dépensé ma fortune à bâtir des églises, je ne les brûle pas.

Je connais ta conduite, reprit le magistrat avec une ironie insolente.

Alors, dit la noble femme, descends de ton siège et de juge deviens accusateur.

Rappelé par ces mots à la pudeur de son devoir, le préfet s’efforça de persuader à la sainte accusée que c’était folie à elle de s’exposer à tant d’inimitiés et d’ennuis, quand, pour les éviter, elle n’avait qu’à adhérer à Arsace. D’autres, ajouta-t-il, ont compris cela et n’ont eu qu’à s’en féliciter.

Olympiade répliqua :

Je suis devant ton tribunal pour subir ta sentence et non tes conseils. Tu m’as fait arrêter et conduire ici au milieu de tout un peuple sous le poids d’une calomnie infâme, et maintenant que tu n’as à articuler contre moi aucune espèce de preuve, tu te places sur un autre terrain. Je demande à être jugée sur le fait de l’incendie et que mes avocats soient entendus. Mais sache bien que, si lu veux m’obliger, sans en avoir le droit, à communiquer avec Arsace, je ne ferai jamais une chose si contraire à ma conscience.

Le préfet feignant la modération la renvoya comme pour lui donner le temps de préparer sa défense.

Olympiade se retira dans la modeste demeure qu’elle avait adoptée près de Sainte-Sophie, au sein d’une pieuse communauté fondée et dirigée par elle ; et là, bien qu’en proie à la maladie et à toute sorte de vexations, elle écrivait à l’exilé des lettres pleines d’une vénération affectueuse, où, parlant de ses propres souffrances et des persécutions dont elle est l’objet, elle traite tout cela de bagatelle. Jean, de son côté, la félicite de son courage qui, dans un corps délicat et malade, a fait d’elle le soutien et la force d’une grande cité, où, sans sortir de sa chambre, sans paraître en public, elle enflamme de son propre héroïsme les défenseurs de la vérité. Mais bientôt elle quitta, non pas volontairement sans doute, mais par ordre de la cour, sa maison, ses saintes filles, ses nombreux amis, et se réfugia à Cyzique. Ramenée à Constantinople, elle eut à reparaître devant le préfet, refusa de reconnaître Arsace, fut condamnée à payer au fisc deux cents livres d’or, vit ses biens confisqués et vendus à l’encan, sa chère communauté dispersée et bannie, et ses propres serviteurs, ceux qu’elle avait comblés de bienfaits, se tourner contre elle et payer d’outrages sa charité. Après de nombreuses et cruelles vicissitudes, après avoir erré de divers côtés sans savoir où poser sa tête, exilée enfin à Nicomédie, elle y mourut couronnée des glorieux opprobres qu’elle avait endurés pour l’amour de Jésus-Christ et de son Église, « Une seule de vos afflictions, lui écrivait Jean, eût suffi pour combler votre âme de richesses spirituelles ».

 

Pentadie

La persécution s’appesantissait de préférence sur les femmes d’une position plus haute et d’un plus grand nom. Pentadie, la noble veuve du consul Timase, après s’être vu arracher par un double crime son fils et son mari, n’ayant échappé elle-même aux fureurs d’Eutrope qu’en se réfugiant aux pieds des autels, se reposait des douloureuses épreuves de sa vie dans les travaux de la charité, sous la protection de Jean. Sa cellule, la demeure des pauvres et l’église, elle ne connaissait que cela depuis longtemps. L’exécuteur forcené des vengeances d’Eudoxie, l’infâme préfet la fit saisir par ses sbires et traîner chargée de chaînes à son tribunal. Traitée d’incendiaire, elle aussi, un sourire de pitié fut sa seule réponse aux accusateurs. On se donna l’affreux plaisir de mettre à la question, de tourmenter sous ses yeux plusieurs amis du proscrit ; leur sang jaillit suc les vêlements de la sainte femme. Rien n’ébranla ce mâle courage. En quelques mots elle ferma la bouche aux calomniateurs, et démontra jusqu’à l’évidence que le crime imputé aux Catholiques n’était qu’une invention atrocement ridicule de la haine. On continua néanmoins à la menacer et à la persécuter ; mais forte de sa confiance en Celui qui l’avait délivrée tant de fois des plus grands périls, elle ne cessa de s’immoler pour la vérité. Son invincible constance ranimait l’énergie des fidèles découragés. Jean, que ces éclatants témoignages d’une fidélité supérieure à toutes les épreuves consolaient des tristesses de son exil, félicita par ces nobles paroles la généreuse diaconesse :

Je vous loue, je vous admire. Mes amertumes sont bien adoucies par ce que j’apprends de vous, de votre force, de votre inébranlable persévérance, de la sagesse et de la liberté de votre langage, de celte fermeté sublime par laquelle vous avez confondu et couvert de honte nos ennemis, porté au démon un coup mortel, et relevé le courage de ceux qui combattent et souffrent pour la cause juste… Telle est la force de la vérité, que peu de mots lui suffisent pour mettre à néant les sycophantes. Le mensonge, au contraire, a beau s’envelopper d’artifices, il est plus faible qu’une toile d’araignée. Livrez-vous donc à une joie sainte ; continuez d’agir avec cette virilité de cœur, et, toujours plus ferme, riez de tous les pièges où ils essaient de vous faire tomber. Leur fureur, qui ne peut vous atteindre, se retourne tout entière contre eux : ainsi le flot soulevé par la tempête, loin de briser le rocher, se brise contre lui et retombe en écume. Que les menaces de nos ennemis ne vous épouvantent jamais… Eh ! que n’ont-ils pas fait pour vous épouvanter ? … Ils ont employé la calomnie, le faux témoignage, le meurtre. Le fer et le feu ont détruit de nobles et jeunes vies, des torrents de sang ont été versés, des hommes considérables ont subi la torture. Vous, comme un aigle au vol audacieux, vous avez rompu les filets des méchants et gagné, par l’essor de votre vertu, le faîte de la liberté.

 

Nicarète, Procula et les autres

Procula, Amprucla, Asyncritie, célèbres alors par leur charité, devenues immortelles depuis par leur courage ; Nicarète, la vierge admirable qui s’efforçait vainement de cacher des vertus que tout le monde bénissait, se virent insultées, emprisonnées, dépouillées de leurs biens, chassées de Constantinople. Quelques-unes devancèrent la sentence des juges et les ordres de la cour en s’expatriant elles-mêmes d’une ville souillée par tant d’hypocrisies et de sacrilèges. Pentadie eut la pensée de les imiter ; mais une lettre de Jean la retint au-chef-lieu de la persécution pour y être l’appui des persécutés.

 

Procédure de l’incendie abandonnée

La fureur de l’intrus ne respecta rien. L’inviolabilité des saints autels fut méconnue, l’asile des vierges saccagé ; les vierges elles-mêmes, les pieux ascètes chassés, dispersés, jetés au fond des plus affreux cachots pour y mourir de faim. Cependant la procédure de l’incendie dut être abandonnée. De tant de perquisitions, d’interrogations, de tortures, il ne sortit pas une charge, pas un indice contre les fidèles. Un rescrit impérial constate que les auteurs du désastre sont restés inconnus, et ordonne que les clercs emprisonnés seront rendus à la liberté. Mais, du reste, punir le crime n’était qu’un prétexte ; on n’en chercha jamais les auteurs dans les rangs où ils pouvaient être, où la rumeur publique les signalait. Le vrai but poursuivi par la cour et par la faction, tantôt sous un masque transparent, tantôt à front découvert, toujours avec un acharnement implacable, était de terrifier, de ruiner ce qu’on appelait le parti Joannite, d’établir l’autorité d’Arsace en effaçant la mémoire de son prédécesseur, et surtout d’assouvir l’auguste et insatiable vengeance d’Eudoxie. À ce dernier point de vue, le succès obtenu pouvait paraître suffisant ; car l’impératrice avait joui, à son aise, des tortures et de l’agonie de ses sujets ; elle avait pu savourer les affronts et le sang des amis les plus dévoués, des plus saintes filles du pontife. Ravir à Jean sa popularité, le faire oublier à Constantinople était un résultat vivement ambitionné sans doute, mais dont on était encore très-loin. Il y eut bien ça et là quelques âmes qui faiblirent ; Arsace recruta de temps à autre quelques poltrons, quelques pauvres disciples découragés qui reniaient le maître ; mais, chose étonnante, à une époque d’asservissement où le niveau des courages était si fort descendu, et qui prouve combien Chrysostome avait pris d’empire sur son peuple, combien il en avait retrempé le caractère aux sources de l’esprit chrétien, la masse des catholiques persévéra dans la communion du vrai pasteur, et lui garda jusqu’à la fin, malgré l’absence et l’éloignement, ce culte touchant et périlleux de reconnaissance et d’amour en face de la persécution. Et certes, ce ne fut pas une tempête de quelques jours, une de ces rapides épreuves dont le souffle allume un enthousiasme d’autant plus vif qu’il est plus éphémère. Le décret, qui clôture le procès avorté de l’incendie, est chargé de mesures impitoyables contre les partisans de l’évêque déchu.

Nous voulons, y est-il dit, fermer à la sédition tontes les portes, en chassant de cette ville sacrée tous les clercs et tous les prélats qui ne sont point transcrits sur le rôle des citoyens. S’il est des maisons qui continuent à leur donner asile après la publication de ces édits et l’ordre de notre sérénité, elles seront confisquées ; il en sera de même de celles où les prêtres de la ville auront tenu des réunions hors de l’église

Quelques jours après, un nouveau rescrit de l’empereur porte que les maîtres dont les esclaves assisteront aux conventicules — c’est ainsi qu’on désignait les assemblées de fidèles, — auront à payer trois livres d’or pour chaque esclave surpris en faute ; les collèges des artisans devaient répondre, au même point de vue, de leurs membres, sous peine d’une amende vraiment énorme.

 

L’agitation de Constantinople gagne tout l’Orient

II semble que de telles mesures allaient courber tout le monde sous la houlette d’Arsace. Il n’en fut rien ; l’opinion qui le réprouvait, presque unanime à Constantinople, le devenait de plus en plus dans les provinces, et la persécution dut s’étendre de la capitale à tout l’Orient. « Que les gouverneurs des provinces soient avertis, écrit Arcadius le 1er novembre 404, qu’ils doivent regarder comme illicites et empêcher toutes les synaxes d’orthodoxes qui dédaignent les saintes églises pour s’assembler ailleurs ; et que tous ceux-là soient chassés de leurs sièges qui sont séparés de la communion des vénérables pontifes de la loi sacrée, Arsace, Théophile et Porphyre. S’ils possèdent des biens, ces biens doivent être confisqués ». Ces décrets étaient appliqués avec une rigueur extrême ; aussi la plupart des églises étaient veuves ou occupées par des intrus. Les vrais évêques, ceux qui portaient, avec un titre légitime, un nom honoré dans l’épiscopat, avaient été expulsés de leurs chaires. Les uns, nous l’avons dit, s’étaient réfugiés à Rome, les autres gémissaient dans les fers ou erraient d’asile en asile. Sérapion, l’intrépide diacre de Jean, plus redouté que lui des prêtres impurs et de la cabale, et depuis peu évêque d’Héraclée dans la Thrace, avait trouvé une retraite qu’il croyait sûre dans un monastère de Goths catholiques appelés Marses ; mais, découvert, il fut traîné comme un criminel devant un tribunal où il ne trouva que des ennemis pour juges, et condamné à expier dans les tortures l’amitié du grand pontife qui avait distingué son courage et ses vertus. Sous un empereur chrétien, fils de Théodose, un évêque du Christ est livré au bourreau, fouetté jusqu’au sang, jusqu’à ce que ses dents brisées tombent sous les coups, puis banni de Constantinople et placé en Égypte sous la surveillance et à la discrétion de Théophile. Un méchant prêtre, Eugène, reçut l’évêché d’Héraclée pour prix de sa coopération ardente aux intrigues de la faction. Héraclide, homme éminent par le savoir et la vertu, cher à Chrysostome dont il avait été le diacre, dont il restait le disciple et l’ami, accusé comme lui devant l’assemblée du Chêne, fut déposé, chargé de fers, jeté dans un cachot où il languit quatre ans. On lui donna pour successeur un misérable sans mœurs, sans dignité, perdu de réputation, usé de débauches, conspué du peuple, ridicule s’il n’eût été infâme. Partout la dépouille des proscrits devenait la récompense des Judas qui vendaient leurs frères. Les six prélats simoniaques justement dégradés à Éphèse remontèrent effrontément sur ces chaires dont ils étaient le déshonneur. La cour mettait une espèce d’orgueil cynique à fouler aux pieds les lois et les convenances dans les élections épiscopales. À défaut des fidèles ct du clergé qui s’abstenaient, on faisait voter les comédiens et les juifs ; on achetait les voix ; on gorgeait de vin les électeurs ; le candidat et l’élection tout était scandale. Jean, dont la charité pèse et mesure d’ordinaire toutes les paroles, ne peut contenir son indignation et déplore le sort des Églises livrées à des brigands, à des bourreaux sous le nom de pasteurs. C’est sur la tête de telles gens, s’écrie Pallade, qu’on n’eut pas horreur de poser l’Evangile !

 

Porphyre d’Antioche

Mais, sans contredit, le plus funeste, le plus honteux de tous les choix fut celui de Porphyre pour la chaire d’Antioche. Flavien venait de mourir, au moment où son fils dans le sacerdoce, le grand orateur dont il avait dirigé et béni les premiers travaux, succombait aux coups de l’intrigue et partait pour l’exil. Mieux que personne il connaissait le fils d’Anthusa, ses vertus plus belles encore que son génie, et ce qu’il apprit, avant de fermer les yeux, des haines auxquelles cet homme supérieur était en butte et du triomphe de la calomnie, attrista beaucoup les derniers moments du vieillard. Il protesta vainement contre la condamnation de son véritable ami : sa voix ne parvint pas à se faire entendre. Flavien descendit dans la tombe après avoir gouverné l’Église d’Antioche vingt-trois ans. Jaloux de lui donner un digne successeur, le peuple jeta les yeux sur Constantius. Homme de bien, la loyauté de son caractère, la pureté de ses mœurs, sa piété aimable, lui avaient concilié de bonne heure l’estime et l’affection de ses concitoyens. Indulgent pour les autres, sévère à lui-même, il menait au milieu du monde la vie des ascètes. Esprit sérieux, réservé dans ses jugements, condamnant peu, excusant beaucoup, oubliant volontiers les injures, dédaigneux des intérêts d’ici-bas, modèle de douceur et de modestie, naturellement éloquent et persuasif, d’une charité aussi délicate que féconde, s’imposant de fréquentes et rudes pénitences à l’intention des affligés et dans le but d’attirer sur eux, à force d’immolations, quelques gouttes au moins de rosée céleste ; prêtre admirable, brûlant d’amour pour la vérité et pour l’Église, son âme se reflétait dans son regard ouvert, dans sa physionomie imposante, dans la noble beauté de son visage grave et recueilli, mais toujours affable an milieu même des souffrances. Ajoutons qu’il avait mérité et qu’il cultivait pieusement l’affection de Chrysostome, et que ses lettres, ses visites, son dévouement courageux et empressé, furent pour l’illustre exilé une source de consolations auxquelles il attachait un grand prix.

À côté de cette vertu si pure, vivait alors à Antioche un prêtre appelé Porphyre, originaire de Constantinople, mais attaché à l’église de Flavien, sur laquelle il pesait depuis longtemps par sa mauvaise renommée et sa déplorable conduite. Son nom avait tristement retenti dans le procès du Chêne. Prêtre sans foi, homme sans conscience, redouté du clergé, odieux au peuple, il passait sa vie loin du sanctuaire à cabaler contre ses collègues, à manger avec les histrions, les cochers du cirque, les danseuses du théâtre, sa société habituelle. Protecteur ardent de tout ce qui était vil, accusé d’abominables débauches, ses relations, ses allures, son langage, n’autorisaient que trop à croire tout ce qu’on disait de lui. La chasteté, s’écrie Pallade, lui est aussi odieuse que les parfums aux vautours. Plus tard, il fut gravement soupçonné d’avoir vendu les vases sacrés pour acheter l’appui des magistrats et leur coopération à ses haines. Dans le moment, toutes ses pensées étaient tournées vers la succession de Flavien ; il voulait, à tout prix, devenir évêque d’Antioche ; et, connaissant l’inclination du peuple pour Constantius, il commença, pour s’en débarrasser, à le représenter à la cour, à l’aide des ennemis de Jean qui étaient ses amis, comme un esprit inquiet et hostile, comme un séditieux. Il obtint, en effet, un ordre de l’empereur qui exilait dans l’oasis de Libye ce concurrent redouté ; mais, averti à temps, Constantius s’était mis par la fuite hors de toute atteinte, et le haineux Porphyre avait pris sa revanche en faisant arrêter deux prêtres dévoués à Chrysostome, Diophante et Cyriaque. En même temps il avait appelé aux bords de l’Oronte et tenait cachés, pour ses desseins, Acace, Séverien, Antiochus, les misérables prélats que nous sommes sûrs de rencontrer dans toutes les mauvaises choses d’alors. Il prit son temps, et un jour que le peuple d’Antioche s’était porté en masse au faubourg de Daphné, pour assister aux jeux publics qu’on y célébrait tous les quatre ans à l’imitation des jeux olympiques, il entra dans l’église suivi de ses trois complices et de quelques clercs vendus à ses intérêts et fut ordonné à huis-clos, avec tant de hâte qu’on n’acheva pas les prières de l’ordination ; après quoi, les dignes consécrateurs se sauvèrent au plus vile dans les montagnes. La nouvelle de cet escamotage impie émut la cité ; le peuple se jeta sur la maison de Porphyre pour la brûler, et il ne fallut rien moins qu’une armée entière, celle qu’on avait réunie en Orient contre les Isaures, pour disperser la foule et sauver de la justice populaire ce cynique voleur de l’épiscopat. Les soldats furent chargés d’installer le nouveau pontife, et pendant longtemps, au lieu de courir aux frontières menacées, ils n’eurent d’autre emploi que défaire la guerre aux fidèles qui refusaient la communion de l’intrus. Mais ces violences, au milieu desquelles l’image vénérée de la Croix fut profanée et foulée aux pieds, n’attirèrent pas à Porphyre un adepte de plus. Le clergé d’Antioche célébrait les synaxes dans les champs ou ailleurs, avec la partie la plus qualifiée et la plus riche des catholiques de la cité. Ce qui désespérait te cupide prélat, dit Pallade, c’est que par la désertion des femmes pieuses les ressources pécuniaires étaient amoindries ; et il lui fallait beaucoup d’argent tant pour assouvir ses passions que pour acheter les instruments de ses haines. Tels étaient les pasteurs en faveur desquels le gouvernement d’Arcadius faisait des lois de proscription, l’emplissait l’Orient de troubles et de terreur, et s’affaiblissait, se perdait lui-même en croyant se fortifier aux dépens du pouvoir spirituel et de l’Église de Jésus-Christ.

 

Mort d’Eudoxie

Cependant le Ciel semblait se charger, aux yeux des peuples, de la vengeance des Saints ; du moins il donnait aux schismatiques de solennels et terribles avertissements. Le 6 octobre 404, Eudoxie comparaissait tout à coup au tribunal de Dieu. On eût dit que la joie de son triomphe l’avait tuée. À peine, en effet, y avait-il trois mois que sa main sacrilège avait arraché à son Église un pontife du Christ, que, frappée elle-même au milieu de son bonheur et dans tout l’éclat de sa beauté, elle mourait subitement en mettant au monde un enfant mort. Après elle vint Cyrinus, le promoteur ardent de la conjuration, l’un des quatre qui avaient demandé à prendre sur leur tête la mort de Jean ; il périt misérablement d’une blessure que lui avait faite involontairement l’évêque Maruthas en lui marchant par mégarde sur le pied, le jour de cette conférence préparatoire du Chêne où il s’était si violemment emporté contre son noble collègue : il fallut lui amputer une jambe, puis l’autre ; et, le mal montant toujours, il expira dans des tortures atroces. Presque tous les chefs de la faction périrent de mort funeste : l’un se brisa le crâne en tombant du haut d’un escalier ; un autre jeté à terre par son cheval mourut sur le coup ; un autre perdit la parole et resta perclus au point de ne pouvoir porter la main à ses lèvres ; un autre, ayant la langue si enflée qu’elle remplissait la bouche, fut obligé de recourir à ses tablettes pour écrire sa confession ; un autre fut paralysé des quatre doigts dont il avait souscrit la condamnation du Saint ; un autre mourut d’une mort plus honteuse encore que cruelle, rongé par les vers avant de mourir ; d’autres se croyaient poursuivis la nuit par des chiens enragés ou des fantômes menaçants, et s’éveillaient avec des cris lamentables. D’autre part, d’affreux désastres accablaient l’Orient et consternaient les imaginations. Tantôt une grêle d’une grosseur prodigieuse détruisait en un clin d’œil arbres et moissons ; tantôt les tremblements de terre se répétaient avec les circonstances les plus sinistres. La nuit du 1er avril 406, la moitié de la ville impériale s’écroula, les vaisseaux furent brisés dans le port, et le lendemain, du côté de l’Hebdomon, le rivage se trouva couvert de cadavres. Ici, le Nil refusait le tribut nécessaire de ses eaux ; là, d’épaisses nuées de sauterelles obscurcissaient l’air et dévoraient les récoltes ; les Isaures, et de nouveaux Barbares plus féroces que tous les autres s’avançaient, les pieds dans le sang, la torche à la main, jusqu’au cœur de l’empire. À plusieurs reprises le feu du ciel tomba sur Byzance ; la peste vint en aide à la famine : tous les fléaux étaient déchaînés.

 

Lettre de saint Nil à l’empereur

Le peuple voyait la main de Dieu dans ces lugubres événements, et maudissait un pouvoir dont les fautes accumulées attiraient sur tout le monde les terribles représailles du Ciel. Arcadius lui-même en était troublé et consultait saint Nil, le solitaire illustre qui avait tout quitté, fortune, dignités, bonheur domestique, pour aller chercher an désert la paix de Dieu et la liberté de ses enfants. À l’empereur qui lui demandait ses prières, Nil répondait avec cette fermeté propre aux hommes généreux qui n’espèrent et ne craignent rien d’ici-bas.

De quel droit prétends-tu que la ville impériale soit délivrée des tremblements de terre qui la désolent, tandis qu’il s’y commet tant de crimes, que l’iniquité, avec une audace inouïe, y est érigée en loi, et que l’on a banni la colonne de l’Église, la lumière de la vérité, la trompette de Jésus-Christ, le bienheureux évêque Jean ? Comment veux-tu que j’accorde mes prières à cette malheureuse cité ébranlée par la colère du Ciel dont la foudre menace de tout détruire, moi qui suis consumé de tristesse, qui me sens l’esprit agité, le cœur déchiré par l’excès des forfaits accomplis maintenant sous tes yeux contre toutes les lois ?

Dans une autre lettre au fils de Théodose, l’intrépide cénobite parle avec la même énergie : « Tu as commis une injustice en bannissant la grande lumière du monde, le saint évêque de Constantinople ; tu as cru trop facilement à des prélats d’une extrême légèreté et d’une mauvaise conscience. Après avoir privé l’Église d’un enseignement irréprochable et pur, garde-toi de passer ta vie sans regrets ».

Mais rien n’égalait la faiblesse et l’ignorance d’Arcadius, si ce n’est son entêtement. Il garda ses remords et persévéra dans sa faute. Jean, d’ailleurs, n’avait pas été sacrifié seulement aux rancunes d’une femme, aux mauvaises passions de quelques prêtres, mais à la politique jalouse d’un gouvernement appliqué de bonne heure à saisir toutes les occasions de mettre la main sur le sacerdoce, et, par un travail sourd mais incessant, à subjuguer l’Église en la faisant passer dans l’État. Politique mal avisée qui, pensant agrandir le pouvoir par une suprématie sans contrôle, prépare les renversements dont il sera la victime, et les malheureux excès où s’emportent les peuples quand, n’apercevant plus cette digue spirituelle qui les protégeait contre le despotisme, ils ne demandent qu’à leurs passions déchaînées et à la violence le soin de leur dignité ! Étrange prétention de ces mi­sérables Césars de Byzance, impuissants à gou­verner l’empire et voulant gouverner les âmes, voulant porter dans leurs débiles mains la terre et les cieux ! Établi sur les ruines de la foi et de la vertu par l’amoindrissement et l’abais­sement du principe religieux nécessaire au monde, un pouvoir pareil, sans règle et sans frein, mais sans force réelle, s’affaisse dans son impuissance sous le faix qui l’écrase, ou s’é­croule honteusement au premier choc qui lui vient du dehors. Le pouvoir le plus illimité est aussi le plus fragile. Non moins dangereux à manier qu’à subir, il participe à l’avilissement des âmes par lequel seul il se maintient. Le plus bel édifice, s’il n’est fondé que sur la boue, fond et disparaît dans la boue. Mais, quel que soit le gouvernement qui régit une société, fût-elle, par malheur, privée d’institutions et de garanties et livrée au hasard des pensées d’un maître, elle porte en elle-même un contre­poids à son abaissement, une force contre la­quelle se brisera le despotisme, si sa cons­cience chrétienne lui reste, si cette conscience s’appuie au roc inébranlable de l’Église, à ce pouvoir, si doux et si fort, auquel la Vérité divine a dit : Je suis avec vous jusqu’à la consommation des siècles, et qui, de son trône tremblant et vermoulu, voit passer les empires et les peuples, les rois et les dynasties, les révolutions et les siècles, invincible dans sa faiblesse, jeune dans sa caducité, et ne répon­dant aux efforts conjurés du monde pour le dé­truire que par de paternelles et saintes béné­dictions.

 


 


 

Saint Jean Chrysostome
Œuvres complètes traduites pour la première fois en français sous la Direction de M. Jeannin
Tome Premier, pp. 435-443 – Histoire de Saint Jean Chrysostome
Sueur-Charruey, Imprimeur-Libraire-Editeur, Arras, 1887

 


 

 

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