L’opinion des Pères du cinquième siècle en Gaule doit être le point de départ de cette recherche, car c’est là que son enseignement sur la grâce fut en premier et le plus vivement mis en question. Nous avons vu l’acuité des critiques de l’enseignement d’Augustin (ou de ses disciples) par saint Cassien et saint Vincent de Lérins ; mais alors, comment ceux-ci et d’autres à la même époque considéraient-ils Augustin lui-même ? Pour répondre à cette question nous devons dire quelques mots de la doctrine de la grâce elle-même, et aussi voir comment les disciples d’Augustin furent amenés à modifier son enseignement dans leurs réponses aux critiques de saint Cassien et de ses disciples.
Les historiens de la controverse sur la grâce au cinquième siècle en Gaule n’ont pas manqué de noter combien elle fut douce à comparer avec les disputes contre Nestorius, Pélage, et d’autres hérétiques notoires ; elle fut toujours regardée comme une controverse à l’intérieur de l’Église, et non comme un conflit de l’Eglise contre les hérétiques. Jamais non plus personne n’a appelé Augustin un hérétique, et Augustin n’applique jamais ce terme à ceux qui le critiquent. Les traités composés « Contre Augustin » furent uniquement l’œuvre d’hérétiques (comme Julien qui professait le pélagianisme), et non celui de Pères orthodoxes.
Prosper d’Aquitaine et Hilaire, dans leurs lettres à Augustin l’informant des vues de saint Cassien et d’autres (publiées comme Lettres 225 et 226 dans les œuvres d’Augustin), notent que, tout en critiquant son enseignement sur la grâce et la prédestination, ils s’accordent totalement avec lui dans les autres domaines et sont de grands admirateurs de ses vues. Augustin, en retour, dans la publication de ses traités répondant aux critiques, se réfère à ceux qui le critiquent comme « ces frères nôtres dont votre pieux amour est soucieux », et dont les vues sur la grâce « diffèrent considérablement des erreurs des Pélagiens » (Sur la Prédestination des Saints, § 2). Et dans la conclusion de son traité final il offre humblement son opinion au jugement de l’Eglise : « Laissons ceux qui pensent que je suis dans l’erreur considérer calmement encore et encore ce qui est dit ici, de peur que, par hasard, ils puissent eux-mêmes être trompés. Et lorsque, par le moyen de ceux qui lisent mes écrits, je deviens non seulement plus sage, mais même plus parfait, je reconnais la faveur de Dieu envers moi » (Sur le don de Persévérance, § 68). Le bienheureux Augustin ne fut vraiment jamais un « fanatique » dans l’expression de son désaccord doctrinal avec ses pairs chrétiens orthodoxes ; et son ton généreux et gracieux fut généralement partagé par ses opposants sur la question de la grâce.
Saint Cassien lui-même, dans son livre Contre Nestorius, se réfère à Augustin comme à l’une des plus hautes autorités patristiques en ce qui concerne la doctrine de l’Incarnation du Christ, citant deux de ses ouvrages (VII, 27). Il est vrai qu’il ne se réfère pas à Augustin en des termes aussi élogieux que ceux utilisés pour saint Hilaire de Poitiers (« un homme paré de toutes les vertus et les grâces » § 24), pour saint Ambroise de Milan (« ce prêtre illustre de Dieu, qui ne quitta jamais la main de Dieu, qui brilla même tel un bijou au doigt de Dieu », § 25), ou Jérôme « l’instructeur des Catholiques, dont les écrits brillent comme des lampes divines partout à travers le monde entier «, § 26). Il appelle Augustin simplement « le prêtre (sacerdos) d’Hippone Regiensis » et il ne fait aucun doute qu’il agit ainsi parce qu’il voit Augustin comme un Père possédant moins d’autorité que les autres. Quelque chose de similaire peut être vu plus tard dans les Pères orientaux qui distinguèrent entre le « divin » Ambroise et le « bienheureux » Augustin, et voilà pourquoi en vérité Augustin est encore appelé de nos jours « bienheureux » en Orient (une appellation qui sera expliquée plus loin). Mais le fait demeure que saint Cassien considérait Augustin comme une autorité sur les questions où le problème de la grâce n’entrait pas en compte, c’est-à-dire comme un Père orthodoxe et non comme un hérétique ni même comme une personne dont l’enseignement est douteux ou peut être négligé. De même, il existe une anthologie des enseignements d’Augustin sur la Divine Trinité et l’Incarnation qui nous est parvenue sous le nom de saint Vincent de Lérins : autre indice du fait qu’Augustin fut considéré comme professant l’Orthodoxie sur d’autres questions, même par ceux qui contestaient ses vues sur la Grâce.
Peu après la mort du bienheureux Augustin (début 430), Prosper d’Aquitaine fit un voyage à Rome et réclama au Pape Célestin une prise de position autoritaire contre ceux qui critiquaient Augustin. Le Pape ne se prononça pas sur les questions dogmatiques impliquées, mais il envoya aux évêques du Sud des Gaules une lettre comportant ce qui semble être à cette époque le point de vue dominant autant qu’officiel de l’Occident sur Augustin : « Avec Augustin, que tous les hommes où qu’ils se trouvent ont aimé et honoré, nous sommes toujours restés en communion. Qu’un arrêt soit donné à cet esprit de dénigrement, qui est malheureusement en train de croître ! »
Les enseignements d’Augustin sur la Grâce continuèrent pourtant à provoquer des turbulences dans l’Eglise des Gaules pendant tout le cinquième siècle. Cependant, les esprits les plus sages des deux côtés de la controverse s’exprimèrent avec modération. Ainsi, même Prosper d’Aquitaine, le disciple éminent d’Augustin dans les premières années qui suivirent la mort de ce dernier, admit dans un de ses ouvrages de défense (Réponses aux Capitula Gallorum, VIII) qu’Augustin parle avec trop de rudesse (durius) lorsqu’il dit que Dieu ne désire pas que tous les hommes doivent être sauvés. Et son dernier livre, aux alentours de 450, L’Appel des Nations (De vocatione omnium gentium), révèle que son propre enseignement s’adoucit considérablement avant sa mort.
Ce livre se donne pour but « de rechercher quelle restriction et modération nous devons maintenir dans nos vues sur ce conflit d’opinions » (Livre I, 1), et l’auteur essaye réellement d’exprimer la vérité sur la grâce et le salut d’une manière à satisfaire les deux côtés et mettre si possible un terme à la dispute. En particulier, il met en lumière que la Grâce ne contraint pas l’homme, mais agit en harmonie avec la libre volonté de l’homme. Exprimant l’essence de son enseignement, il écrit : « Si nous abandonnons totalement toutes les querelles qui jaillirent du feu de disputes immodérées, il deviendra clair que nous devons tenir comme certains trois points dans cette question. Premièrement, nous devons confesser que Dieu désire bien que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité. Deuxièmement, il ne peut y avoir aucun doute que tous ceux qui réellement parviennent à la connaissance de la vérité et au salut, le font non pas en vertu de leur propre mérite mais par l’aide efficace de la Divine Grâce. Troisièmement, nous devons admettre que la compréhension humaine est incapable de sonder la profondeur des jugements de Dieu » (Livre II, 1). Ceci est essentiellement la version « réformée » (et considérablement améliorée) de la doctrine d’Augustin qui prévalut finalement au Concile d’Orange soixante-quinze années plus tard et apporta une fin à la controverse.
Le principal des Pères de la Gaule après saint Cassien à maintenir la doctrine orthodoxe de la synergie fut saint Fauste de Lérins, plus tard évêque de Rhegium (Riez). Il écrivit un traité Sur la grâce de Dieu et le Libre Vouloir dans lequel il attaque à la fois le « pernicieux instructeur » Pélage d’un côté et l’ « erreur du prédestinatianisme » de l’autre (visant le prêtre Lucidus). Comme saint Cassien, il voit la grâce et la liberté en parallèle, la grâce toujours coopérant avec le libre-arbitre pour le salut de l’homme. Il compare le libre-arbitre à « une sorte de petit crochet » qui se tend et saisit la grâce : une image qui n’était pas faite pour pacifier les Augustiniens stricts qui insistaient sur une « grâce préventive » absolue. Lorsqu’il écrit à propos des livres d’Augustin au diacre Graccus, il note que même « chez le plus savant des hommes il y a des choses qui peuvent être considérées comme suspectes » ; mais il reste toujours respectueux de la personne d’Augustin et l’appelle « le très bienheureux pontife Augustin » (beatissimus pontifex Augustinus). Saint Fauste conserva également le jour de fête du repos du Bienheureux Augustin, et ses écrits incluent une homélie pour cette fête.
Mais même les douces expressions de ce grand Docteur furent trouvées critiquables par les Augustiniens stricts comme l’Africain Fulgence de Ruspe, qui écrivit des traités sur la grâce et la prédestination contre saint Fauste, et la controverse continua longtemps de couver sous la cendre. Nous pouvons voir encore le point de vue orthodoxe sur cette controverse à la fin du cinquième siècle dans une collection de notes biographiques du prêtre Gennade de Marseille, Vies des hommes illustres (une continuation du livre du même nom du bienheureux Jérôme). Gennade, dans son traité Sur les Dogmes Ecclésiastiques, se montre un disciple de saint Cassien sur la question de la grâce et du libre-arbitre, et ses commentaires sur les participants les plus en vue de la controverse nous donne une bonne idée de comment les défenseurs de saint Cassien en Occident regardaient la question quelque cinquante années ou plus après les morts d’Augustin et de Cassien.
A propos de saint Cassien, Gennade dit (§ 62) : « Il écrivit à partir de son expérience, dans un langage vigoureux, ou pour parler plus clairement, avec le sens derrière chaque mot et l’action derrière chaque discours. Il couvrit le terrain entier des directions pratiques, pour toutes les sortes de moines. » Alors suit une liste de ses œuvres, avec toutes les Conférences mentionnées par leur nom, ce qui constitue l’un des plus longs chapitres du livre. Rien n’est dit spécifiquement sur son enseignement sur la grâce, mais saint Cassien est clairement présenté comme Père Orthodoxe.
Au sujet du livre de Prosper, d’autre part, Gennade écrit (§ 85) : « Je considère comme venant de lui un livre anonyme contre certains des ouvrages de Cassien que l’Eglise de Dieu a jugés salutaires, mais qu’il flétrit comme étant nocifs, et de fait, certaines des opinions de Cassien et de Prosper sur la grâce de Dieu et le libre-arbitre diffèrent les unes des autres ». Ici l’Orthodoxie de l’enseignement de Cassien sur la grâce est clairement proclamée, et il est constaté que celui de Prosper en diffère, mais sa critique de Prosper reste néanmoins douce.
Concernant saint Fauste, Gennade écrit (§ 86) : « Il publia un excellent travail, Sur la grâce de Dieu par laquelle nous sommes sauvés, dans lequel il enseigne que la grâce de Dieu invite toujours, précède et aide notre vouloir, et quel que soit le gain que puisse atteindre notre liberté de vouloir dans ses effets pieux cela n’est point de son propre mérite, mais le don de la grâce. » Et plus loin, après avoir commenté ses autres livres : « Cet excellent instructeur en qui nous croyons avec enthousiasme et que nous admirons ». Clairement, Gennade défend saint Fauste comme Père orthodoxe, et en particulier le défend contre l’accusation (souvent formulée aussi contre saint Cassien) qu’il dénie la « grâce préventive ». Les disciples d’Augustin ne purent jamais comprendre que la doctrine orthodoxe de la synergie ne dénie absolument pas « la grâce préventive », mais enseigne seulement sa coopération avec le libre-arbitre. Gennade (et saint Fauste lui-même) mirent un point tout spécial à affirmer cette croyance en la « grâce préventive ».
Regardons maintenant ce que Gennade dit d’Augustin lui-même ; Il faut se rappeler que ce livre fut écrit dans les années 480 ou 490 ; lorsque la controverse à propos de l’enseignement sur la grâce d’Augustin était vieille d’une soixantaine d’années, que les exagérations de cette doctrine avaient été largement exposées et abondamment discutées, et que les conséquences douloureuses de ces exagérations étaient devenues évidentes dans la doctrine déjà condamnée du prédestinatianisme de Lucidus.
« Augustin d’Hippone, évêque d’Hippone Regiensis, un homme réputé dans le monde entier pour ses connaissances à la fois profanes et sacrées, sans défaut dans la foi, pur dans la vie, qui écrivit des livres en si grand nombre qu’ils ne peuvent être tous rassemblés. Qui peut se vanter de posséder tous ses ouvrages ou bien d’avoir lu avec tant de diligence qu’il a pu lire tout ce qu’Augustin écrivit ? » A cet éloge d’Augustin, quelques uns de ses manuscrits ajoutent une critique : « Voilà pourquoi, selon la véracité du proverbe de Salomon, dans la multitude des mots on ne peut manquer de pécher (§ 39) » La critique d’Augustin (qu’elle appartienne à Gennade lui-même ou à un copiste tardif) n’est pas moins douce que celle des saints Cassien et Fauste, se contentant de signaler que l’enseignement d’Augustin n’est pas parfait. Clairement, les porte-paroles d’une confession pleinement orthodoxe de la Grâce au cinquième siècle en Gaule ne considéraient pas autrement Augustin que comme un grand instructeur et un Père, même s’ils trouvaient nécessaire de signaler ses erreurs. Cela a continué à être l’attitude orthodoxe envers Augustin jusqu’à nos jours.
Au commencement du sixième siècle la controverse sur la grâce s’était concentrée dans la critique de l’enseignement de saint Fauste, dont le « petit crochet » du libre-arbitre continuait de troubler les disciples d’Augustin avec leur esprit toujours hyper-rationnel. Toute la controverse finalement arriva à sa fin grâce surtout aux efforts d’un homme dont la position favorisa tout spécialement la réconciliation finale des deux parties. Saint Césaire, Métropolite d’Arles, était un moine du monastère de Lérins, où il fut parmi les ascètes les plus strictes, et un disciple de l’enseignement monastique de saint Fauste, qu’il ne cessa jamais d’appeler un saint ; mais en même temps, il admirait hautement et aimait fort le bienheureux Augustin, et vers la fin il obtint la requête qu’il avait faite à Dieu de pouvoir mourir le jour du repos d’Augustin (il mourut la veille, le 27 août 543). Sous sa présidence, le Concile d’Orange fut réuni en 529, avec quatorze évêques présents et approuva 25 canons qui donnaient une version quelque peu modifiée de l’enseignement sur la grâce du bienheureux Augustin. Les expressions exagérées d’Augustin sur la nature quasi irrésistible de la grâce furent soigneusement écartées, et rien de plus ne fut dit de son enseignement sur la prédestination. D’une manière significative, la doctrine de la « prédestination au mal » (que certains avaient tiré comme fausse « déduction logique » de l’enseignement d’Augustin sur la « prédestination à la mort ») fut spécifiquement condamnée et ses tenants (« s’il en existe certains qui désirent croire en une chose si mauvaise ») anathématisés.
La doctrine orthodoxe de saint Cassien et de saint Fauste ne fut pas citée dans ce Concile, mais ne fut pas non plus condamnée ; leur enseignement de la synergie fut tout simplement incompris. La liberté de l’homme fut, bien entendu, maintenue, mais dans le cadre du point de vue hyper-rationnel que l’Occident a sur la nature et sur la grâce. L’enseignement d’Augustin fut corrigé, mais la plénitude de l’enseignement plus profond de l’Orient ne fut pas reconnue. Voilà pourquoi l’enseignement de saint Cassien constitue de nos jours une révélation pour les Occidentaux qui cherchent la vérité chrétienne : non pas que l’enseignement d’Augustin, dans sa forme modifiée, soit « faux » (car il enseigne la vérité autant qu’il peut le faire dans son cadre limité), mais parce que l’enseignement de saint Cassien constitue une expression plus profonde et entière de la vérité.
Hieromonk Seraphim Rose, The Place of Blessed Augustine in the Orthodox Church, p. 20-5, Saint Herman of Alaska Brotherhood, Platina, California, 1983
Traduit de l’anglais par Thierry Cozon
Version électronique disponible sur le site de La Voie Orthodoxe
Publié ici avec l’aimable autorisation de l’Archiprêtre Quentin de Castelbajac
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