Prière de W. H. Auden
« Et maintenant, prions à l’intention de ceux qui détiennent quelque malheureuse parcelle d’autorité, prions pour tous ceux à travers lesquels nous devons subir la tyrannie impersonnelle de l’État, pour tous ceux qui enquêtent et contre-enquêtent, pour tous ceux qui délivrent les autorisations et promulguent les interdirions, prions pour qu’ils n’en viennent pas à considérer la lettre et le chiffre comme plus réels et plus vivants que la chair et le sang… Et faites, Seigneur, faites que nous autres, simples citoyens de cette terre, nous n’en arrivions pas à confondre l’homme avec la fonction qu’il occupe. Faites que nous ayons toujours présent à l’esprit que c’est bien de notre impatience ou de notre paresse, de notre abus ou de notre peur de la liberté, de nos propres injustices enfin, qu’est né cet État que nous devons subir, pour la délivrance et la rémission de nos péchés. » 1
La société actuelle sert les machines et les esclaves ethniques.
— J’ai fait une fois une croisière en sous-marin, dit-il. Je suis resté mille heures sous l’eau. Il y a dans les sous-marins un appareil spécial pour indiquer le moment précis où il faut renouveler l’air. Mais, il y a longtemps, il n’y avait pas d’appareils et les marins prenaient à bord des lapins blancs. Au moment où l’atmosphère devenait toxique, les lapins mouraient et les marins savaient alors qu’ils n’avaient plus que cinq ou six heures à vivre. À cet instant, le capitaine devait prendre la décision suprême : ou bien il faisait un effort désespéré pour remonter à la surface, ou bien il ne quittait pas le fond et mourait avec tout l’équipage. D’habitude, pour ne pas se voir mourir ils s’abattaient entre eux à coups de revolver.
Dans le sous-marin sur lequel je me trouvais il n’y avait pas de lapins blancs, mais des appareils. Le capitaine a observé que je percevais toute diminution de la quantité d’oxygène. Il s’est moqué de ma sensibilité, mais pour finir il n’a plus utilisé les appareils. Il n’avait qu’à me regarder. Et je lui indiquais avec une précision, toujours confirmée par les appareils, s’il y avait assez d’air ou non.
C’est un don que nous avons — les lapins blancs et moi — de sentir six heures avant le reste des humains le moment où l’atmosphère devient irrespirable. Depuis un certain temps j’éprouve cette même sensation que j’avais à bord du sous-marin : l’atmosphère est devenue suffocante.
— Quelle atmosphère ? demanda Nora.
— L’atmosphère dans laquelle vit la société contemporaine. L’être humain ne peut plus la supporter. La bureaucratie, l’armée, le gouvernement, l’organisation d’État, l’administration, tout contribue à suffoquer l’homme. La société actuelle sert les machines et les esclaves ethniques. Elle est créée pour eux. Mais les hommes sont condamnés à l’asphyxie. Ils ne s’en rendent pas compte. Ils persistent à croire que tout est normal, comme par le passé. Les hommes de mon sous-marin résistaient eux aussi dans l’atmosphère infectée. Après la mort des petits lapins, ils vivaient six heures encore. Mais moi je sais que tout est fini. 2
Notre société interdit la dignité et l’honneur personnel
Un homme dont on ne respecte ni l’honneur ni la dignité est un esclave ! […] Aujourd’hui, celui qui veut vivre dignement se condamne lui-même au suicide. Notre société interdit la dignité et l’honneur personnel, c’est-à-dire toute la vie d’homme libre. Elle ne permet qu’une vie d’esclave. Mais cela ne saurait durer. Une société dans laquelle tous les hommes — depuis le ministre jusqu’au domestique — sont des esclaves doit s’effondrer. Et le plus vite serait le mieux. 3
Sans amour et sans respect la culture occidentale n’existe plus
Notre culture a disparu, Lucian. Elle avait trois qualités : elle aimait et respectait le Beau, habitude prise chez les Grecs. Elle aimait et respectait le Droit, habitude prise chez les Romains ; elle aimait et respectait l’Homme, habitude prise très tard et avec force difficultés chez les Chrétiens. Ce n’est que par le respect de ces trois symboles : l’Homme, le Beau et le Droit que notre culture occidentale a pu devenir ce qu’elle a été. Et maintenant elle vient de perdre la part la plus précieuse de son héritage : l’amour et le respect de l’Homme. Sans cet amour et sans ce respect la culture occidentale n’existe plus. Elle est morte. 4
L’Occident regarde l’homme par les yeux de la technique.
La civilisation occidentale dans sa dernière phase de progrès ne prend plus conscience de l’individu. Et rien ne nous permet d’espérer qu’elle le fasse jamais. Cette Société ne connaît que quelques-unes des dimensions de l’individu. L’homme intégral, pris individuellement, n’existe plus pour elle. Toi, Eleonora West, qui restes en prison, bien que non coupable, moi, et d’autres encore, n’existons pas pour eux. Tout simplement, nous ne sommes pas. Nous existons seulement en tant que fractions infinitésimales d’une catégorie. Toi, par exemple, tu n’es qu’une citoyenne ennemie, arrêtée en territoire allemand. C’est le maximum de notes caractéristiques que la Société technique occidentale puisse assimiler. C’est là tout ce qui peut te représenter à ses yeux. Elle ne te reconnaît que grâce à ces traits distinctifs et te traite en conséquence, avec tout le groupe auquel tu appartiens, d’après les règles de la multiplication, de la division ou de la soustraction. Tu n’es qu’une partie de la Roumanie. Cette fraction est arrêtée. La faute — ou le crime — qui sont la cause de l’arrestation appartiennent à la catégorie.
— Et cependant les Américains ont eu un motif pour nous arrêter, dit Nora. Ils nous en veulent. Ils nous suspectent. Autrement ils nous auraient relâchés. Je souffre parce que je ne connais pas le motif de l’arrestation. Car il doit y avoir un motif !
— En effet, il y a un motif, répondit Traian. Mais ce motif est absurde du point de vue humain et parfaitement justifié du point de vue de la machine. L’Occident regarde l’homme par les yeux de la technique. L’homme en chair et en os, capable de joie et de souffrance est inexistant. Et c’est pourquoi, le fait qu’ils nous aient arrêtés, nous gardent en prison et demain peut-être nous exécutent, ne peut pas être considéré comme criminel. Ce serait criminel si cela se rapportait à des hommes en chair et en os. Mais la Société occidentale est incapable de prendre acte de la présence de l’homme vivant. Lors qu’elle arrête ou tue quelqu’un, cette Société n’arrête et ne tue pas quelque chose de vivant, mais une notion. En bonne logique, ce crime ne peut lui être imputé, car aucune machine ne peut être accusée de crime. Et nul ne saurait demander à une machine de traiter les hommes selon leurs caractéristiques individuelles.
— Et quel serait le motif juste et parfait du point de vue technique qui a poussé les Américains à nous arrêter ? demanda Nora.
— Je l’ignore, répondit Traian. Tout ce que je sais est que le fait de soumettre l’homme aux lois et aux critères techniques, critères excellents en ce qui concerne les machines, équivaut à un assassinat. Un homme obligé à vivre dans les conditions et le milieu d’un poisson, meurt en quelques minutes, et vice versa. L’Occident a créé une Société semblable à la machine. Il oblige les hommes à vivre au sein de cette Société et à s’adapter aux lois de la machine. Et quelquefois, l’Occident a l’impression d’avoir réussi. Mais on tue les hommes en les soumettant aux mêmes lois qui régissent les camions et les chronomètres.
People are not alike…
Nations are not alike.
Everybody is not the same or as clever or strong as everybody else.
Seules les machines peuvent être parfaitement égales entre elles. Seules les machines peuvent être remplacées, démontées et réduites à leurs éléments essentiels ou à quelques mouvements principaux. Lorsque les hommes leur ressembleront jusqu’à s’identifier à elles, alors, il n’y aura plus d’hommes sur la terre.
Nora soupira.
— Tu n’existes pas en tant que personne humaine, continua Traian, ou bien si tu préfères, tu existes, mais vue et déformée par les yeux de la machine.
Mais, dans la Société technique, tout comme dans les Sociétés barbares, l’homme n’a aucune valeur. Ou même s’il en a une, elle est infime. Au fond, toi, tu n’es pas même arrêtée.
— Nous ne sommes pas arrêtés ?
— Même pas, dit Traian. Nous, c’est-à-dire toi et moi, nous ne sommes pas arrêtés, bien que nous soyons depuis six semaines déjà en prison. Nos personnes individuelles n’existent même pas pour la Société technique occidentale.
En conséquence, elles ne peuvent être arrêtées et ne le sont pas.
— Cela ne me console pas, dit Nora. Nous ne sommes pas arrêtés, mais cependant nous sommes en prison.
— Mais si, c’est une consolation. C’est même la seule possible pour cette heure tardive de l’histoire. 5
Les occidentaux ne connaissent plus le péché
Je sais que les Américains vont nous livrer aux Russes, enfermés dans nos cellules. C’est criminel. Mais, en se plaçant à leur point de vue, ils sont innocents. Ils sont aussi candides que des locomotives, qui semblent sourire lorsqu’elles écrasent un homme sur la voie ferrée. Les Occidentaux ont réduit le péché lui-même à une seule dimension. Ils l’ont minimisé jusqu’à l’extrême. Je pourrais même dire qu’ils ne le connaissent plus. Ils ne sont pas coupables. C’est leur civilisation qui est coupable. Mais tout cela n’a pas d’importance en ce moment. Je l’ai rappelé simplement pour que nous ne nous fassions plus d’illusions. Dans quelques moments, nous serons cédés aux Russes, c’est-à-dire aux hommes les plus cruels qui aient jamais agi, grâce à un appareil d’État, sur toute la surface de la terre. Et si je peux supporter encore » l’homme-machine « réduit à sa fonction de robot, je ne pourrai jamais affronter « la bête sauvage motorisée ». 6
Au lieu de cœurs ils ont des chronomètres
Depuis quelque temps, une nouvelle espèce d’animal est apparue sur la surface du globe. Cette espèce a un nom : les Citoyens. Ils ne vivent ni dans les bois, ni dans la jungle, mais dans les bureaux. Cependant ils sont plus cruels que les bêtes sauvages de la jungle. Ils sont nés du croisement de l’homme avec les machines. C’est une espèce bâtarde. La race la plus puissante actuellement sur toute la surface de la terre. Leur visage ressemble à celui des hommes, et souvent on risque même de les confondre avec eux. Mais sitôt après, on se rend compte qu’ils ne se comportent pas comme des hommes, mais comme des machines. Au lieu de cœurs ils ont des chronomètres. Leur cerveau est une espèce de machine. Ce ne sont ni des machines ni des hommes. Leurs désirs sont des désirs de bêtes sauvages. Mais ce ne sont pas des bêtes sauvages. Ce sont des Citoyens… Étrange croisement. Ils ont envahi toute la terre. 7
C’est le monde tout entier qui est souillé.
Every horror had its definition,
Every sorrow had a kind of end:
In life there is not time to grieve long.
But this, this is out of life, this is out of time,
An instant eternity of evil and wrong.
We are soiled by a filth that we cannot clean, united to supernatural vermin,
It is not we alone, it is not the house, it is not the city that is defiled,
But the world that is wholly foul.
Clear the air! Clean the sky! Wash the wind!
Take the stone from the stone, take the skin from the arm, take the muscle from the bone, and wash them.
Wash the stone, wash the bone, wash the brain, wash the soul,
Wash them ! wash them!
T. S. Eliot, Meurtre dans la cathédrale
Toute horreur se pouvait définir
Tout chagrin connaissait une quelconque fin :
Dans la vie, pas de temps à consacrer aux longs chagrins.
Mais ceci, c’est hors de la vie, hors du temps, c’est une perdurable éternité de mal et d’injustice.
Nous sommes souillées par une ordure que nous ne pouvons laver.
Unie à la vermine surnaturelle,
Ce n’est pas nous seules, ce n’est pas la maison, ce n’est pas la Cité qui ont reçu la souillure.
C’est le monde tout entier qui est souillé.
Purifiez l’air ; Nettoyez le ciel ; Lavez le vent ;
Ôtez la pierre de la pierre, dépouillez le bras de sa peau, arrachez le muscle à l’os, et lavez-les ;
Lavez la pierre, lavez l’os ; lavez la cervelle, lavez l’âme ;
Lavez-les ; Lavez-les !
Traduction H. Fluchère 8
L’amertume des hommes esclaves de la Technique, de l’État, de la Bureaucratie, du Capital.
La démocratie, par exemple, est une forme d’organisation sociale nettement supérieure au totalitarisme, mais elle ne représente que la dimension sociale de la vie humaine. Arriver à confondre la démocratie avec le sens même de la vie, c’est tuer la vie de l’homme et la réduire à une seule dimension. C’est la grande faute, commune aux nazis et aux communistes.
La vie humaine n’a de sens que prise et vécue dans son ensemble. Et pour pénétrer le sens ultime de la vie, il faut employer les mêmes outils dont nous nous servons pour comprendre l’art et la religion : les outils de la création artistique, les outils de toute création. Dans la découverte de ce sens ultime de la vie, la raison n’a qu’un rôle secondaire. Les mathématiques, la statistique et la logique ont le même effet, pour la compréhension et l’organisation de la vie humaine, que pour celle d’un concert de Beethoven ou de Mozart.
Mais la Société technique occidentale s’entête à arriver à la compréhension de Beethoven et de Raphaël par des calculs mathématiques. Elle s’entête à comprendre la vie humaine et à l’améliorer par les statistiques.
Cette tentative est également absurde et dramatique.
Avec ce système, l’homme peut atteindre, dans le meilleur des cas, l’apogée de la perfection sociale. Mais cela ne lui est d’aucun secours. La vie même de l’homme cessera d’exister du moment où elle sera réduite au social, à l’automatique, aux lois de la machine. Ces lois ne pourront jamais donner un sens à la vie humaine. Et si on enlève à la vie son sens — l’unique sens qu’elle possède et qui est totalement gratuit et dépasse la logique — alors, la vie même finit par disparaître. Le sens de la vie est absolument individuel et intime.
La Société contemporaine a rejeté depuis longtemps déjà ces vérités et elle se dirige à une vitesse vertigineuse, avec la force du désespoir, vers d’autres chemins. Et c’est pourquoi les flots du Rhin, du Danube et de la Volga roulent en ce moment des larmes d’esclaves. Ces mêmes larmes empliront le lit de tous les fleuves de l’Europe et de tous les fleuves de la terre, jusqu’à ce que les mers et les océans débordent de toute l’amertume des hommes esclaves de la Technique, de l’État, de la Bureaucratie, du Capital.
À la fin, Dieu prendra pitié de l’homme — comme il l’a déjà fait maintes fois. Ensuite, telle l’arche de Noé sur les flots — les quelques hommes demeurés vraiment hommes — flotteront par-dessus les remous de ce grand désastre collectif. Et c’est grâce à eux que la race humaine sera sauvée, comme elle l’a déjà été à plusieurs reprises au cours de l’histoire.
Mais le salut ne viendra que pour les hommes qui sont vraiment des hommes, c’est-à-dire des individus. Cette fois-ci, ce ne seront pas les catégories qui seront sauvées.
Aucune Église, aucune nation, aucun État et aucun continent ne pourra sauver ses membres en masse ou par catégories. Seuls les hommes pris individuellement, sans tenir compte de leur religion, de leur race ou des catégories sociales ou politiques auxquelles ils appartiennent, pourront être sauvés. Et c’est pourquoi, l’homme ne doit jamais être jugé d’après la catégorie à laquelle il appartient.
La catégorie est l’aberration la plus barbare et la plus diabolique qu’ait jamais enfanté le cerveau de l’homme. Il ne faut pas oublier que notre ennemi est, lui aussi, ton homme et non une catégorie. 9
C’est un grand péché que de manger la nourriture d’un autre
Iohann Moritz mangeait comme on célèbre la messe, avec une volupté égale et mesurée. Manger était pour lui un acte sacré — l’acte de la nutrition — ramené à sa majesté originelle.
Et comme tout acte essentiel, il excluait la hâte et se déroulait avec attention et gravité. Aucune goutte de soupe ne restait sur les lèvres, ne tombait, ou n’était oubliée.
Ces gestes presque sacrés dont Iohann Moritz se servait pour manger, paralysaient tout scepticisme et imposaient le silence.
Il n’avait rien de théâtral. Rien de gratuit. Rien d’inutile. À l’heure de déjeuner, Iohann Moritz s’intégrait dans le grand rythme de la nature. Il se nourrissait comme se nourrissent les arbres, qui tirent leur sève du plus profond de la terre. Tout son être était engagé dans l’acte qu’il accomplissait – et, sans plus rien voir de tout ce qui pouvait se passer autour de lui – il devenait à ce moment-là pleinement lui-même, retrouvant la nature et s’unissant intimement à elle.
Après avoir fini de manger et avoir pris avec sa cuiller les dernières gouttes de soupe au fond de sa gamelle, il demeura quelques instants immobile, contemplant le spectacle qui se déroulait devant ses yeux, spectacle qu’il était seul à voir. Puis, de ses trois doigts réunis, il se signa de nouveau.
Se retournant vers Traian, il lui dit, comme s’il était retombé sur terre après un long rêve :
— C’est un grand péché que de manger la nourriture d’un autre. 10
Virgil Gheorghiu, La 25e heure, Plon, Paris, 1978
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