Je sens qu’il vient de se produire autour de nous un événement grave. Je ne sais ni où il a éclaté, ni quand il a commencé, ni combien il va durer. Mais je sens qu’il existe. Nous sommes pris dans la tourmente et la tourmente nous déchirera la chair, nous brisera les os, l’un après l’autre. Je pressens cet événement comme seuls peuvent le faire les rats lorsqu’ils abandonnent précipitamment un bateau qui va couler ; avec la seule différence que moi je n’ai plus où m’enfuir. Il n’y aura pour nous de refuge nulle part au monde.
— À quel événement fais-tu allusion ?
— Tu peux l’appeler révolution si tu le veux, dit Traian. Une révolution de proportions inimaginables. Et tous les êtres humains en seront les victimes.
— Et quand va-t-elle éclater ? demanda le procureur qui ne prenait toujours pas au sérieux les dires de Traian.
— Mais la révolution est déjà déclenchée, mon vieux. La révolution a éclaté en dépit de ton scepticisme et de ton ironie. Mon père, ma mère, toi, moi-même et les autres nous prendrons conscience peu à peu du péril et essaierons de nous sauver, de nous cacher. D’autres ont déjà commencé à se cacher, comme des bêtes sauvages lorsqu’elles sentent venir l’orage. Moi, je veux me retirer à la campagne. Les membres du parti communiste prétendent que les fascistes sont responsables et que le péril ne peut être évité qu’à la condition de les liquider. Les nazis veulent sauver leur peau en tuant les Juifs. Mais ce ne sont là que les symptômes de la peur qu’éprouve tout être humain devant le danger. Le danger — cependant — est le même partout. Seules les réactions des hommes en face du péril sont différentes.
— Et quel est-ce grand danger qui nous menace tous ? demanda le procureur.
— L’esclave technique ! continua Traian Koruga. Toi aussi tu le connais, George. L’esclave technique est le serviteur qui nous rend chaque jour mille services dont nous ne saurions plus nous passer. Il pousse notre auto, nous donne de la lumière, nous verse l’eau pour nous laver, il nous fait des massages, raconte des histoires pour nous amuser lorsque nous tournons le bouton de la radio, trace des routes, déplace des montagnes.
— Je pensais bien que c’était là une métaphore poétique !
— Ce n’est pas une métaphore, mon cher George ! répondit Traian. L’esclave technique est une réalité. Son existence ne peut être niée.
— Je ne nie pas son existence ! répliqua le procureur. Mais pourquoi l’appeler « esclave technique ». Il s’agit simplement d’une force mécanique !
— Les esclaves humains, les camarades des esclaves techniques de la société contemporaine, étaient eux aussi considérés par les Grecs et les Romains comme une force aveugle, comme des choses inanimées. Ils pouvaient être vendus, achetés, donnés en présent, tués. Ils étaient simplement évalués selon la force de leurs muscles et leur capacité de travail. Exactement le même critère que nous employons aujourd’hui pour l’esclave technique.
— Les différences sont très grandes, cependant ! répliqua George. Nous ne pouvons remplacer l’esclave humain par l’esclave technique.
— Mais si, justement, nous le pouvons ! L’esclave technique s’est révélé plus ordonné et moins cher que l’esclave humain. Partant, il a commencé à remplacer rapidement son prédécesseur. Nos navires ont pris la place des galères. Et maintenant les navires n’avancent plus poussés par les efforts des esclaves des galères mais par la force des esclaves techniques. Et lorsque le soir tombe, l’homme riche, qui peut se permettre le luxe d’avoir des esclaves, ne frappe plus dans ses mains pour les voir arriver flambeaux à la main, comme le faisait son ancêtre à Rome ou à Athènes, il tourne un bouton et les esclaves techniques illuminent sa chambre. L’esclave technique allume le feu qui chauffe l’appartement ou l’eau du bain, ouvre les fenêtres, produit des courants d’air. Il a l’immense avantage sur son camarade humain, d’être mieux dressé, de ne rien entendre et de ne rien voir. L’esclave technique n’apparaît que lorsqu’il est appelé. Il vous apporte la lettre d’amour en un instant, et la voix même de la femme aimée, il vous la fait entendre à distance. Les esclaves techniques sont des serviteurs parfaits. Ils labourent. Ils mènent les guerres, la police, l’administration. Ils ont appris toutes les activités humaines et les exécutent à merveille. Ils font les calculs dans les bureaux, peignent, chantent, dansent, volent dans les airs, descendent sous l’eau. L’esclave technique est même devenu bourreau et exécute les condamnés à mort. Il guérit les malades dans les hôpitaux à côté des médecins, assiste le prêtre lorsqu’il célèbre la messe.
Traian Koruga s’interrompit un moment et porta le verre à ses lèvres. Dehors la pluie tombait régulièrement.
— Je finirai tout de suite cette digression, dit-il. Quant à moi je vous avoue que je me sens toujours en société, même si apparemment je suis seul. Je vois se mouvoir autour de moi ces esclaves techniques toujours prêts à me servir et à m’aider. Ils allument mes cigarettes, me disent ce qui se passe dans l’univers, éclairent ma route la nuit. Ma vie a leur cadence. Ils me tiennent compagnie plus que les autres êtres vivants. Je me sens même capable de sacrifices pour eux. C’est pour cela que je ne peux pas demeurer longtemps à Fântâna, comme vient de le faire remarquer ma mère. Mes esclaves techniques m’attendent à Bucarest. Nous sommes beaucoup plus riches que nos collègues d’il y a deux mille ans qui ne possédaient que quelques douzaines d’esclaves. Nous en avons des centaines, des milliers. Et maintenant je vais vous poser une question : à combien estimez-vous le nombre d’esclaves techniques, en pleine activité aujourd’hui, sur la surface du globe ? Il y en a au moins quelques dizaines de milliards. Et combien d’hommes ?
— Deux milliards d’hommes ! répondit le procureur.
— C’est exact. La supériorité numérique des esclaves techniques qui peuplent aujourd’hui la terre est écrasante. En tenant compte du fait que les esclaves techniques tiennent en main les points cardinaux de l’organisation sociale contemporaine, le danger est évident. En termes militaires les esclaves techniques tiennent en main les nœuds stratégiques de notre société : l’armée, les voies de communication, l’approvisionnement et l’industrie pour n’en citer que les plus importants. Les esclaves techniques forment un prolétariat, si nous entendons par ce mot un groupe dans une société à un moment historique, groupe qui n’est pas intégré à cette société. Leur destinée se trouve entre les mains des hommes. Je n’écrirai pas un roman fantastique et partant ne décrirai pas la manière dont ces esclaves techniques se révoltent un beau jour, emprisonnent l’espèce humaine dans les camps de concentration, la font disparaître sur l’échafaud ou la chaise électrique. De telles révolutions sont le fait des esclaves humains. Je ne décrirai que des faits réels. Et dans la réalité ce prolétariat technique fera sa révolution sans se servir de barricades comme ses camarades les esclaves humains. Les esclaves techniques représentent une majorité numérique écrasante dans la société contemporaine. C’est un fait concret. Dans le cadre de cette société ils agissent selon leurs lois propres, différentes de celles des humains. Je ne citerai de ces lois spécifiques aux esclaves techniques que l’automatisme, l’uniformité et l’anonymat.
L’homme moderne sait que ses semblables, et lui-même d’ailleurs, sont des éléments qu’on peut remplacer.
Une société, dans laquelle il y a quelques dizaines de milliards d’esclaves techniques et à peine deux milliards d’hommes (même si ces derniers la gouvernent), aura tous les caractères d’une majorité prolétarienne. Du temps des Romains, les esclaves humains parlaient, priaient et vivaient selon les coutumes importées de Grèce, de Thrace ou d’autres pays occupés. Les esclaves techniques de notre société gardent eux aussi leur caractère spécifique et vivent selon les lois de leur nation. Cette nature, ou si vous préférez cette réalité existe dans le cadre de notre société. Son influence se fait sentir de plus en plus. Les hommes, afin de pouvoir les avoir à leur service, sont forcés de connaître et d’imiter leurs habitudes et leurs lois. Chaque patron est obligé de savoir un peu la langue et les coutumes de ses employés pour leur commander. Presque toujours, lorsque l’occupant est en état d’infériorité numérique, il adopte la langue et les coutumes du peuple occupé, par commodité ou intérêt pratique. Il le fait bien qu’étant l’occupant et maître tout-puissant.
Le même processus poursuit son développement dans le cadre de notre société, bien que nous ne voulions pas le reconnaître. Nous apprenons les lois et la manière de parler de nos esclaves pour mieux les diriger. Et ainsi, peu à peu, sans même nous rendre compte, nous renonçons à nos qualités humaines, à nos lois propres. Nous nous déshumanisons, nous adoptons le style de vie de nos esclaves techniques. Le premier symptôme de cette déshumanisation c’est le mépris de l’être humain. L’homme moderne sait que ses semblables, et lui-même d’ailleurs, sont des éléments qu’on peut remplacer. La société contemporaine qui compte un homme pour deux ou trois douzaines d’esclaves techniques doit être organisée et fonctionner d’après des lois techniques. C’est une société créée selon des nécessités mécaniques et non humaines. Et c’est là que commence le drame.
Les êtres humains sont obligés de vivre et de se comporter selon des lois techniques, étrangères aux lois humaines. Ceux qui ne respectent pas les lois de la machine, promues au rang de lois sociales, sont punis. L’être humain qui vit en minorité devient, le temps aidant, une minorité prolétaire. Il est exclu de la société à laquelle il appartient, mais dans laquelle il ne peut s’intégrer désormais sans renoncer à sa condition humaine. Il en résulte pour lui un sentiment d’infériorité, le désir d’imiter la machine, et d’abandonner ses caractères spécifiquement humains, qui le tiennent éloigné des centres d’activité sociale.
Et cette lente désintégration transforme l’être humain en le faisant renoncer à ses sentiments, à ses relations sociales jusqu’à les réduite à quelque chose de catégorique, précis et automatique, les mêmes relations qui lient une pièce de la machine à une autre. Le rythme et le langage de l’esclave technique est imité dans les relations sociales, dans l’administration, dans la peinture, dans la littérature, dans la danse. Les êtres humains deviennent les perroquets des esclaves techniques. Mais ce n’est là que le début du drame. C’est le moment où commence mon roman, c’est-à-dire la vie de mon père, de ma mère, la tienne, George, la mienne et celle des autres personnages.
L’individu n’aura plus droit à l’existence, sera traité comme un piston ou une pièce de machine
— Ce qui veut dire que nous nous transformons en « hommes-machines ? » demanda le procureur. Il avait le même ton railleur.
— C’est justement là qu’éclate le drame. Nous ne pouvons pas nous transformer en machines. Le choc entre les deux réalités — technique et humaine — s’est produit. Les esclaves techniques gagneront la guerre. Ils s’émanciperont et deviendront les citoyens techniques de notre société. Et nous, les êtres humains, nous deviendrons les prolétaires d’une société organisée selon les besoins et la culture de la majorité des citoyens, c’est-à-dire des « citoyens techniques ». […]
Les hommes ne pourront plus vivre en société en gardant leurs caractères humains. Ils seront considérés comme égaux, uniformes et traités suivant les mêmes lois applicables aux esclaves techniques, sans concession possible à leur nature humaine. Il y aura des arrestations automatiques, des condamnations automatiques, des distractions automatiques, des exécutions automatiques. L’individu n’aura plus droit à l’existence, sera traité comme un piston ou une pièce de machine, et il deviendra la risée de tout le monde s’il veut mener une existence individuelle. Avez-vous jamais vu un piston mener une vie individuelle ? Cette révolution s’effectuera sur toute la surface du globe. Nous ne pourrons nous cacher ni dans les forêts, ni dans les îles. Nulle part. Aucune nation ne pourra nous défendre. Toutes les armées du monde seront composées de mercenaires qui lutteront pour consolider la société technique — d’où l’individu est exclu. Jusqu’à présent les armées combattaient pour conquérir de nouveaux territoires et des richesses nouvelles, par orgueil national, pour les intérêts privés des rois ou des empereurs, ayant pour fin le pillage ou la grandeur. C’étaient là des buts humains. Maintenant ces armées combattent pour les intérêts d’une société en marge de laquelle ils ont à peine le droit de vivre, comme prolétaires. C’est peut-être l’époque la plus sombre de toute l’histoire de l’humanité. Jamais encore l’homme n’a été aussi méprisé. Dans les sociétés barbares par exemple, un homme était moins apprécié qu’un cheval. Cela peut arriver encore aujourd’hui chez certains peuples ou certains individus. Tu me racontais tout à l’heure l’histoire d’un paysan qui venait de tuer sa femme et ne le regrettait pas, mais avait essayé de se suicider en pensant qu’il n’y aurait personne pour nourrir et abreuver ses chevaux tout le temps qu’il serait en prison. Telle est la façon de sous-évaluer l’individu dans les sociétés primitives. Le sacrifice humain est chose courante. Dans la société contemporaine le sacrifice humain n’est même plus digne d’être mentionné. Il est banal. La vie humaine n’a de valeur qu’en tant que source d’énergie. Les critères sont purement scientifiques. C’est la loi de notre sombre barbarie technique. Nous y arriverons après la victoire totale des esclaves techniques.
La Société technique travaille exclusivement d’après des lois techniques
— Et quand se produira la révolution dont tu te fais le prophète ? demanda le procureur.
— Elle a déjà commencé ! répondit Traian. Nous participerons à son développement. La plupart d’entre nous n’y survivront pas. J’ai terriblement peur de n’avoir jamais à finir ce livre, car je disparaîtrai également. […]
La Société technique travaille exclusivement d’après des lois techniques — en maniant seulement des abstractions, des plans — et ayant une seule morale : la production.
— Est-il possible que nous soyons arrêtés ?
Le procureur avait abandonné son ton ironique. Il était un peu apeuré et s’adressait à Traian comme à une chiromancienne à laquelle on demande de vous prédire l’avenir, sans y croire en principe.
— Sur toute la surface du globe aucun homme ne demeurera libre, dit Traian.
— Nous périrons donc dans les prisons, sans être coupables ? demanda le procureur.
— Non, répondit Traian. L’homme se trouvera enchaîné par la société technique pendant de longues années. Mais il ne périra pas dans les chaînes. La Société technique peut créer du confort. Mais elle ne peut pas créer de l’Esprit. Et sans Esprit il n’y a pas de génie. Une société dépourvue d’hommes de génie est vouée à la disparition. La société technique qui prend la place de la société occidentale et qui va conquérir toute la surface de la terre, périra elle aussi. L’illustre Albert Einstein affirme qu’il suffirait d’une solution de continuité de deux générations seulement dans la lignée des cerveaux de premier ordre spécialement doués pour la science physique pour que s’effondrassent toutes les constructions fondées sur cette science.
Nous vivons un temps où l’homme se prosterne devant le soleil électrique comme un barbare.
Cet écroulement de la société technique sera suivi de la renaissance des valeurs humaines et spirituelles. Cette grande lumière viendra sans doute de l’Orient. D’Asie. Mais pas de Russie. Les Russes se sont prosternés devant la lumière électrique de l’Occident et n’y survivront pas. L’homme de l’Orient va conquérir la société technique et utilisera la lumière électrique pour éclairer les rues et les maisons. Mais il n’en deviendra jamais l’esclave et ne lui dressera pas d’autels, comme le fait aujourd’hui dans sa barbarie la société technique occidentale. Il n’éclairera pas à la lumière du néon les voies de l’esprit et du cœur. L’homme de l’Orient se rendra maître des machines de la société technique par l’esprit, tel un chef d’orchestre, grâce au génie de l’harmonie musicale. Mais il ne nous sera pas donné de connaître cette époque. Nous vivons un temps où l’homme se prosterne devant le soleil électrique comme un barbare.
— Nous périrons donc enchaînés ? dit le procureur.
— Personnellement nous périrons dans les chaînes des esclaves techniques. Mon roman sera le livre de cet épilogue.
— Quel est son titre ?
– La Vingt-cinquième heure, dit Traian. Le moment où toute tentative de sauvetage devient inutile. Même la venue d’un Messie ne résoudrait rien. Ce n’est pas la dernière heure : c’est une heure après la dernière heure. Le temps précis de la Société occidentale. C’est l’heure actuelle. L’heure exacte.
Virgil Gheorghiu, La 25e heure, Plon, Paris, 1978, p. 54-62
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