Catéchèse, Communisme, Histoire, Martyrs et confesseurs du XXe siècle, Orthodoxie, Russie

Le schisme rénovateur : un mouvement pro-communiste dans l’Église russe I/II

6 avril 2023

Parmi tous les mouvements schismatiques qui ont traversé l’Église orthodoxe russe au XXe siècle, celui des « Rénovateurs » reste peu connu, bien qu’il soit généralement considéré comme ayant été l’un des plus préjudiciables à l’Église au cours des années vingt. Ce constat paradoxal doit sans doute être rapporté aux spécificités de ce mouvement apparu au sein du clergé, quatre ans seule­ment après la restauration du patriarcat. Outre qu’il fut la première expression d’une contestation de l’autorité ecclésiale, le schisme rénovateur s’est distingué par ses aspirations politiques pro-communistes qui en firent le seul schisme « de gauche » auquel se soit confrontée l’orthodoxie russe.

 

De plus, contraire­ment aux autres mouvements d’opposition du clergé qui allaient apparaître dès la seconde moitié des années vingt, les rénovateurs eurent une incidence parti­culière dans la vie de l’Église puisqu’ils prirent entièrement le contrôle de la hiérarchie ecclésiastique de mai 1922 à juin 1923, à la faveur de l’arrestation du patriarche. Ce dernier fait a contribué de façon déterminante à fixer l’image des Rénovateurs, perçus comme un mouvement orchestré par le gouvernement soviétique en vue de diviser l’Église. Le jugement des contemporains a long­temps influencé celui des historiens qui se sont surtout attachés à présenter la dimension politique du schisme et son instrumentalisation dans le contexte de la NEP, caractérisé par des conflits particulièrement aigus entre le nouveau régime et la direction de l’Église. Ainsi réduit au rôle de commis de la nouvelle idéologie, le mouvement rénovateur a rarement fait l’objet d’une attention plus approfondie. Or, il a été un lieu important d’innovations, au sein duquel s’est formulée une forte aspiration aux changements dans l’Église comme en témoigne son programme de réformes ecclésiologiques et liturgiques. En ce sens, le premier grand schisme post-révolutionnaire de Russie peut être aussi lu comme le catalyseur d’une volonté organique d’adapter l’orthodoxie russe à la modernité. Appréhendée dans cette perspective, l’étude du mouvement réno­vateur suscite une réflexion qui s’inscrit au cœur de l’actualité ecclésiale russe. Outre la réappropriation par la nouvelle aile réformatrice du clergé de certaines des revendications « rénovatrices », le renouveau de l’Église russe, porté par les mutations politiques et sociales présentes, réactualise dans cet autre tournant de l’histoire les grandes problématiques qui furent celles des années vingt. L’accessibilité de la vie ecclésiale aux nouvelles masses de croyants, le rapport entretenu par l’orthodoxie à la contemporanéité, la réalisation du principe conciliaire de l’Église, la position du patriarcat face aux pouvoirs laïcs consti­tuent quelques-unes des grandes questions qui, après avoir été au cœur du mouvement rénovateur, s’imposent avec la même acuité aux protagonistes d’aujourd’hui.

 

L’inscription historique et politique du schisme rénovateur

 

D’un point de vue factuel, la naissance du schisme rénovateur est étroitement associée à la première grande offensive anti-religieuse du gouvernement sovié­tique, entreprise au cours de l’hiver 1922 lors de la campagne pour la confisca­tion des biens de l’Église. Officiellement conçue comme une contribution nécessaire à l’effort national d’aide aux régions ravagées par la famine, cette campagne suscita un fort mouvement d’opposition. La contestation des laïcs et des clercs n’aurait sans doute pas pris un caractère aussi massif si le patriarche ne l’avait pas lui-même encouragée en adressant plusieurs appels aux chrétiens pour les inviter à défendre les objets nécessaires au culte. Néanmoins, la posi­tion du chef de l’Église ne fit pas l’unanimité au sein du clergé. Certains pré­lats, comme l’archevêque de Kostroma ou l’évêque Antonin (Granovskij) se prononcèrent au contraire en faveur de la remise des biens[1] [2]. Ces priemljuàèie (« acceptants »), comme ils furent désignés dans l’opinion, plaidaient pour un engagement social de l’Église dans la société et dénonçaient la position de l’Église qui, disaient-ils, n’œuvrait que pour la défense étroite de ses intérêts matériels. La controverse dévoilait la présence d’une opposition à la politique patriarcale, apparue au sein même du clergé. Elle allait bientôt se dénommer « mouvement rénovateur » (obnovlenèeskoe dvitenié) et être connue dans l’opinion sous le terme d’Église vivante (Zivaja cerkov’) du nom de la première organisation formalisée de ce mouvement.

La résistance du patriarche Tikhon à la remise des biens marqua le début de la répression des partisans les plus ouvertement engagés aux côtés du chef de l’orthodoxie russe, désignés sous le terme de « Tikhoniens » dans la presse nationale. Plusieurs procès retentissants d’hommes d’Église ponctuèrent l’ac­tualité de ce printemps 1922, tandis que le patriarche se trouvait assigné à rési­dence. Dépourvu de tous moyens d’action, Tikhon fut acculé à négocier la remise de ses pouvoirs avec le seul groupe de prêtres habilités par l’OGPU à servir d’intermédiaire entre le patriarche et le clergé. Compte-tenu des circons­tances, le chef de l’Église confia aux médiateurs le soin d’assurer le bref intérim du pouvoir avant que l’évêque de laroslav, Agafangel, qu’il avait dési­gné pour lui succéder, n’arrive à Moscou. Le renoncement temporaire du patriarche à ses prérogatives donna un semblant de légalité aux prétentions de ces quelques clercs qui, inconnus du grand nombre, prirent la tête de l’Église le 12 mai. Dans l’appel adressé le lendemain aux orthodoxes, ils se présentaient comme les porte-paroles du clergé démocratique, enfin placés à la direction de l’Église — rendue vacante par le retrait de Tikhon — pour mettre fin à la poli­tique contre-révolutionnaire du patriarche et « instaurer des liens normaux entre l’Église et le pouvoir soviétique » dont ils reconnaissaient le bien-fondé des aspirations[3].

Du mois de mai 1922 jusqu’en mai 1927, le Conseil suprême de l’Église (VCU), formé par les rénovateurs, fut la seule instance de pouvoir ecclésial reconnue par le gouvernement soviétique. Le VCU exigea de l’ensemble du clergé une soumission active par un désaveu public de l’autorité de Tikhon et rallia à sa cause nombre de prélats, parmi lesquels le métropolite Serge, futur patriarche de l’Église orthodoxe. La plupart des historiens n’hésitent pas à par­ler du « succès » du mouvement rénovateur au sein du clergé russe du moins durant cette période. Lors du concile qu’il organisa en 1923 pour promouvoir les réformes de l’Église et légaliser canoniquement son autorité, le pouvoir rénovateur était parvenu, à deux exceptions près, à rassembler les représentants de tous les évêchés de Russie. Néanmoins, cette reconnaissance avait été acquise au prix d’une pression sans relâche exercée sur le clergé avec la com­plicité des organes du pouvoir laïcs[4]. Dépourvus d’existence légale, les prélats qui proclamèrent leur fidélité à l’autorité patriarcale furent réprimés. Le cas le plus célèbre est celui du métropolite de Léningrad, Veniamin, qui, au terme d’un procès houleux, fut condamné à la peine capitale et exécuté. En dépit des répressions et des manœuvres d’intimidation, nombre de paroisses et évêchés demeurèrent « tikhoniens » et le pouvoir rénovateur, dans certains cas, fut amené à mettre en place une nouvelle hiérarchie qui se superposa à celle restée en place. Ce phénomène de double pouvoir ajouta à la confusion qui régnait dans les rangs du clergé et rendit difficile toute estimation exacte des forces du mouvement rénovateur.

Auto-proclamée démocratique, l’Église rénovée mit l’accent, dès son avène­ment, sur le caractère éminemment politique de ses objectifs. Tout en condam­nant sans répit les agissements contre-révolutionnaires des « Tikhoniens », elle revendiqua des chrétiens orthodoxes non seulement la reconnaissance du pou­voir soviétique mais également la reconnaissance du bien fondé de son idéolo­gie, dont elle faisait valoir la conformité avec les préceptes du christianisme primitif. Cette prétention à une nouvelle symbiose entre pouvoir temporel et spirituel constitua, aux yeux de l’opinion et dans l’esprit de certains historiens, le principal trait distinctif du mouvement rénovateur.

Le rayonnement de l’Église rénovée fut aussi spectaculaire qu’éphémère. Tout en ayant brisé l’unité de l’orthodoxie russe, les représentants du VCU se trouvèrent eux-mêmes rapidement divisés. Outre d’importants rapports de force au sein du Conseil suprême de l’Église, des dissensions de fond provo­quèrent des scissions qui affaiblirent considérablement le mouvement. Néan­moins, les rénovateurs parvinrent à contrôler l’Église pendant un an, de mai 1922 à juin 1923, date à laquelle Tikhon, après avoir reconnu ses torts, fut libéré. Le retour du patriarche à la vie publique marqua le début du déclin du mouvement dont les rangs ne cessèrent de décroître, en l’espace de quelques mois, tandis que Tikhon reconquérait son autorité, dénonçant l’usurpation du pouvoir dont il avait été victime.

Profondément discrédité dans l’opinion des croyants, qui l’accusaient d’avoir été la marionnette des intrigues de l’OGPU, le mouvement rénovateur entreprit dès l’automne 1923 une importante restructuration interne qui aboutit à la for­mation du Saint-Synode. Cette instance fut partiellement représentée par des personnalités nouvelles, appelées à rehausser l’image du clergé rénové. Dès cette période, des négociations occultes furent menées avec l’Église patriarcale en vue de mettre fin au schisme. Elles échouèrent mais favorisèrent le retour­nement de plusieurs leaders de la rénovation et leur ralliement à Tikhon[5].

Lors de son deuxième concile, tenu en 1925, quelques mois après la mort du patriarche, le Saint-Synode rénové réaffirma officiellement sa volonté de résorber le schisme, mais il continua néanmoins d’exister jusqu’en 1935[6]. Au milieu des années vingt, les rénovateurs conservaient toujours leur autorité sur une partie importante du clergé[7] et ils pouvaient encore espérer constituer un rapport de forces favorable au sein de l’orthodoxie russe. Cependant, les événe­ments tournèrent vite à leur désavantage. En effet, deux ans plus tard, le métro­polite Serge, « locum tenens » du siège patriarcal, rédigeait au nom de l’Église une déclaration d’allégeance au pouvoir soviétique. Ce geste qui allait, dix ans après la Révolution, normaliser les liens entre l’Église et l’État, rendait désor­mais caduque toute distinction politique entre l’Église patriarcale et le Saint — Synode. Si la déclaration de Serge provoqua l’émergence de nouveaux schismes dits « de droite », elle affaiblit considérablement l’ancien schisme « de gauche »[8]. En 1927, le Saint-Synode subit de nombreuses défections. Il ne devait plus désormais son existence qu’aux vieux antagonismes du passé et à cette hiérarchie qu’il avait formée et que seul il reconnaissait comme valide. La dégénérescence du mouvement s’exprima par l’abandon de la plupart des idéaux réformateurs. La fin de sa période « romantique » est à situer, d’après l’historien Anatolij Krasnov-Levitin, dans les mois qui suivirent le deuxième concile, au cours desquels la crise du mouvement était devenue manifeste. Après la déclaration du métropolite Serge, il perdit le soutien que lui avait apporté le pouvoir soviétique et ne subsista que dans quelques grandes villes, comme à Léningrad et dans certaines régions périphériques. Le clergé rénova­teur ne fut épargné ni par la campagne anti-religieuse de 1929, ni par les purges des années trente[9]. Il partagea les vicissitudes qui affectèrent l’ensemble de l’Église et, comme la plupart des mouvements schismatiques, il disparut définitivement au moment du rétablissement du patriarcat, en 1943.

Monastère sur la Volga.

Interprétations du schisme rénovateur

 

Soumis aux aléas des conjonctures qui présidèrent aux relations entre l’Église patriarcale et l’État, le mouvement rénovateur peut être considéré dans sa temporalité comme un pur instrument aux mains du pouvoir soviétique. Cependant, ce constat n’explique pas le succès, bref mais réel, du schisme au sein du clergé. Il n’éclaire pas non plus le sens de cette brusque dissidence ecclésiale quelques années seulement après le rétablissement du patriarcat et sa portée dans le contexte des années vingt, suite au choc sismique de la Révolu­tion. Bien qu’embryonnaire, l’historiographie du mouvement apporte quelques éléments de réflexion qui permettent pour le moins de dresser un état des lieux concernant ce pan « banni » de l’Église russe au XXe siècle.

Rappelons tout d’abord la tardive redécouverte, en U.R.S.S., de l’histoire du mouvement rénovateur et, plus généralement, des rapports entre l’Église et l’État dans les années vingt. Le militant de l’athéisme, Mikhail Odincov, faisait encore remarquer au lendemain du millénaire du christianisme russe que, si l’événement avait marqué une nouvelle ère dans les relations entre l’Église et l’État, il restait encore « beaucoup de chemin à parcourir pour liquider les taches blanches de l’histoire en particulier dans la période léniniste, de 1917 à 1924 »[10]. Depuis la fin des années quatre-vingt, certaines de ces taches ont bien été « liquidées », mais la relecture de l’histoire s’est faite en opérant une radi­cale inversion des affirmations portées par l’historiographie soviétique. En témoigne, pour la période qui concerne l’histoire du schisme, la réappréciation du rôle du patriarche qui, pour avoir symbolisé la contre-révolution dans le clergé, a été récemment canonisé et est considéré par beaucoup comme l’un des premiers témoins de l’Église martyre. Contrepoint légitimé par les anciennes accusations dont fut victime le chef de l’Église, cette nouvelle version de l’his­toire n’évite cependant pas l’écueil d’une certaine réactivité et ne favorise pas, en Russie, l’élaboration d’une perception plus objective et dépassionnée des premières années de l’histoire soviétique.

En U.R.S.S., l’histoire du schisme rénovateur a été tenue pour tabou jus­qu’aux années soixante, période au cours de laquelle paraissent plusieurs articles sur le sujet dont les principales interprétations seront reprises par A. SiSkin, dans son ouvrage publié à Kazan en 1970[11]. Cette étude, qui synthé­tise la thèse officielle de l’historiographie soviétique sur le schisme, mérite d’être brièvement résumée. Il s’agit, pour l’essentiel, d’un procès intenté a pos­teriori au mouvement rénovateur auquel l’auteur dénie toute authenticité[12]. L’adhésion massive du clergé au pouvoir schismatique serait surtout liée au renforcement du pouvoir soviétique qui rendait désormais utopique toute pers­pective de restauration monarchique. En revanche, l’introduction de la NEP aurait ouvert des perspectives nouvelles pour le clergé : « l’opposition ecclé­siale espérait en un changement du pouvoir soviétique tel que semblait l’an­noncer la NEP (…). La couche la plus libérale de l’intelligentsia s’organisa en un groupe « smenovekh » et prôna l’union nécessaire de l’intelligentsia bour­geoise avec le pouvoir soviétique pour l’établissement d’un régime partielle­ment bourgeois. La voix des Smenovekhy s’introduisit au sein de l’Église »[13].

D’autre part, le mouvement rénovateur aurait correspondu à la tentative « de rallier les masses laborieuses à l’Église dans une époque de défection massive. Il était nécessaire, pour ce faire, de trouver un compromis en utilisant les idéaux sociaux du communisme, compromis trouvé grâce au recours aux idéaux des premiers chrétiens »[14]. Reprenant les écrits de Jaroslavskij, l’éminent responsable de la propagande anti-religieuse de l’entre-deux-guerres, A. SiSkin affirme que « la reconnaissance de la révolution sociale par (les rénovateurs) n’était qu’une forme de déguisement pour s’attirer les masses labo­rieuses »[15]. Le retournement d’une partie du clergé en faveur du pouvoir réno­vateur aurait donc été exclusivement tactique. Quant aux idéaux du mouvement, ils auraient été conçus dans un esprit pragmatique de reconquête d’influence sur la société. Ce jugement d’ensemble se trouve partiellement tem­péré dans la présentation des différents courants de la rénovation et dans la réflexion menée à l’égard du bas clergé. En reconnaissant l’engagement impor­tant des prêtres dans le schisme, l’auteur explique leur choix par une authen­tique soif de justice qui les aurait conduits à mener une lutte de classes au sein de l’Église.

Cette interprétation n’a jamais été infirmée ou confirmée par d’éventuels tra­vaux des académies de théologie russes[16]. Cependant à la demande de l’évêque Manuel Lemeèevskij[17], Anatolij Krasnov-Levitin, futur dissident expulsé d’U.R.S.S., entreprit un vaste travail de recherche qui donna lieu à la première grande publication de synthèse sur le sujet, parue en Suisse à la fin des années soixante-dix[18]. Tout en revendiquant sa position d’historien, A. Krasnov-Levi­tin ne fut pas moins organiquement lié au mouvement rénovateur. Aussi son étude porte-t-elle la trace d’une vision de « l’intérieur » du schisme tout en témoignant d’un véritable esprit critique[19]. Sans remettre en cause l’évident opportunisme du mouvement, l’auteur analyse les différents courants qui l’ont traversé et qui s’y sont opposés. En ce sens, il distingue les partisans sincères d’une rénovation de l’Église de ceux, manipulés et cyniques, qui en ont perverti les aspirations. A. Krasnov-Levitin souligne ainsi la filiation de certains prota­gonistes de la rénovation avec les idéaux de la renaissance religieuse du début du siècle. Cette étude qui réhabilite en partie le mouvement rénovateur est généralement accréditée par les historiens occidentaux[20], comme en témoigne, notamment, la dernière synthèse de l’histoire de l’Église russe au XXe siècle de Dimitri Pospielovsky[21] qui reprend, dans ses grandes lignes, l’interprétation faite par l’historien dissident.

En s’aidant de ces travaux, il convient donc de revenir aux sources et aux démêlés du mouvement rénovateur pour être à même d’apprécier sa significa­tion dans le panorama confus des années vingt et, au-delà, dans les aspirations aux réformes de l’Église qui n’ont pas cessé d’exister, en sourdine, au sein du clergé russe.

 

Juillet 1969, dans le Grand Nord russe, devant l’église de Saint-Arthème-le-juste.
« Le christianisme naissant n’eut pas la partie plus facile; il a pourtant tenu ferme et réussi à s’épanouir. Et il nous a montré le chemin : le SACRIFICE ! »

[1] Rappelons que les biens de l’Église avaient été décrétés biens d’État dès 1918, lors de la promulgation du décret sur la séparation de l’Église et de l’État. Néanmoins, jusque-là, les dispositions qui avaient été prises pour la jouissance des édifices et autres propriétés de l’Église avaient grandement atténué les effets du décret. D’autre part, la campagne de 1922 pour la remise des biens de l’Église à l’État concernait essentielle­ment les « objets précieux » en argent et en or qui étaient destinés à être fondus. Or, à l’exception des revêtements d’icônes, ces objets précieux étaient les encensoirs, et sur­tout les accessoires de communion tels les calices, qui étaient considérés comme sacrés par les croyants, d’où une opposition massive à leur confiscation.

[2] Appels publiés dans les Izvestija du 15 mars. Le 24 mars, les Izvestija publièrent également l’appel du « Groupe du clergé progressiste de Léningrad » et le 30 mars, le journal fit connaître l’invitation adressée par Kalinine à l’évêque Antonin Granovskij à entrer dans le comité d’État d’aide aux affamés.

[3] « Appel aux vrais fils de l’Église orthodoxe russe », publié dans les Izvestija du 14 mai 1922 et reproduit dans A. Krasnov-Levitin et V. Éavrov, Oèerki po istorii russkoj cerkovnoj smuty (Essai sur l’histoire du temps des troubles dans l’Église russe), Jusnacht, 1977, T.I, p. 83.

[4] Outre le rapport de Tuèkov, responsable de la VIe section de l’OGPU (cf. pp. 29 — 40), qui révèle sans ambiguïté la collaboration du clergé avec l’OGPU, les archives du VIIIe département du NKJu (Commissariat du peuple à la justice), chargé des relations entre l’Église et l’État dans le cadre de l’application du décret sur la séparation de l’Église et de l’État, contiennent de très nombreux documents attestant cette collabora­tion (fonds 353, CGA RSFSR). L’entremise des pouvoirs publics fut surtout détermi­nante à l’échelon municipal, la plupart des soviets locaux n’acceptant que l’enre­gistrement des paroisses passées aux mains des rénovateurs.

[5] D’après l’historien Anatolij Krasnov-Levitin, ces tentatives de rapprochement auraient été amorcées sous la pression de l’OGPU. S’appuyant sur le témoignage de plu­sieurs rénovateurs, l’historien fournit dans ses détails le contenu des négociations arbi­trées par l’OGPU entre les rénovateurs et les Tikhoniens. Parmi ces derniers, l’évêque Illarion qui fut l’un des principaux interlocuteurs des rénovateurs, était favorable à la réunification. Il ne parvint cependant pas à convaincre Tikhon de reconnaître l’évêque Evdokim placé à la tête du Saint-Synode et, tenu pour responsable de cet échec, il fut envoyé en exil aux Solovki en 1924 ; cf. A. Krasnov-Levitin et A. Savrov, op. cit., Vol II, p. 214 et suivantes. Le parti pris de l’OGPIJ de résorber le schisme aurait été essentiellement motivé par la nécessité de normaliser les relations entre l’Église et l’État à la suite de la campagne internationale de protestation contre la répression de l’Église qui avait déjà entraîné la libération du patriarche. Cependant, dans son rapport, déjà mentionné, sur la situation de l’Église en 1923, le chef de la VP section de l’OGPU, Tuèkov, prétend au contraire avoir contribué à renforcer le schisme après la libération de Tikhon.

[6] Année de la dissolution du Saint-Synode. Cependant, le schisme cessa officielle­ment d’exister en 1943 lors du rétablissement du patriarcat à l’autorité duquel se soumi­rent finalement les membres les plus intransigeants du clergé rénovateur, exception faite d’Aleksandr Vvedenskij qui resta fidèle à la rénovation jusqu’à sa mort, survenue en 1946. Pour cette raison certains auteurs comme Ph. Walters datent la disparition du schisme de l’année 1946.

[7] D’après son organe de presse, le Vestnik SvjaSèennogo Sinoda (« Le messager du Saint-Synode »), n° 1, 1926, l’Église rénovée comptait en 1925, 95 évêques, 11 057 prêtres et 1 125 diacres.

[8] D’après certains contemporains, la déclaration de Serge aurait même été surtout motivée par la volonté de mettre fin au schisme (cf. notamment Varlam Chalamov, La quatrième Vologda, Paris, 1986). Cette opinion assez répandue a été reprise par plu­sieurs historiens.

[9] L’arrestation d’éminents représentants du mouvement rénovateur comme l’évêque Vitalij en 1929, ou celles de Bojarskij et de Petr Blinov en 1936 en témoignent. Par ailleurs, de nombreux dossiers de likensy (personnes privées des droits civiques) des années trente sont constitués par des prêtres rénovateurs qui se plaignent de la répres­sion dont ils sont l’objet. Néanmoins, plusieurs membres du clergé rénovateur conservè­rent une certaine audience auprès des soviets et des organes locaux et ceux-ci continuèrent à les utiliser pour exercer une pression sur le clergé, bien qu’à l’échelle gouvernementale cette politique n’ait plus eu cours dans les années trente. C’est ce qui explique la mention faite dans le mémoire de la Commission des cultes de 1936 (cf. pp. 63-106) de la persistance d’un clergé rénovateur « protégé ».

[10] My doliny byt’ uskrennym po otnoÉeniju k sovetskoj vlasti (Nous devons être clairs sur notre relation avec le pouvoir soviétique), Voprosy nauènogo ateivna, Mos­cou, 1990, n° 39, p. 292.

[11] A.A. Siskin, Sudénost’ i kritièeskaja ocenka obnovlenéeskogo raskola russkoj pravoslavnoj cerkvi (Essence et évaluation critique du schisme rénovateur de l’Église orthodoxe russe), Kazan, 1970. L’article précurseur sur le sujet fut celui M.M. Sejnman, Obnovlenéeskoe teàenie v russkoj pravoslavnoj cerkvi posle Oktjabrja (Le courant rénovateur dans l’Église orthodoxe russe après Octobre), Voprosy nauênogo ateizma, Moscou, 1966, n° 2 ; cf. également du même auteur, Khristianskij socialism, istorija i ideologija (Le socialisme chrétien, histoire et idéologie), Moscou, 1969. Dans son article, Raskol v russkoj pravoslavnoj cerkvi 1922-1925 (Le schisme dans l’Église orthodoxe russe, 1922-1925), Voprosy istorii, 1972, n° 5, I. Trifonov avance peu ou prou les mêmes thèses que A. Siskin.

[12] Siskin va jusqu’à remettre en cause le bien-fondé de la première Union démocra­tique du clergé, créée en 1917 (A. A. SiSkin, op. cit., p. 21).

[13] Ibid., p. 84. Le mouvement smenovekh (« changement de jalons ») est né au sein des courants conservateurs de l’émigration. Tout en étant farouchement anticommu­niste, il prôna, à la fin de la guerre civile le retour des émigrés en Russie, reconnaissant dans l’État soviétique un pouvoir fort, apte à conduire le pays après les années de chaos qui l’avait dévasté.

[14] Ibid., p. 133.

[15] Ibid., p. 260.

[16] Le tabou concernant l’histoire du schisme rénovateur est particulièrement sensible au sein de l’Église orthodoxe russe. Le seul travail réalisé sur les schismes des années vingt et trente par l’actuel métropolite de Saint-Pétersbourg évite soigneusement d’abor­der ce pan « honteux » de l’histoire (L. Snyôev, Cerkovnye raskoly 20-30 godov XX stoletija — Ikh osobennosti i istorija (Les schismes dans l’Église durant les années 20-30 du XXe siècle — leurs particularités et leur histoire], Moscou, 1965).

[17] Libéré en 1956, après 22 années d’emprisonnement, Manuel LemeSevskij devient évêque de Kouïbychev. C’est l’un des rares prélats qui se soit préoccupé du recueil de l’histoire de l’Église russe au XXe siècle. Il a lui-même rédigé un dictionnaire biogra­phique des évêques de l’Église russe au XXe siècle.

[18] A. Krasnov-Levitin et V. Savrov, op. cit., 3 volumes (rappelons que Krasnov — Levitin et Savrov ne désignent qu’une seule et même personne, Anatolij ayant utilisé le pseudonyme de Savrov dans la dissidence). Outre cette étude de synthèse, Levitin publia d’autre témoignages et articles ; cf. Zakat obnovlenàestva (Le déclin du mouve­ment rénovateur), Grani, 1972 et 1973 ; Likhie gody (Les années terribles), Paris, 1977 et Delà i dni (Les choses et les jours), Paris, 1990. Les travaux de l’historien n’ont com­mencé à être publiés en U.R.S.S. qu’au moment de la perestroïka. A notre connaissance, c’est la revue Nauka i religija qui prit la première l’initiative de publier un de ses articles écrit en 1962 sur l’évêque rénovateur N.F. Platonov (A. Krasnov-Levitin, Sudba mitropolita (Le destin d’un métropolite), Nauka i religija, 1990, n° 9). Il est inté­ressant de noter qu’A. Levitin, tout comme le père Éeludkov de Pskov, après avoir été lié au mouvement rénovateur dans les années trente, fut l’un des rares intellectuels soviétiques à dénoncer la politique anti-religieuse des années soixante, ce qui fit de lui un dissident.

[19] A. Krasnov-Levitin fut un disciple d’Aleksandr Vvedenskij, le leader intellectuel du mouvement, dont il recueillit le témoignage. Comme tous les autres travaux cités, l’étude de Levitin ne repose, outre le témoignage de Vvedenskij et de quelques autres rénovateurs, que sur des sources imprimées, revues (les rénovateurs en éditaient une dizaine), journaux et brochures d’époque. L’ouverture des archives d’État en Russie devrait permettre de combler certaines lacunes, concernant notamment l’implantation, les stratégies et l’audience du mouvement rénovateur dans le pays. Néanmoins, tout tra­vail de recherche sur le sujet ne sera que parcellaire tant que n’auront pas été retrouvées les archives du mouvement rénovateur, dans l’hypothèse où elles existent toujours (ce que personne ne semble pouvoir affirmer).

[20] Dès 1978, Philippe Walters consacrait un article à l’Église vivante en reprenant l’analyse de Levitin (« The Living Church », Religion in Communist Land, 1978, n° 4). Que François Rouleau qui a porté à ma connaissance cet article soit ici remercié. Il faut également préciser que les historiens russes qui publiaient en samizdat ou à l’étranger reprirent à leur compte les thèses de Krasnov-Levitin j cf. notamment L. Regel’son, Tragedija russkoj cerkvi 1917-1945 (La tragédie de l’Église russe, 1917-1945), Paris, 1977.

[21] D. Pospielovsky, The Russian Church Under the Soviet Régime, 1917-1982, Saint-Vladimir Seminary Press, Crestwood-New-York, 1984, 2 vol.


 

Catherine GOUSSEFF, Revue d’études comparatives Est-Ouest, 1993, 3-4 (septembre-décembre) pp. 9-28

 


 

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