Catéchèse, Communisme, Histoire, Martyrs et confesseurs du XXe siècle, Orthodoxie, Russie

Le schisme rénovateur : un mouvement pro-communiste dans l’Église russe II/II

6 avril 2023

 

Mouvement ou courants rénovateurs ?

Lorsque les rénovateurs créèrent le Conseil suprême de l’Église en mai 1922, ils furent immédiatement désignés par l’opinion sous le terme impopulaire de Éivocerkovniki (« ceux de l’Église vivante ») du nom de la première organisation[1] fondée au printemps de cette année pour rassembler le clergé favorable au nouveau pouvoir constitué.

L’Église vivante se présenta à ses débuts comme un mouvement lié à la nou­velle administration de l’Église qui se donnait pour objectif de préparer le pro­gramme de réformes appelé à rénover l’orthodoxie russe. Cette organisation tint son premier congrès au mois d’août et réunit alors l’ensemble des personna­lités qui constituaient le Conseil suprême de l’Église. Elle définit un projet qui s’articulait autour de quelques grands thèmes-clés de réforme. Le premier concernait la question des relations de l’Église et de l’État ; le second était à la fois d’ordre politique et ecclésiologique puisqu’il s’agissait non seulement de destituer le patriarche mais également de supprimer l’institution patriarcale. L’opposition à Tikhon s’était évidemment cristallisée lors de la campagne pour la remise des biens, mais elle se fondait néanmoins sur des antécédents plus anciens. Les rénovateurs se référaient surtout à l’attitude du patriarche qui, en 1918, avait lancé l’anathème contre les Bolcheviks, appelant ainsi les chrétiens à se liguer contre le nouveau pouvoir. Comme le fit remarquer W. Fletcher, ce témoignage d’hostilité, qui fut le dernier, fixera l’image politique de Tikhon, lequel « devint par la suite l’archétype et le modèle de l’opposition valeureuse aux soviets pour une partie des Orthodoxes de la clandestinité »[2]. Bien que le comportement du patriarche se soit par la suite tempéré, sa présence comme figure symbolique d’une opposition au régime expliqua l’acharnement avec lequel les rénovateurs cherchèrent à le destituer, exploitant pour ce faire les agissements de prélats émigrés dont ils accusaient Tikhon d’être le complice[3]. Quant à l’institution patriarcale, rétablie lors du concile de 1918, après avoir été supprimée par Pierre le Grand au début du XVIIIe siècle, les rénovateurs la jugeaient monarchique dans son principe et donc contraire à une démocratisa­tion des pouvoirs dans l’Église[4]. Ils se prononçaient pour une direction collé­giale de l’orthodoxie russe, invoquant le principe de conciliarité (sobornost ») qui devait la gouverner. Cette revendication avait déjà été posée par l’Union démocratique du clergé orthodoxe (parti formé en 1917 à Petrograd) et, d’une manière générale, la question du rétablissement du patriarcat avait fait l’objet de nombreux débats dans la première décennie du siècle[5]. L’opposition à l’institution patriarcale n’était donc pas nouvelle[6] et les rénovateurs, qui reconnaissaient avoir opéré un véritable « coup d’Etat » dans l’Église, annoncèrent, lors du congrès de l’Église vivante, la réunion prochaine d’un concile pour légaliser leur projet de réformes institutionnelles.

Le troisième thème abordé concerna la réorganisation de la hiérarchie ecclésiale ; il allait constituer le principal fer de lance de l’Église vivante. Dans ce domaine, l’innovation était radicale. Il s’agissait de permettre au clergé séculier d’accéder aux plus hautes fonctions de la hiérarchie ecclésiastique, réservées jusque-là au clergé régulier. Pour ce faire, les rénovateurs préconisaient le droit au mariage des évêques, grâce auquel de simples prêtres pouvaient désormais prétendre aux hautes dignités de l’Église. Vladimir Krasnickij, le grand leader de l’Église vivante, présenta cette réforme comme étant l’expression de la lutte de classes à engager au sein du clergé. La disparité entre clergé séculier et clergé régulier était certes un fait connu et déjà débattu. Tandis que le premier avait constitué dans la période anté-révolutionnaire une caste de prêtres, pratiquement héréditaire, qui vivait le plus souvent des maigres subsides des paroisses, le second, formé dans les académies ecclésiastiques, gravissait les échelons de la hiérarchie et jouissait, sous le régime tsariste, d’importants privilèges. « Comment, se fait-il — soulignait V. Krasnickij — que le moine soit à la fois coupé du monde et maître dans l’Église ? ». En dénonçant cette inégalité pluriséculaire, l’Église vivante ne cherchait pas seulement à rétablir une égalité des droits dans le clergé, elle entreprit effectivement une « lutte des classes » en exigeant la fermeture des monastères considérés comme des centres contre- révolutionnaires, hostiles dans leur principe à toute implication sociale de l’Église dans la société. Ainsi, par un évident mimétisme idéologique, l’Église vivante encourageait le clergé séculier à se dresser contre le monachisme et ceux des hauts dignitaires qui ne reconnaîtraient pas la légitimité du nouveau pouvoir ecclésial. En outre, plusieurs membres du congrès prirent la parole pour demander à ce que les prêtres jouissent des mêmes droits civils que les laïcs, autrement dit qu’ils puissent se remarier.

Ce premier congrès de l’Église vivante marqua une étape dans l’histoire du mouvement rénovateur. Les débats sur les réformes à venir mirent à nu les principales dissensions politiques et programmatiques du mouvement. Le signal des conflits fut donné par l’évêque Antonin Granovskij, le premier prélat qui entra au Conseil suprême de l’Église rénovée et accrédita par sa présence la prise du pouvoir par les rénovateurs. Dès la fin du congrès, l’évêque fonda un groupe dissident, l’Union pour la renaissance de l’Église, qui s’opposait à la condamnation du monachisme et à l’intronisation à la dignité d’évêques de prêtres mariés (sans pour autant s’opposer à l’accès du clergé séculier aux hautes dignités de l’orthodoxie). Il dénonçait par ailleurs les agissements de l’Église vivante dont la complicité avec l’OGPU dans la répression engagée contre les Tikhoniens était déjà notoire. Antonin rendait cette organisation responsable du discrédit des rénovateurs qui se faisait sentir dans l’opinion. Dès lors, tout en restant membre du Conseil suprême de l’Église rénovée, l’évêque Antonin ne cessa de condamner les activités de l’Église vivante. L’initiative d’Antonin, bientôt suivie par la création d’un troisième groupe, révéla l’existence de plusieurs tendances au sein du nouveau pouvoir. À partir de l’automne 1922, elles jouèrent le rôle de véritables partis en conflit permanent au sein de la direction de l’Église[7]. La position d’Antonin n’avait, en effet, rien d’insolite. Plusieurs animateurs de la rénovation, notamment Aleksandr Vvedenskij et plus généralement le groupe de Petrograd, condamnaient les méthodes de l’Église vivante, sa prétention au monopole du pouvoir au Conseil suprême de l’Église, ses campagnes de délation et son agressivité à l’égard du haut clergé.

Vvedenskij et ses partisans cherchèrent d’abord à se rapprocher d’Antonin mais leur différend, notamment sur la question du droit à l’intronisation des prêtres mariés, les conduisirent à créer une troisième organisation gui prit, dès l’automne 1922, le nom d’« Union des communautés de la vieille Église apostolique » (Sojuz obàèin drevle-apostol’skoj cerkvï) plus communément appelée SODAC.

La formalisation de ces trois groupes, quelques mois à peine après le « coup d’État » ecclésial, témoignait du caractère éminemment conjoncturel de l’alliance conclue entre les tenants du nouveau pouvoir ecclésial. L’union tactique des rénovateurs s’avérait en fait être un curieux mélange d’éléments conservateurs mais opportunistes, de jeunes militants convaincus par le bien-fondé de la révolution et de membres du clergé engagés bien avant 1917 dans l’aile réformatrice de l’Église. À défaut de pouvoir présenter la variété des itinéraires du clergé rénovateur, ceux des porte-paroles des trois principaux courants qui animaient le Conseil suprême de l’Église soulignent, à eux seuls, le rôle de creuset idéologique et historique que jouait le mouvement rénovateur.

 

Les antagonismes du mouvement rénovateur

 

Vladimir Dmitrievià Krasnickij, le fondateur de l’Église vivante, fut l’un des grands artisans du schisme[8], bien qu’il n’ait jamais figuré dans l’opposition de l’Église avant le début de la campagne pour la confiscation des biens. Ce nou­veau venu en fut l’une des personnalités les plus honnies[9] et sa biographie fut exploitée dans bien des cas pour justifier une condamnation d’ensemble de la rénovation. Il est vrai que l’itinéraire de Krasnickij présente à bien des égards des traits caricaturaux. Fils de prêtre de campagne, né en 1880, il fit ses études dans un séminaire ukrainien puis à l’Académie religieuse de Saint-Pétersbourg où il présenta sa thèse sur « La condamnation du socialisme » dans laquelle il défendait l’idée que le socialisme était d’inspiration diabolique. Étudiant, il devint membre de l’Union du peuple russe, organisation conservatrice qui ras­sembla nombre de membres du clergé et il ne cacha pas, lors de l’affaire Bey — lis, ses positions nettement antisémites. Vladimir Krasnickij suivit une carrière ascendante, devenant peu après la Révolution co-responsable d’une grande cathédrale de Petrograd. Puis il sortit brusquement de l’ombre en prenant posi­tion pour la rénovation de l’Église. S’installant à Moscou, Krasnickij se fit rapi­dement connaître pour son zèle à dénoncer la contre-révolution dans l’Église et devint le chantre de la popov&àina, ainsi que nombre de croyants surnom­maient l’Église vivante. Il en conçut l’organisation sur le modèle du Parti, exi­geant la cooptation des membres, formant un politburo de 10 personnes, s’attribuant à lui-même le poste de secrétaire général. Le programme de cette association comprenait deux axes essentiels : l’allégeance de l’Église au gou­vernement soviétique et la lutte des classes au sein du clergé. L’Église vivante en vint rapidement à subordonner les idéaux rénovateurs aux intérêts étroits du clergé séculier. Son mot d’ordre « la paroisse pour le prêtre » résumait bien ses aspirations car il s’agissait surtout de réformer l’organisation paroissiale de façon à ce que le prêtre contrôle à la fois le conseil de paroisse et les finances de la communauté. D’après A. Krasnov-Levitin, Vladimir Krasnickij aurait tout d’abord prôné l’abolition de la haute hiérarchie de l’Église, mais compre­nant l’opposition que cette proposition risquait de susciter, il s’en tint à exiger l’accès des prêtres mariés aux hautes dignités. Compte-tenu de son orientation, l’Église vivante connut un succès relatif mais assez durable au sein du bas clergé et son implantation fut surtout importante en Sibérie, grâce en partie à la popularité des porte-paroles régionaux de l’organisation et en particulier de l’évêque Petr Blinov. Vladimir Krasnickij, lui, abandonna l’Église vivante après avoir été évincé du pouvoir rénovateur en 1923. Il entreprit alors des démarches auprès de Tikhon pour mettre fin au schisme et reconnut finalement l’autorité patriarcale.

Pour étonnant qu’il puisse paraître, l’itinéraire de Vladimir Krasnickij n’est pas insolite. Au sein du clergé rénovateur, nombreux étaient ceux qui restaient marqués par un passé plutôt conservateur et qui n’avaient, en tous cas, jamais manifesté leur adhésion à l’aile réformatrice de l’Église avant l’apparition du schisme. Le retournement de ce clergé monarchiste en faveur d’une soumission de l’Église au nouveau pouvoir soviétique a été longtemps perçu comme un formidable aveu d’opportunisme politique, voire de pure lâcheté face aux menaces de répression qui pesaient sur l’Église patriarcale. Néanmoins cette attitude doit surtout être rapportée, comme le suggère D. Pospielovsky, à la tradition étatiste du clergé, tradition profondément ancrée dans l’histoire nationale et renforcée au cours de la période synodale de l’orthodoxie russe. Accoutumé depuis deux siècles à la tutelle du gouvernement sur ses prérogatives, le clergé rénovateur du type de Krasnickij ne concevait pas la place de l’Église autrement qu’en symbiose avec le pouvoir temporel[10]. Or face au nouvel antagonisme entre l’État et l’Église, les schismatiques tentaient d’établir un trait d’union idéologique avec le pouvoir qui permettait à l’Église russe de retrouver sa position historique d’institution étatique, soutenue et renforcée par sa collaboration avec le gouvernement. La primauté reconnue à l’harmonisation des rapports entre pouvoirs spirituel et temporel fut certes le fait de l’ensemble du mouvement rénovateur, mais l’Église vivante se distingua en faisant de ce principe la matrice d’un activisme politique agressif, orchestrant de façon caricaturale la campagne engagée contre les Tikhoniens.

A l’autre extrême de la rénovation, et en conflit aigu avec V. Krasnickij, le groupe constitué par l’évêque Antonin Granovskij témoignait, lui, de la continuité d’une réflexion sur le renouveau religieux, engagée dans la première décennie du siècle. Le fondateur de l’Union pour la renaissance de l’Église était connu depuis longtemps pour sa forte personnalité. Formé à l’Académie religieuse de Kiev, cet intellectuel était un polyglotte émérite, à la fois théologien, archéologue et historien. Nommé censeur de l’Académie religieuse de Saint — Pétersbourg en 1899, Antonin s’y fit vite remarquer par son zèle libéral. Loin de masquer ses opinions, il les formula publiquement, lorsqu’on 1905, peu après le dimanche sanglant, il publia dans Slovo une lettre adressée à Nicolas II dans laquelle il dénonçait la nature autocratique du régime tsariste. Cette témérité lui valut d’être, deux ans plus tard, éloigné de la capitale à la demande personnelle du tsar. Demeuré en retrait au moment de la tourmente révolutionnaire, il revint sur la scène publique en 1922 en prenant le parti des « acceptants » dans la querelle sur la remise des biens du culte et il fut bientôt sollicité par les rénovateurs pour prendre la tête du nouveau Conseil suprême de l’Église. Ce qu’il accepta le 19 mai, cautionnant ainsi en tant que prélat une direction collégiale composée de représentants du bas clergé.

La présence d’Antonin s’y avéra vite source de conflits. En créant, dès la clôture du congrès de l’Église vivante, son mouvement pour la renaissance de l’Église[11], Antonin entendait d’abord, « défendre les principes moraux de l’Église »[12] contre les agissements de V. Krasnickij. Si, dans son programme, il soulignait que « l’activisme social de l’Église est le point de rencontre entre le socialisme et le christianisme » (point 10), il n’allait pas pour autant jusqu’à affirmer la proximité idéologique entre les idéaux rénovateurs et communistes, rappelant inlassablement que le nouveau pouvoir restait, par essence, antireligieux[13]. Outre des différends d’ordre politique et éthique, Antonin s’opposa violemment à ce qu’il appelait la « clique des popes ». Face aux positions de l’Église vivante, l’évêque préconisait au contraire l’ouverture de la vie paroissiale et liturgique au peuple des fidèles. Il s’insurgeait contre les pouvoirs attribués au prêtre dans la paroisse dont il ne devait être, selon lui, que le guide spirituel. La devise de son mouvement devint « tout pour le peuple et rien pour l’ordre (clérical), tout pour l’Église et rien pour la caste ». Par rénovation de l’Église, Antonin songeait avant tout à l’ordonnance générale de la vie religieuse qu’il estimait inaccessible aux fidèles. Son idée de « communiser » la vie de l’Église (kommunizacija üzn’, cerkvi, terme qu’il employa bien avant la Révolution) consistait à briser les barrières qui séparait le prêtre de ses fidèles et le royaume céleste du royaume terrestre. Ainsi, le programme d’Antonin se fixa-t-il comme but essentiel la réforme des rites liturgiques. Ses nouvelles dispositions comprenaient en premier lieu la traduction des textes du slavon au russe[14], proposition que l’évêque mit en pratique dès 1922. L’Union d’Antonin se prononçait également en faveur de l’abolition de l’iconostase — séparation physique et symbolique entre les fidèles et l’autel — ce dernier devant être placé au milieu des paroissiens afin que tous puissent participer au même titre que le pasteur au mystère eucharistique. Dans cette même perspective, l’Union préconisait l’abolition de toutes les prières dites à voix basse par le clergé, elle se prononçait pour la communion fréquente et suggérait que celle-ci soit donnée directement de la main du prêtre[15]. Dans sa volonté de moderniser la vie religieuse, l’Union revendiquait la réforme du calendrier[16].

Orientée vers le renouveau de la vie religieuse, l’Union d’Antonin reflétait, tant dans sa composition que dans ses principes organisationnels, la place reconnue aux simples fidèles, puisque contrairement à l’Église vivante[17], elle comprenait plus de laïcs que de membres du clergé et plaidait pour que toute communauté soit formée par 2/3 de laïcs[18]. Très radical dans son programme de réformes liturgiques, Antonin était considéré comme un réactionnaire dans son opposition à la reconnaissance des évêques mariés[19], mesure qu’il jugeait anti-canonique et pour sa défense du monachisme. Évêque et moine, Antonin considérait le monachisme comme une voie légitime pour le salut du monde et s’insurgeait contre la transposition de la lutte des classes au sein de l’Église. En dépit de la popularité de l’évêque, le mouvement d’Antonin resta minoritaire et rencontra peu d’échos dans la masse des fidèles. S’il fut accueilli avec faveur dans certains milieux de l’intelligentsia, il ne put jamais s’implanter dans le monde rural. Anatolij Krasnov-Levitin estime que la faible influence du courant réformateur d’Antonin était précisément liée à son orientation perçue comme trop intellectuelle par le peuple. Il faudrait sans doute compléter cette interprétation en rappelant la résistance, que d’aucuns qualifient d’atavique, des chrétiens russes à toute modification des rites et coutumes de l’orthodoxie, résistance dont témoignait, par ailleurs, le refus majoritaire du changement de calendrier ecclésial.

Dernier né des courants rénovateurs, l’Union des communautées de la vieille Eglise apostolique formalisa d’abord l’existence du groupe rénovateur de Petrograd, dominé par la présence d’Aleksandr Vvedenskij, le leader intellectuel du schisme[20]. A l’instar d’Antonin Granovskij, Aleksandr Vvedenskij [21] était loin d’être un inconnu au moment où il entra au Conseil suprême de l’Église en 1922. Lié, dans la période anté-révolutionnaire au cercle de Merejkovskij et Zinaida Hippius, il avait attiré l’attention par son étude, publiée dans Russkoe slovo, sur les racines de l’incroyance dans l’intelligentsia. Cet étudiant féru de philosophie et tenté par le sacerdoce se vit refuser, en 1913, l’accès à la prêtrise en raison de ses convictions estimées révolutionnaires. Finalement ordonné un an plus tard, A. Vvedenskij prit activement part à la naissance de l’Union démocratique du clergé orthodoxe, fondée en 1917, peu avant la réunion du concile, par un groupe de libéraux parmi lesquels figuraient quelques-uns des signataires de l’appel des 32 prêtres de 1905.

Ce mouvement rassembla une partie de l’aile réformatrice du clergé et se signala par une activité éditoriale importante durant les premières années de la guerre civile, diffusant notamment des textes de Vvedenskij sur « le socialisme et la religion », « l’anarchisme et la religion » dans lesquels l’auteur défendait déjà des thèses qui allaient devenir celles du mouvement rénovateur. Cette prise de position ne l’empêcha pas de se lier, en particulier avec le métropolite de Petrograd, Veniamin, prélat proche du patriarche et future victime pour l’exemple de la campagne pour la confiscation des biens. Lors de l’arrestation de Tikhon, Aleksandr Vvedenskij fit partie du groupe de clercs qui exigèrent du patriarche la délégation de ses pouvoirs et il se trouva à l’avant-scène de la fondation du Conseil suprême de l’Église rénovée. Grand promoteur du schisme, il en fut l’une des principales figures et demeura, de l’équipe dirigeante initiale, le clerc le plus intransigeant puisqu’il ne reconnut jamais l’Église patriarcale jusqu’à sa mort survenue en 1946. Politiquement, on peut considérer qu’AIeksandr Vvedenskij a occupé une position médiane entre Vladimir Krasnickij et Antonin Granovskij. Sans participer à l’active collaboration du premier avec l’OGPU, il composa plus que le second avec les pouvoirs (il était d’ailleurs très lié avec nombre de personnalités du gouvernement dont Zinovev, Lounatcharsky, etc.). De tous les rénovateurs, ce fut lui qui se dressa avec le plus de virulence contre le patriarche[22]. Du point de vue du programme de réformes qu’il défendit dans le SODAC, A. Vvedenskij fut certainement l’un des éléments les plus radicaux de la rénovation.

Ce mouvement, qui naquit après l’échec de la tentative de rapprochement des rénovateurs de Petrograd avec Antonin Granovskij, devint le grand porte — parole de l’idée du retour de l’orthodoxie à l’Église indivise et communautaire des temps apostoliques, comme le suggérait le titre même qu’il s’était donné. La référence du SODAC à l’église primitive était conçue comme une invitation à repenser l’essence du christianisme, défini comme « un mouvement religieux », à ce titre « dynamique et non tactique » : « le principe de création est le principe cardinal du christianisme »[23] soulignait le SODAC. Énoncée en premier paragraphe du programme, cette affirmation allait justifier la position résolument réformiste du mouvement qui, en se situant d’emblée dans la seule perspective du christianisme, niait la dimension confessionnelle de la foi. Tout en invoquant le droit de modifier les canons de l’Église, le texte ne mentionnait pas l’orthodoxie en tant que telle. De fait, le SODAC fut de tous les courants rénovateurs le plus distant des problèmes spécifiques de l’orthodoxie russe puisqu’il revendiquait, par-delà l’histoire de l’Église russe, sa filiation à l’Église indivise. Cette position l’amena à prôner l’ouverture de l’orthodoxie aux autres confessions et d’y accueillir en particulier les vieux-croyants. D’une manière générale, les schismatiques entendirent réconcilier l’orthodoxie et les mouvements sectaires en abolissant les mesures prises dans le passé. C’est dans cette intention que le concile de 1923 leva l’excommunication prononcée contre Léon Tolstoï au début du siècle. Par rapport aux autres groupes rénovateurs, le SODAC se distingua néanmoins par ses contacts privilégiés avec les évangélistes et les sectaires. Il fut même amené à organiser des liturgies œcuméniques, bien que ce terme n’ait pas été explicitement employé. Ce parti pris du SODAC fut l’un de ses aspects les plus novateurs et choquants pour l’orthodoxie russe.

Par ailleurs, mais dans une tonalité qui lui restait spécifique, le SODAC souscrivit sans écart aux principes généraux de la rénovation. Il prônait la normalisation des liens entre l’Église et l’État, affirmant « que l’Église chrétienne n’appartient qu’au Christ, elle n’est ni blanche ni rouge. C’est pourquoi elle est loyale à l’égard du pouvoir quelle que soit la nature de celui-ci. C’est pourquoi elle se distingue radicalement de la contre-révolution et affirme sa loyauté au gouvernement soviétique. Mais de plus, les principes de la Révolution d’octobre étant ceux du christianisme primitif, l’Église reconnaît la vérité morale de la révolution sociale et met cette vérité en pratique en s’aidant des moyens qui sont les siens » (point 5). Comme l’Église vivante, le SODAC accusait le monachisme de n’avoir eu d’autre prétention que d’exercer le pouvoir dans l’Église. Il exigeait en conséquence la fermeture des monastères, à l’exception cependant de ceux qui s’étaient transformés en artels et qui participaient ainsi à cette révolution sociale qu’il s’agissait de mettre en œuvre dans l’Église. Néanmoins, le SODAC chercha à marquer son différend avec le mouvement de Krasnickij, rappelant qu’il condamnait sans appel « le professionnalisme clérical » qui trahissait les idéaux de la nouvelle Église. Quelques mois seulement après sa fondation, le SODAC avait conquis une certaine popularité dans les cercles de Petrograd et de Moscou. D’après Anatolij Krasnov-Levitin, il représenta même le mouvement le plus important, numériquement parlant, de la rénovation. Cependant, à l’instar de l’Union de Granovskij, son audience ne déborda pas les rangs de l’intelligentsia urbaine.

La rupture définitive d’Antonin Granovskij avec le Conseil suprême de l’Église, en juin 1923, puis la dissolution quelques mois plus tard du VCU au profit de la création du Saint-Synode, entraînèrent la disparition des courants rénovateurs. Il importait désormais de réaffirmer une unité face au regain d’influence de l’Église patriarcale. Les divergences d’opinion s’affirmèrent dès lors au sein des différentes revues rénovatrices. Mais l’élan réformateur s’était déjà singulièrement tari.

Ainsi brièvement retracés au travers de leurs plus grands protagonistes, les profils des trois principaux courants rénovateurs suggèrent en premier lieu la complexité et l’hétérogénéité du schisme. Ils ouvrent de nouveaux champs de réflexion tout en conservant une forte opacité. Car, s’il est relativement aisé de saisir le cheminement des leaders, il est en revanche plus difficile d’appréhender ceux des disciples et plus encore ceux des simples sympathisants. La réception des différents groupes, tant dans le clergé que chez les fidèles, la part dans l’adhésion du rôle des personnalités charismatiques par rapport à celle des orientations spécifiques à chacun des courants, constituent quelques-unes des grandes interrogations que suscite ce schisme, sachant que l’état actuel de nos connaissances ne permet pas de conclure à l’enracinement ou non du mouvement dans la société, celle-ci fut-elle limitée à la seule intelligentsia. Par ailleurs, il reste difficile d’estimer quel a été, au sein des différents courants, l’impact des implications politiques par rapport aux aspirations spécifiquement religieuses. L’image du schisme imposée par l’Église vivante vaut-elle pour l’ensemble de la Rénovation ? On le voit, l’état actuel des recherches exclut toute prétention à une quelconque synthèse. Tout au plus peut-on s’arrêter à ce constat qu’il est impossible de réduire le mouvement rénovateur à un instrument promu par le nouveau régime à la seule fin d’affaiblir l’Église. Dans sa diversité et ses ramifications, le schisme demande à être appréhendé dans la confluence du temps court de la Révolution et du temps long de l’histoire de l’Église. Contentons-nous pour justifier cette démarche, de considérer un des antécédents centraux à l’émergence du schisme.

Pour s’être d’abord manifesté comme un mouvement anti-patriarcal, le schisme nous renvoie à l’événement majeur que fut la réunion du concile de l’Église russe en 1917, dont la portée fut souvent occultée par le poids des bouleversements politiques de cette année-là. La Révolution russe, estime William Curtis, a coïncidé avec une véritable révolution dans l’Église. L’expression ne paraît pas exagérée au regard des espoirs fondés dans ce « Sobor » tant attendu depuis 1905. En revanche, recouvre-t-elle vraiment le sentiment dominant du clergé ? Le rétablissement du patriarcat (supprimé en 1720), qui constitua l’acte cardinal du concile, fut-il vraiment appréhendé comme une révolution ? Au-delà des affinités politiques des uns et des autres, cette décision incarnait pour certains membres du clergé le verdict de l’histoire. La suppression du patriarcat par l’autocrate avait été vécue comme une blessure profonde parce qu’elle avait marqué l’ingérence du pouvoir tsariste dans la vie ecclésiale. Aussi son rétablissement était-il assimilé à la reconquête d’une autonomie et d’un affranchissement à l’égard de l’État. D’autres clercs considéraient, à l’instar d’Aleksandr Vvedenskij, que la résolution du concile était au contraire synonyme d’une restauration qui allait à l’encontre de l’aspiration au principe de conciliarité ecclésiale, redécouvert à travers la renaissance religieuse du début du siècle. Cette divergence d’appréhension, qui ne constitue qu’un des aspects du débat complexe engendré par le rétablissement ou non du patriarcat, souligne pour le moins la profonde dichotomie des regards portés sur l’histoire. Or cette dichotomie n’est pas réductible à des sensibilités d’ordre politique, elle s’enracine bien au-delà dans la perception du rapport au temps historique de l’Église et du monde. L’Église doit-elle chercher, par l’enseignement du passé et au sein de son propre cheminement, les modalités de son harmonisation au monde ou bien doit-elle s’accorder à ses réalités ? La question fait rejaillir celle plus vaste de l’appréhension de la foi orthodoxe. En effet, la tension entre la fidélité à l’Église originelle des sept conciles à travers laquelle se définit l’orthodoxie et la dimension existentielle de l’Église a toujours été source de conflits irrésolus en Russie. Il en a notamment résulté, tant au sein des fidèles que du clergé, et en particulier du clergé régulier, une propension très forte à l’identification des rites et des coutumes religieuses avec l’essence même de la foi, l’immuabilité des traditions apparaissant comme garantes de la filiation sans tache de l’Église à ses origines. Pour avoir été essentiellement un mouvement clérical, très radical dans ses projets de réformes, le schisme des rénovateurs ne saurait être perçu sans une véritable introspection dans l’univers ecclésial russe, qui à l’évidence s’offre comme un nœud d’interactions complexes mettant en jeu tant la spécificité de l’orthodoxie que celle de sa réception dans le cours de l’histoire russe.

[1] « L’Église vivante » devait initialement désigner le nom d’une revue tenue par les rénovateurs.

[2] W. Fletcher, L’Église clandestine en Union soviétique, Paris, 1971, p. 31.

[3] Les rénovateurs faisaient référence au schisme monarchiste de Karlovtsy (Yougo­slavie) décrété en 1921 par Antonin Khrapovickij, qui s’était dans les faits soustrait à l’autorité patriarcale, estimant que l’Église russe n’était pas libre de ses actes en Russie soviétique. Tikhon était accusé par les rénovateurs de ne pas avoir désavoué publique­ment ce schisme et de l’avoir soutenu de façon occulte.

[4] Sur la question du rétablissement du patriarcat s’était greffée toute une polémique quant à la validité même de cette décision, prise à la hâte, alors que le parti bolchevik venait de s’emparer du pouvoir. Les rénovateurs contestaient le caractère démocratique du vote qui — disaient-ils — avait été effectué sous la pression des événements par une assemblée peu représentative compte-tenu du grand nombre d’absents.

[5] Lors de la Révolution de 1905, un groupe de 32 prêtres s’était adressé au tsar pour exiger la tenue d’un concile afin que l’Église russe puisse enfin se donner les moyens de décider de son avenir et de son organisation. Nicolas II avait répondu par un accord de principe, geste qui permit l’élaboration d’une commission préconciliaire et engagea une réflexion au sein du clergé sur la forme organisationnelle de l’Église. A cette occasion, la question du rétablissement du patriarcat fut très controversée.

[6] Il y eut entre 1918 et 1922 plusieurs rébellions contre le patriarcat, en particulier à Penz et à Tsaritsyne où se formèrent des Églises locales « autocéphales » qui refu­saient de reconnaître l’autorité de Tikhon. Ces premiers schismes sont considérés par A. Levitin comme le début du raskol rénovateur. Sur ces premiers schismes, cf. les archives de la chancellerie du patriarche Tikhon et du Saint-Synode, CGIA RSFSR, fonds 831.

[7] Les trois partis (Église vivante, SODAC et Union pour la renaissance de l’Église) composaient le Conseil suprême de l’Église (VCU) mais l’Église vivante y resta tou­jours majoritaire. Ainsi, lors de la recomposition du VCU après le concile de 1923, sur 18 membres, 10 représentaient l’Église vivante, 6 le SODAC et 2 l’Union pour la renais­sance de l’Église.

[8] Krasnickij fut présent à presque toutes les audiences qui eurent lieu entre les rénovateurs et le patriarche. C’est lui qui rendit visite à l’évêque Agafangel de laroslav auquel Tikhon avait délégué ses pouvoirs et fit en sorte que ce dernier ne puisse se rendre à Moscou pour exercer les fonctions de locum tenens. L’absence de ce dernier permit ainsi aux rénovateurs de conserver le pouvoir entre leurs mains.

[9] A. Si§kin et A. Levitin pour ne parler que de ces deux auteurs, condamnent sans indulgence les agissements de Krasnickij. D’autre part, les nombreuses correspondances de Tuékov, responsable du VIe département de l’OGPU, confirment la collaboration importante de Krasnickij avec cet organe, fait qui était d’ailleurs bien connu des contemporains.

[10] Dans le n° 1 de la revue « l’Église vivante », son rédacteur en chef, S. Kalinovskij proposa de créer un département au VCIK pour l’administration de l’Église.

[11] Il est difficile d’estimer à quel moment la création de l’Union d’Antonin apparut comme « dissidente » par rapport à l’Église vivante. Selon Sièkin, elle s’imposa comme une organisation rivale et oppositionnelle lorsque le groupe de l’Église vivante de Ria — zan rejoint celui d’Antonin à l’automne 1922 (A.A. SiSkin, op. cit., p. 204). Levitin, lui, n’est pas aussi affirmatif. Il mentionne le choc, créé en août 1992 au sein du mouvement rénovateur lorsque Antonin annonça son initiative mais il insiste surtout sur la recon­naissance de l’existence des partis dans la rénovation quand le groupe de Petrograd créa le SODAC.

[12] A. Krasnov-Levitin et V. Savrov, op. cit., T. III, p. 191.

[13] Lors de son congrès en juillet 1924, l’Union pour la renaissance de l’Église for­mula dans le point 4 de ses résolutions son attitude face au gouvernement, qu’elle esti­mait « plus clément et adapté à la société que l’ancien régime parce qu’il défend la liberté de conscience ».

[14] Rappelons que jusqu’à aujourd’hui, la liturgie en Russie n’est officiellement célé­brée qu’en slavon.

[15] Cette réforme doit sans doute être rapportée à la position d’Antonin sur la remise à l’État des objets précieux de L’Église. L’évêque cherchait probablement à se montrer conséquent en affirmant, par cette disposition, que les calices de communion ne consti­tuaient nullement des objets indispensables à la vie ecclésiale.

[16] Le calendrier julien (13 jours de décalage par rapport au calendrier grégorien) resta le calendrier officiel de la Russie jusqu’en février 1918. Par la suite, seule l’Église maintint « l’ancien calendrier ». Antonin suggéra donc d’adopter le calendrier grégorien et cette réforme fut entérinée par l’ensemble du mouvement rénovateur au concile de 1923. Ce fut par la suite le seul point de changement que le patriarche accepta, sans tou­tefois parvenir à l’imposer aux chrétiens qui défendirent ardemment le maintien de l’an­cien calendrier dans la vie ecclésiale.

[17] Dans le programme organisationnel de l’Église vivante, le clergé restait très majo­ritaire. Les conseils d’évêchés, par exemple, ne comportaient qu’l/5e de laïcs.

[18] Le programme d’Antonin se radicalisa à l’automne 1923 lorsqu’il « simplifia » la hiérarchie ecclésiale, ne reconnaissant plus que trois niveaux d’autorité et de sacrements du clergé : celui des évêques, des prêtres et des diacres.

[19] Cependant, il consacra évêques des prêtres mariés.

[20] De toutes les personnalités du mouvement, A. Vvedenskij est celle qui fut la plus populaire, du moins dans l’intelligentsia russe. Il apparaît à de nombreuses reprises dans les écrits des contemporains, notamment dans ceux de l’écrivain Varlam Chalamov qui était lui-même fils d’un prêtre qui avait adhéré au mouvement rénovateur ; cf. à ce pro­pos Voskresenie listvennicy, ouvrage traduit en français sous le titre La quatrième Vologda, Paris, 1986.

[21] L’itinéraire d’Aleksandr Vvedenskij a été retracé par Anatolij Levitin. Cf. le livre qu’il dédia à A. Vvedenskij à l’occasion du centenaire de sa naissance, Delà i dni, op. cit.

[22] Cf. à ce propos l’allocution qu’il fit au concile sur la nécessité de destituer Tikhon de son titre de patriarche, allocution publiée sous forme de brochure, Za kto li. s’ili sana patriarkha (Pourquoi a-t-on privé le patriarche de ses prérogatives ecclésiastiques ?), Moscou, 1923.

[23] Programme de l’Union des communautés de la vieille Église apostolique intégra­lement cité par A. Krasnov-Lhvitin et V. Ëavrov, op. cil., T. II, pp. 35-38.

 


 

Catherine GOUSSEFF, Revue d’études comparatives Est-Ouest, 1993, 3-4 (septembre-décembre) pp. 9-28

 


 

Vous avez relevé une erreur dans le contenu de cette page, et vous souhaitez la signaler ? Pour cela, surlignez-la, puis appuyez simultanément sur les touches Ctrl + Entrée. Nous procéderons aux corrections si nécessaire et dès que possible.

 


 

 

Sur le même thème

Pas de commentaire

Laisser un message

Rapport de faute d’orthographe

Le texte suivant sera envoyé à nos rédacteurs :