Il serait contraire à l’Évangile de permettre à Constantinople de pousser toute l’Orthodoxie au bord de l’abîme
Constantinople et certains autres ont hâte de convoquer un tel Concile, et c’est surtout à leur incitation et sur leur insistance que cette « Première conférence préconciliaire » décidera « que le Concile soit convoqué le plus rapidement possible », qu’il « soit de courte durée » et qu’il « prenne en considération un nombre limité de thèmes ».
Les dix thèmes votés sont ensuite cités, les quatre premiers étant : la diaspora, l’autocéphalie et les conditions de sa proclamation, et les diptyques, c’est-à-dire l’ordre de préséance dans les Églises orthodoxes.
En outre, l’objectivité évangélique nous oblige à remarquer que la conduite du métropolite Méliton, qui présidait cette « Conférence préconciliaire », a été despotique et non-conciliaire. Cela ressort à chaque page des Actes publiés de cette Conférence. Il y est dit clairement et de façon péremptoire : « Ce Saint et Grand Concile de l’Église orthodoxe ne doit pas être considéré comme l’unique concile qui exclurait la convocation d’autres saints et grands Conciles » (Actes, p. 18, 20, 50, 55 et 60).
Au sujet de tout cela et à cause de tout cela, une question brûlante se pose à une conscience évangéliquement vigilante : que veut-on en fait par ce Concile convoqué à la hâte et ainsi « mis en scène » ?
Excellences, je ne puis me libérer de l’impression et de la conviction que derrière tout cela se cache le seul et unique désir des personnalités connues de l’actuel Patriarcat de Constantinople, à savoir que ce Patriarcat, qui a la primauté d’honneur dans l’Orthodoxie, cherche à imposer définitivement ses conceptions et sa conduite aux Églises orthodoxes autocéphales et, en général, au monde orthodoxe, ainsi qu’à toute la diaspora orthodoxe, en sanctionnant sa domination néo-papiste par un « Concile œcuménique ». C’est pourquoi, parmi les dix sujets choisis pour le Concile, les quatre premiers sont justement ceux qui dévoilent le désir de Constantinople de soumettre à sa domination toute la diaspora orthodoxe — et ceci veut dire le monde entier — et de se réserver le droit exclusif d’accorder l’autocéphalie et l’autonomie à toutes les Églises orthodoxes du monde en général, actuelles et futures, leur accordant par la même occasion l’ordre et le rang de son choix (c’est là justement la question des diptyques, qui ne signifie pas seulement « l’ordre de la commémoration au cours de la Liturgie », mais également l’ordre des Églises dans les Conciles, etc.).
Je m’incline devant les mérites séculaires de l’Église de Constantinople et devant la croix qu’elle porte aujourd’hui, qui n’est ni légère, ni facile à porter et qui, de par la nature même des choses, est la croix de toute l’Église, comme le dit l’Apôtre : « Un membre souffre-t-il ? Tous les membres souffrent avec lui. » De même, je connais et je reconnais l’ordre canonique et la primauté d’honneur (ta presbeia tès timès) de Constantinople parmi les Églises orthodoxes locales, égales en droits et en honneur. Mais il serait contraire à l’Évangile de permettre à Constantinople, à cause des difficultés dans lesquelles elle se débat actuellement, de pousser toute l’Orthodoxie au bord de l’abîme, comme cela s’est déjà produit une fois, lors du pseudo-Concile de Florence, ou bien d’entériner canoniquement et dogmatiquement certaines formes historiques qui, à un moment donné, pourraient, au lieu d’être des ailes, devenir des chaînes pour l’Église et sa présence transfiguratrice dans le monde. Soyons sincères : on ressent dans la conduite des représentants du Patriarcat de Constantinople de ces dernières décennies la même inquiétude malsaine et le même état d’esprit spirituellement maladif qui, au XVe siècle, ont conduit l’Église à la trahison et à la honte de Florence. De même, la ligne de conduite de l’époque de la domination turque serait-elle un modèle pour tous les temps ? L’époque de Florence et de la domination turque furent périlleuses pour l’Orthodoxie. Aujourd’hui, la situation est encore plus dangereuse. En effet, à cette époque, Constantinople était un organisme vivant, avec plusieurs millions de fidèles, qui surmonta rapidement une crise imposée de l’extérieur, ainsi que la tentation de sacrifier la Foi et le Royaume de Dieu au royaume terrestre. Aujourd’hui, en revanche, Constantinople a des métropolites sans fidèles, des évêques qui n’ont personne à surveiller (epi-skopos: celui qui inspecte, examine) et qui, comme tels, voudraient encore tenir entre leurs mains la destinée de toute l’Église ! Aujourd’hui, il ne peut et il ne doit y avoir de Florence, d’aucune sorte. On ne peut non plus comparer l’époque actuelle à l’époque difficile de la domination turque. Il en est de même avec le Patriarcat de Moscou. Pourrait-on permettre que ses difficultés, ainsi que les difficultés des autres Églises locales se trouvant sous le joug du communisme athée, déterminent l’avenir de l’Orthodoxie ?
La destinée de l’Église n’est plus et ne peut plus être entre les mains d’un empereur ou d’un patriarche byzantin ou de quelque puissant de ce monde que ce soit, ni même entre les mains de la « Pentarchie » ou des « autocéphalies » étroitement comprises. Par la puissance de Dieu, l’Église se ramifie en un grand nombre d’Églises de Dieu locales avec des millions de fidèles, parmi lesquels nombreux sont ceux qui, de nos jours, ont scellé de leur sang leur apostolicité et leur fidélité à l’Agneau. À l’horizon sont apparues de nouvelles églises locales, telles que les Églises japonaise, africaine, américaine, qu’aucune « super-Église » de type papal ne peut priver de leur liberté dans le Seigneur (cf. le 8e canon du IIIe Concile œcuménique), car ce serait là porter atteinte à l’essence même de l’Église. Sans toutes ces Églises locales, il est impensable de résoudre quelque problème ecclésial sérieux et d’importance panorthodoxe que ce soit, d’autant plus le problème qui les concerne directement, à savoir celui de la diaspora. La lutte séculaire de l’Orthodoxie contre l’absolutisme romain fut une lutte pour la liberté de l’Église locale en tant que catholique, c’est-à-dire entière, totale, possédant la plénitude. Nous engagerions-nous aujourd’hui sur la voie de la Rome déchue, ou sur celle d’une « deuxième » ou « troisième » Rome semblables à la première ? Constantinople qui, au cours des glorieux siècles passés, s’est opposée avec une attitude si orthodoxe, en la personne de ses saints et grands hiérarques, de son clergé et de son peuple, à la tutelle et à l’absolutisme du Pape de Rome, souhaite-t-elle aujourd’hui ignorer les traditions conciliaires de l’Orthodoxie pour les remplacer par les succédanés néo-papistes de la « deuxième », de la « troisième » ou de je ne sais quelle Rome ?
La traduction française a paru dans le supplément au n° 88 du Messager de l’Église orthodoxe russe hors-frontières, à Genève
Bernard Le Caro, Saint Justin de Tchélié, L’Âge d’homme, Lausanne, 2017, p. 259-270
Lettre publiée également dans Le Messager orthodoxe, no. 76, p. 3-16
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