X – Qui est contre la guerre ?
Qui est contre la guerre ? Je ne saurais vous le dire, mon ami. Quand, en 1908, la guerre semblait imminente entre la Serbie et l’Autriche-Hongrie, Tolstoï vivait encore. Il écrivait alors passionnément contre la guerre. Au milieu de tous les discours sur la guerre mondiale, de nombreux auteurs se sont exprimés, fortement contre elle. Mais maintenant que nous avons été lancés dans une guerre mondiale, je ne pourrais pas vous donner le nom d’un grand homme qui se soit ouvertement déclaré contre cette guerre. Je ne sais pas si Tolstoï, s’il avait vécu pour la voir, aurait été opposé à cette guerre. Moi, je pense que contre cette guerre, il n’y a personne et tout le monde !
Mettons d’un côté les états-majors. Les poètes et les artistes ne sont pas contre cette guerre : par ex. Hauptmann et Klinger défendent le Kaiser et le peuple allemand comme les champions de la droiture et de la culture.
Maeterlinck se met à la disposition des autorités militaires belges pour qu’elles l’utilisent contre les Allemands.
Anatole France, un vieillard de 75 ans, vêtu d’un uniforme militaire, écrivit : « Soldats de France, tirez maintenant dans la chair allemande ! ».
Maxime Gorki, bien que malade, quitte l’île de Capri pour la Russie afin de rejoindre les Volontaires russes.
Shaliapin, le célèbre chanteur d’opéra russe, chantait dans les rues afin de récolter des fonds pour les volontaires.
Kipling, dans ses lettres à un ami français, se prononce pour une lutte décisive contre l’Allemagne. « Que faut-il faire avec les Allemands ? La même chose qu’avec un chien enragé. Quand le chien est fou, il faut le tuer. »
D’Annunzio est le principal instigateur et partisan de la guerre de l’Italie contre l’Autriche-Hongrie.
Les socialistes ne sont pas contre la guerre. Par exemple, les dirigeants socialistes du Reichstag allemand serrent la main du Kaiser après qu’il ait lu la proclamation de la guerre. L’agitation nationaliste de Liebknecht pendant toute la durée de la guerre est bien connue.
Gustave Hervey a écrit dans son organe La Guerre Sociale « Vive le Tsar ! » ainsi que de nombreux articles patriotiques et belliqueux.
Les socialistes d’Angleterre et de Russie sont maintenant coulés dans un même moule avec leurs nations, de cœur, d’âme et d’esprit, et sans une protestation et sans contradiction avec leurs principes, se battent maintenant sur le champ de bataille.
Les socialistes de Serbie ont perdu dans cette guerre leurs meilleurs représentants, qui ont été complimentés pour leur extraordinaire bravoure sur le champ de bataille.
Les femmes ne sont pas contre cette guerre. Au Congrès international des femmes à Paris, elles ont adopté une résolution selon laquelle les femmes approuvent cette guerre et exigent qu’elle se poursuive jusqu’à ce que les idéaux nationaux soient réalisés.
Les Suffragettes d’Angleterre se sont prononcées à plusieurs reprises en faveur de la poursuite de cette guerre.
Les femmes allemandes prêchent farouchement une guerre nationale et sainte.
Une mère en Serbie a distribué une carte In Memoriam de son fils tué, dans laquelle elle déclarait : « Je suis heureuse d’avoir un fils à offrir dans cette guerre contre l’Autriche. »
Les Églises ne sont pas contre la guerre.
Au début du conflit, le Saint-Synode russe a donné l’ordre au clergé de susciter l’enthousiasme pour la guerre et de prier pour la victoire russe.
En Serbie, à chaque service religieux, des prières sont offertes pour la victoire sur l’ennemi ; et si un évêque célèbre une liturgie, il mentionne, la Sainte Hostie à la main, le roi serbe, le roi anglais, le tsar russe, le roi belge et le gouvernement français.
L’archevêque de Canterbury a adressé à M. Asquith une lettre dans laquelle, en tant que primat de l’Église anglaise, il mettait à la disposition de la nation toutes les forces de l’Église anglicane.
L’évêque de Londres refusait d’examiner la demande d’un candidat à l’ordination, à moins que ce dernier ne soit pas en mesure de servir pendant la guerre.
L’évêque de Pretoria se rendit sur le champ de bataille et fit rapport au public anglais sur l’état et les besoins de l’armée anglaise.
Tout le clergé de Grande-Bretagne, anglais, catholique romain et presbytérien prie, prêche et travaille pour la victoire des armes anglaises.
Le cardinal belge Mercier a écrit une épître patriotique au peuple belge, à cause de laquelle il a été arrêté par les Allemands.
L’archevêque de Cologne a publié un manifeste pangermanique pour ses ouailles.
Un père jésuite de Munich déclare que les paroles du Kaiser sont au-delà de toute discussion.
Erzberger, l’un des dirigeants du Parti catholique central, écrit : « Nur keine Sentimentalitaet » [1]
L’évêque de cour du roi Victor Emmanuel a béni le drapeau italien à Rome lors de la déclaration de guerre.
En Italie, « les évêques et les prêtres adressent des conseils patriotiques à leurs ouailles, tandis que les socialistes et d’autres s’engagent », comme le mentionne le premier ministre Salandra dans l’un de ses discours de guerre.
L’intelligence n’a pas été contre la guerre. Des milliers d’étudiants de Cambridge et Oxford sont partis au front. La jeunesse de l’université serbe a conduit l’armée à Rudnik et a donné un exemple d’abnégation. Parmi les étudiants russes, où se trouvait toujours un grand contingent de nihilistes et de socialistes, est apparu le plus grand enthousiasme pour la guerre.
Les gens simples ne se sont pas opposés à la guerre. Les paysans vont et se taisent. Ils se battent et se taisent. Ils meurent et se taisent. Ils portent sur leurs épaules les plus lourds fardeaux de la guerre. Les classes ouvrières, comme les paysans, comme les cosaques russes et les fermiers hongrois, vont docilement et stoïquement vers la mort.
Qui est contre la guerre ?
Le monde entier ! Tous ceux que j’ai mentionnés ci-dessus, et tous les autres que je n’ai pas mentionnés. Ces trois dernières années, j’ai été dans l’armée, et pendant toute cette période, je n’ai pas rencontré un seul homme qui aimait la guerre, pas un seul homme pour qui la guerre était une entreprise poétique. Soyez sûr, mon ami, que tous les hommes détestent la guerre, même ceux qui deviennent par la guerre riches et célèbres. Seuls peuvent aimer la guerre ceux qui la considèrent froidement à distance et en temps de paix. Notre génération peut très bien être fascinée par la guerre de Troie, par les croisades, par les campagnes napoléoniennes, mais en aucun cas la génération actuelle ne peut tomber amoureuse de la guerre d’aujourd’hui. Ces guerres étaient des souffrances étrangères, et la souffrance étrangère vue de loin est belle comme un coucher de soleil — comme un coucher de soleil vu à travers le brouillard de Londres. Mais la guerre actuelle, c’est notre propre souffrance, nos propres larmes, notre propre mort — qui pourrait voir quelque chose de beau dans ses propres larmes — à moins de regarder à travers un brouillard d’années !
Combien moins belle était l’histoire humaine sans Gethsémani et sans Golgotha ! La beauté du Golgotha grandit avec les années. La beauté de la guerre actuelle sera perçue par les hommes des siècles futurs. Mais pour nous, maintenant, seul ce qui est loin de nous est beau : la Paix ! Mais aucun d’entre nous n’a envie de la paix d’hier, d’une paix si peu chrétienne, pendant laquelle on préparait la guerre, on rassemblait des explosifs et des obusiers, on construisait des sous-marins et des forts ; une paix dans laquelle on prêchait la guerre et dans laquelle personne n’était content.
XI – La religion nous est donnée pour être un soutien dans nos souffrances
Notre « orientation » dans cette guerre dépendra de notre vision générale de la vie. Il n’y a que deux visions de la vie : religieuse et antireligieuse. Mais la pire vision religieuse de la vie est meilleure que la meilleure vision antireligieuse. Avez-vous vu, mon ami, au British Museum, ces idoles africaines et asiatiques ? Soyez sûr que ces idoles ont rendu ces hommes plus heureux qu’aucun athée n’a jamais été rendu heureux par son athéisme le plus cultivé. Quel que soit le type de religion, elle réconforte, encourage et incite au sacrifice de soi, et ce sont trois choses que l’athéisme pur ne peut jamais suggérer. Aussi primitive que soit la religion, elle est toujours le plus grand bien que possède le croyant. Pensez à l’immense bien que représente la religion chrétienne pour notre génération. Pensez que si la religion chrétienne avait sombré dans son long combat contre le mal et l’incrédulité, avec quoi pourrions-nous nous consoler, nous encourager et nous préparer aux sacrifices ? Serait-ce peut-être par la morale scientifique ? Ou par la métaphysique, ou par les intérêts matériels ? Tout cela, sans le christianisme, ne donne pas la vie, mais la tue. Pensez aussi que notre religion nous est donnée non pas pour être un ornement dans nos moments de bonheur, mais plutôt pour être un soutien dans nos souffrances. Et comme soutien dans la souffrance, la religion se montre toujours — et en ce temps de guerre particulièrement — excellente. Elle est puissante là où est la souffrance, comme un médicament est puissant là où est la maladie. Toutes les paroles du Christ ne sonnent-elles pas à vos oreilles comme celles d’un médecin à un malade. Joseph de Maistre était terriblement aigri contre Rousseau et Voltaire à cause de leur théisme superficiel. C’est la lutte séculaire entre l’augustinisme et le pélagianisme. La souffrance est dans l’essence de toutes les créatures. Saint Paul n’était pas seul dans cette conviction. Avec Paul se tient Augustin, avec Augustin, Jansen, avec Jansen, Pascal. De cette conviction étaient Joseph de Maistre et Dostoïevski. Je dirais que la vie est plus tragique que malade. Je ne sais pas quel drame se joue sur d’autres planètes, mais sur notre planète — je le vois clairement — se joue la Tragédie. Dans les myriades de tragédies mineures se trouve la seule grande tragédie de cette Terre. La toile et la trame de cette grande tragédie de la vie sont tissées de douleur, de larmes, de peurs, d’ignorance, d’héroïsme, de mort. À cela s’ajoute la guerre, la guerre de l’homme contre les choses, contre les plantes et les animaux, de l’homme contre l’homme et de l’homme contre Dieu. Le christianisme conçoit la vie comme un drame vivant et intelligent, et jamais comme une perpétuelle répétition métaphysique, sourde et aveugle. Tout drame a son début et sa fin. Le drame de l’histoire de l’homme, lui aussi, a eu son début et doit avoir sa fin. La géologie et l’astronomie sont en accord sur ce point avec la Bible. La terre est née, s’est développée et disparaîtra. Le drame de l’homme sur la terre a été dès le début tragique. D’où vient cet élément de tragédie ? La Bible a une réponse et une explication. La science physique commence aussi à avoir une réponse, en accord avec la Bible. À cette question, la Bible répond : parce qu’au commencement, l’homme se trouvait à mi-chemin entre Dieu et la nature ; il a perdu l’équilibre, il a détourné son visage de Dieu et s’est plongé entièrement dans la nature. C’est pourquoi, dit la Bible, l’homme a eu la pensée satanique qu’il pouvait devenir Dieu. Mais l’homme, dans sa tentative de réaliser ce rêve, au lieu de se retrouver face à face avec Dieu, s’est éloigné en tournant le dos à Dieu et en s’enfonçant de plus en plus dans les choses. Ainsi, au lieu de devenir Dieu — ou même de se rapprocher de Dieu — il s’est mis à adorer les choses et est devenu lui-même une chose parmi les choses. Lorsque cette tragédie humaine s’est jouée pendant des siècles sur la terre, le Christ est venu ouvrir le dernier acte du drame mondial. Maintenant commence le retour à Dieu. Mais ce retour est long et douloureux. Il était plus facile pour l’homme de s’élever vers l’orgueil que de retourner de l’orgueil à l’humilité. Voici que mille ans se sont écoulés, qu’un deuxième millénaire est presque terminé, et que la période du Christ dans le drame humain n’est toujours pas près de se terminer. (La période christique comprend le temps qui va du Christ méprisé sur le Golgotha au Christ glorifié dans le Royaume de Dieu sur la terre). La gloire du Christ est encore loin. Au lieu d’écouter les voix angéliques, nous sommes assourdis par le rugissement des armes et le choc des épées. Involontairement, nous nous rappelons maintenant les paroles de Victor Hugo :
Une chose, ô Jésus, en secret m’épouvante,
C’est l’écho de ta voix qui va s’affaiblissant
« Ce siècle est grand et fort »[2]
Mais ce n’est qu’une apparence. En vérité, la voix du Christ devient de plus en plus claire. Et bien plus claire dans la guerre d’aujourd’hui que dans la paix d’hier. Car la paix d’hier n’était pas Sa paix, et c’est pourquoi, dans cette paix, on ressentait tant de troubles de l’âme ; c’est pourquoi tout homme qui cherchait une paix véritable était obligé de se réfugier en lui-même, comme nous le faisons aujourd’hui. Pourtant, nous gardons bon espoir. Le Christ n’a cessé de parcourir le monde, invisible ; dans les profondeurs, dans les catacombes. Nous espérons qu’après cette tempête sur l’océan de la vie viendra une paix semblable à la paix du Christ, c’est-à-dire une paix qui ne sera jamais la cause d’une nouvelle guerre, mais la préparation d’une paix meilleure et plus semblable à celle de Dieu. Aujourd’hui plus que jamais, les vrais chrétiens sentent la présence du Christ sur leur navire en pleine tempête. Ils sentent qu’Il se tient au milieu d’eux ; ils entendent Sa voix : « O vous de peu de foi, pourquoi doutez-vous ? La fin de tout sera toujours bonne ». Ou comme le dit Browning : « Le meilleur est encore à venir »[3].
La vie, du point de vue chrétien, est essentiellement une tragédie optimiste. Le christianisme voit les sombres nuages qui enveloppent la vie humaine ; mais à travers ces tragédies nuageuses, il perçoit l’éclat chaleureux d’une lumière céleste. Les armées de la guerre sont partout en mouvement, mais le Seigneur des armées est au-dessus de tout, et partout où la présence de ce Seigneur est ressentie, il y a de l’optimisme.
XII – Le repos appartient à un autre monde plus divin
Dans cette lettre, mon cher ami, j’aurais voulu vous parler des pérégrinations de l’âme humaine, semblables à celles d’Ulysse. Mais je dois m’interrompre ici. La guerre m’arrache la plume des doigts, et les misères de la guerre attirent ailleurs mes mains et mes pensées.
J’aurais voulu t’écrire comment l’âme, en s’éloignant de Dieu, est assombrie par le malaise et comment, en revenant à Dieu, elle revient à la paix, à la seule paix véritable. Vous le savez certainement, mon ami, comme le savait saint Augustin. J’aurais aimé vous écrire sur mon expérience de la guerre. J’aurais voulu vous prouver que toute la beauté et la douceur de ce monde, où « nous voyons à travers un verre sombre », rend un homme sans foi aussi malheureux que possible, et que le monde, avec tous ses charmes, rend un homme qui a la foi à moitié heureux. Tout le bonheur ne réside pas dans ce monde tragique. Tout ce monde représente l’agitation, mais avec la foi, il représente le demi-repos. Tout le repos appartient à un autre monde plus divin. Je vous écrirais – mais laissons cela pour une autre fois – je vous écrirais combien, combien d’hommes au milieu de cette tempête de guerre ont trouvé par la foi leur moitié de bonheur et leur moitié de repos, combien à travers les nuages les plus noirs ont regardé et vu les étoiles brillantes, et ont eu le même sentiment que l’un des plus grands hommes de la chrétienté occidentale qui a dit : Domine… inquietum est cor nostrum donec requiescat in Te ![4]
[1] Pas de sensiblerie
[2] Les Voix intérieures, Ollendorf, 1909, 17 (p. 361-362).
[4] « Seigneur,… notre cœur est toujours agité de trouble et d’inquiétude jusqu’à ce qu’il trouve son repos en vous », Saint Augustin, Confessions, I, 1 (trad. Arnauld d’Andilly), éd. Philippe Sellier, Gallimard, « Folio », 1993, p. 25.
Christianity and War, Letters of a Serbian to his English Friend, New York, 1915
Traduction : hesychia.eu
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