Orthodoxie

Le péché originel

11 janvier 2023

Pour comprendre les problèmes théologiques importants qui opposèrent l’Orient à l’Occident, tant avant le schisme qu’après lui, il faut prendre en considération l’influence extraordinaire qu’exerça en Occident la polémique de saint Augustin contre Pélage et Julien d’Eclane. La pensée augustinienne n’eut prati­quement aucun effet sur le monde byzantin et la signification du péché d’Adam et de ses conséquences y fut comprise de manière fort différente.

 

 

En Orient, les relations de l’homme avec Dieu étaient conçues comme une communion de la personne humaine avec ce qui est au-dessus de la nature. La « nature » désignait donc ce qui, en vertu de la création, est distinct de Dieu. Mais la nature peut et doit être transcendée ; c’est là le privilège et la fonction de l’intelligence libre qui a été faite « selon l’image de Dieu ».

Pour la pensée patristique grecque, seule cette intelligence libre et personnelle peut commettre le péché. On le voit clairement chez Maxime le Confesseur qui distingue entre « volonté natu­relle » et « volonté gnomique ». Étant une créature de Dieu, la nature humaine exerce ses propriétés dynamiques qui constituent ensemble la « volonté naturelle », un dynamisme créé toujours en accord avec la volonté divine qui l’a créé. Cependant, lorsqu’elle se rebelle à la fois contre Dieu et la nature, la personne (ou hypostase) humaine, abusant de sa liberté, peut déformer la « volonté naturelle » et donc pervertir la nature elle-même. Elle peut le faire parce qu’elle possède la liberté, ou « volonté gno­mique » (gnômè = opinion). Cette liberté créée de la personne est capable d’orienter l’homme vers le bien et d’ « imiter Dieu » (« Seul Dieu est bon par nature », écrit Maxime, « et seul celui qui imite Dieu est bon par une volonté gnomique »[1]), mais elle est aussi capable de péché car « notre salut dépend de notre volonté »[2]. Le péché est en effet toujours un acte personnel, il n’est jamais celui de la nature[3]. Se référant aux doctrines « occidentales », le patriarche Photius va même jusqu’à spécifier que la croyance en un « péché de nature » est une hérésie[4].

Si l’on se fonde sur cette notion du caractère personnel du péché, il devient évident que la révolte d’Adam et Ève contre Dieu ne peut être conçue que comme leur péché personnel ; cette anthropologie ne laisse aucune place au concept de faute héré­ditaire ni de « péché de nature », mais elle admet néanmoins que la nature humaine encoure les conséquences du péché d’Adam.

La conception patristique de l’homme ne nie jamais l’unité de l’humanité ni ne la remplace par un individualisme radical. La doctrine paulinienne des deux Adam (« Comme tous meurent en Adam, de même aussi tous revivront en Christ », 1 Co 15, 22) ainsi que le concept platonicien de l’homme idéal conduisirent saint Grégoire de Nysse à comprendre le passage de Genèse 1, 27 : « Dieu créa l’homme à sa propre image » comme désignant la création de l’humanité entière[5]. Il est donc évident que le péché d’Adam doit aussi concerner tous les hommes, tout comme le salut apporté par le Christ est le salut de toute l’humanité. Cependant, ni le péché originel ni le salut ne peuvent être réalisés dans la vie personnelle d’un homme sans engager sa responsabilité personnelle et libre.

Le texte scripturaire qui a joué un rôle décisif dans la polé­mique entre Augustin et les pélagiens est le passage de Rm 5, 12. Paul y écrit en parlant d’Adam : « De même que par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort, et qu’ainsi la mort a passé en tous les hommes, parce que tous ont péché (eph’hô pantes hèmarton). » Ce texte pré­sente un important problème de traduction. En latin, les der­niers mots furent traduits par in quo omnes peccaverunt (en lequel, c’est-à-dire en Adam, tous ont péché). En Occident, on utilisa cette version pour justifier la doctrine du péché hérité d’Adam et s’étendant sur ses descendants. L’original grec ne peut en aucun cas avoir ce sens ; et c’est l’original, bien entendu, que lurent les Byzantins. La forme eph’hô, contraction entre epi et le pronom relatif hô, peut être traduite par « parce que ». Cette traduction est acceptée par la plupart des érudits modernes de toutes confessions[6]. Elle nous fait comprendre la pensée de Paul de la façon suivante : la mort, qui fut « le salaire du péché » (Rm 6,23) pour Adam, est aussi le châtiment qui frappe tous ceux qui pèchent comme lui. Elle pose que le péché d’Adam a une[7] signification cosmique, mais elle ne dit pas que les descendants du premier homme sont « coupables » comme lui, à moins qu’eux aussi ne pèchent comme lui a péché.

De nombreux auteurs byzantins, y compris Photius, compri­rent le eph’hô dans le sens de « parce que » et ne virent dans le texte de Paul rien d’autre qu’une ressemblance morale entre Adam et les autres pécheurs, la mort étant la rétribution nor­male de l’un comme des autres. En outre, la majorité des Pères orientaux s’accordèrent pour interpréter Rm 5, 12 en étroite relation avec 1 Co 15, 22 : entre Adam et ses descendants, il y a une solidarité dans la mort, tout comme il y en a une dans la vie entre le Seigneur ressuscité et l’homme baptisé.

De toute évidence, cette conception vient du sens littéral, grammatical de Rm 5, 12. S’il signifie « parce que », eph’hô est un pronom neutre, mais il peut aussi être au masculin et se rapporter au substantif qui le précède immédiatement, thanatos (« la mort »). La phrase prend alors un sens, improbable pour un lecteur augustinien, mais courant pour la plupart des Pères grecs : « De même que par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort, et qu’ainsi la mort, à cause de laquelle tous ont péché, a passé en tous les hommes… »

Depuis l’antiquité chrétienne, la mortalité, ou « corruption » (phthora), ou simplement la Mort personnifiée, est en effet consi­dérée comme une catastrophe cosmique qui tient l’humanité sous sa faux, tant sur le plan spirituel que physique, et qui est dirigée par celui qui est « le meurtrier dès le commencement » (Jean 8, 44). C’est cette Mort qui rend le péché inévitable, et dans ce sens « corrompt » la nature.

Pour Cyrille d’ Alexandrie, après le péché d’Adam, l’humanité est « tombée malade de corruption[8] ». Les théologiens de l’école d’Antioche, adversaires de Cyrille, étaient cependant d’ac­cord avec lui sur la conséquence du péché d’Adam. Pour Théo­dore de Mopsueste, « en devenant mortels, nous acquîmes une tendance plus grande à pécher ». La nécessité de satisfaire les besoins du corps, manger, boire, etc., n’existe pas pour les êtres immortels, mais, parmi les mortels, elle mène aux « passions », car celles-ci représentent les moyens inévitables pour la survie tempo­raire[9]. En commentant Romains, Théodoret de Cyr reprend de façon presque littérale les arguments de Théodore ; ailleurs, il conteste que le mariage soit un péché en affirmant que transmettre la vie mortelle n’est pas un péché en soi en dépit du Psaume 51, 7 (« Ma mère m’a conçu dans le péché »). Selon lui, ce verset fait allusion non pas à l’acte sexuel, mais à la condition peccamineuse générale de l’humanité mortelle : « Étant devenus mortels, (Adam et Ève) conçurent des enfants mortels et les êtres mortels sont nécessairement sujets aux passions et aux frayeurs, aux plai­sirs et aux chagrins, à la colère et à la haine[10]. »

Les traditions patristique et byzantine s’accordent pour définir l’héritage de la « chute » comme essentiellement celui de la mortalité plutôt que celui du péché, celui-ci n’étant qu’une consé­quence de celle-là. Ainsi Chrysostome, qui nie de façon spécifique que le péché soit imputable aux descendants d’Adam[11] ; Théophylacte d’Ochrida[12], un commentateur du XIIe siècle ; et des écrivains byzantins postérieurs, Grégoire Palamas[13] en particulier. Lorsqu’il parle des conséquences de la chute d’Adam, Maxime le Confesseur, plus subtil comme toujours, les définit surtout comme la soumission de l’intelligence à la chair, et il considère la procréation comme l’expression la plus évidente de l’assimi­lation de l’homme aux instincts animaux ; le péché reste néan­moins pour Maxime, comme nous l’avons vu plus haut, un acte personnel, la faute héréditaire étant impossible[14]. Pour lui comme pour les autres, « le mauvais choix que fit Adam apporta la passion, la corruption et la mortalité[15] », non pas la culpabilité héréditaire.

Sur ce point, le contraste avec la tradition occidentale prend toute son acuité avec la question du sens du baptême. Saint Augustin prit ses arguments en faveur du baptême des enfants dans le credo (baptême pour « la rémission des péchés ») et dans son interprétation de Rm 5, 12. Les enfants naissent pécheurs, non pas parce qu’ils ont péché personnellement mais parce qu’ils l’ont fait « dans Adam » ; leur baptême est donc aussi « pour la rémission des péchés ». Cependant, Théodoret de Cyr, contemporain d’Augustin, nie tout simplement que cette formule du credo soit applicable au baptême des enfants. Pour lui, la « rémis­sion des péchés » est seulement un corollaire du baptême qui s’applique pleinement au cas des adultes, leur baptême ayant été évidemment la norme dans l’Église primitive, et qui leur « remet­trait » vraiment les péchés. Le sens principal du baptême est néanmoins plus large et plus positif : « Si le seul sens du baptême était de remettre les péchés, écrit Théodoret, pourquoi baptise­rions-nous des nouveau-nés qui n’ont pas encore goûté au péché ? Car ce mystère ne se limite pas à cela, il est une pro­messe de bonnes choses plus grandes et plus parfaites. Il contient les promesses d’émerveillements futurs ; c’est un modèle de la résurrection future, une communion avec la passion du Seigneur, une participation à sa résurrection, un manteau de salut, une tunique de joie, un vêtement de lumière, ou plutôt c’est la lumière elle-même[16]. »

Ainsi, l’Église baptise les enfants non pas pour « remettre » des péchés qui n’existent pas encore, mais pour leur donner la vie nouvelle et immortelle que leurs parents mortels n’ont pas pu leur transmettre. L’opposition des deux Adam est vue non pas en termes de faute et de pardon, mais de mort et de vie : « Le premier homme a été tiré de la terre, un homme de pous­sière ; le second homme est du ciel. Tel le terrestre, tels sont aussi les terrestres ; et tel est le céleste, tels sont aussi les célestes » (1 Co 15, 47-48). Le baptême est le mystère pascal, le « passage ». Toutes ses anciennes formes, et particulièrement la byzantine, comprennent une renonciation à Satan, une triple immersion qui représente la mort et la résurrection, et le don positif de la vie nouvelle par l’onction et la communion eucharistique.

Dans cette perspective, la mort et la mortalité sont considérées non pas tant comme une rétribution du péché (bien qu’il y ait aussi une juste rétribution pour les péchés personnels) mais comme les moyens par lesquels la « tyrannie » fondamentalement injuste du diable peut s’exercer sur le genre humain après le péché originel. Le baptême en est une libération, car il donne accès à la vie nouvelle et immortelle que la résurrection du Christ a apportée au monde. Celle-ci nous délivre de la peur de la mort et donc aussi de la nécessité de lutter pour l’existence. C’est seulement à la lumière du Seigneur ressuscité que le Sermon sur la montagne prend toute sa réalité : « Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ou de ce que vous boirez, ni pour votre corps de quoi vous serez vêtus. La vie n’est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement ? » (Mt 6, 25).

La communion au corps glorifié du Christ, la participation à la vie divine, la sanctification par l’énergie de Dieu qui pénètre l’humanité vraie et la restaure dans son état « naturel », sont au centre de la compréhension byzantine des Évangiles, plus que la justification ou la rémission d’une faute transmise ou actuelle.

 

 

[1] De char., IV, 90 ; PG 90, 1069C

[2] Maxime le Confesseur, Liber Asceticus ; PG 90, 953B.

[3] Maxime le Confesseur, Expos, or. dom. ; PG 90 : 905A ; à ce sujet cf. J. Meyendorff, Le Christ dans la théologie byzantine, pp. 199-202.

[4] Photius, Bibliothèque, 177 ; éd. R. Henry (Paris, 1960) 2, 177.

[5] Grégoire de Nysse, De opif., hom. 16 ; PG 44, 185B.

[6] Cf. Joseph A. Fitzmeyer, s.j., in The Jerome Biblical Commentary (Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1968) 53; 56–57 (II, pp. 307-308): « Le sens de l’expression eph’hô est très discuté. Dans l’interprétation la moins convaincante, elle est traitée comme un simple relatif : (1) « en qui », une version qui se fonde sur la traduction (de la Vulgate) in quo et qui est couramment utilisée dans l’Église d’Occident depuis l’Ambrosiaster. Avant Théophylacte, les Grecs ignoraient cette interprétation. En effet, si Paul l’avait entendu dans ce sens, il aurait pu écrire en hô (voir 1 Cor 15, 22)…

[7] « Puisque, dans la mesure où, parce que »… Cette version, que les Pères (grecs) utilisaient habituellement, se fonde sur 2 Cor 5, 4 ; Phil. 3, 12 ; 4-10, où eph’hô) est normalement traduit par « parce que »… Ce qui attri­buerait donc à tous les hommes une responsabilité individuelle de la mort… tous ont péché :… on ne devrait pas traduire ce verbe par « ont péché collectivement » ou « ont péché en Adam », car ce serait ajouter au texte ce qui n’y est pas. Hèmarton indique ici les péchés réels, personnels des hommes, comme le suggère ailleurs l’usage paulinien… et comme l’enten­daient en général les Pères. … Ainsi, cette clause exprime le rôle secondaire, quasi parenthétique, que les péchés réels des hommes jouent dans leur condamnation à la « mort ». Cependant, la première partie du verset contient déjà la notion de « péché originel » en tant que la raison pour laquelle la « mort » s’est étendue à tous les hommes. S’il n’en était pas ainsi, le reste du paragraphe n’aurait pas de sens. Une causalité universelle au péché d’Adam est présupposée dans 5, 15a ; 16a ; 17a ; 18a ; 19a. Dans l’ensemble du paragraphe, il serait donc faux d’interpréter 5, 12 d’une manière qui suggérerait que la condition humaine avant la venue du Christ était entièrement due aux péchés personnels des hommes. »

[8] Cyrille d’ Alexandrie, In Rom. ; PG 74, 789B.

[9] Théodore de Mopsueste, In Rom. ; PG 66, 801 B.

[10] Théodoret de Cyr, In Rom. ; PG 80, 1245A.

[11] Jean Chrysostome, ln Rom., hom. 10 ; PG 60, 474-475.

[12] Théophylacte d’Ochrida, PG 124, 404 C.

[13] Cf. J. Meyendorff, Introduction à l’étude de Grégoire Palamas, pp. 179-185.

[14] Cf. S.L. Epifanovitch, Prepodobnyi Maksim Ispovednik i vizan- tiiskoe bogoslovie (Kiev, 1915), p. 65, n. 5.

[15] Maxime le Confesseur, Quaest. ad Thaï. ; PG 90, 408BC.

[16] Théodoret de Cyr, Haeret. fabul. compendium, 5, 18 ; PG 83, 512.

 

 

Jean Meyendorff, Initiation à la théologie byzantine –  L’histoire et la doctrine, Les éditions du Cerf, Paris, 1975, p. 192-198


 

 

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