Oui, il s’écoule et constitue une voie qui apporte la vie, le fleuve de la célébration des Rogations, il coule, non seulement à travers les Gaules, mais presque à travers le monde entier, et c’est un courant qui purge, par l’ampleur de son flot annuel de pénitence, une terre infectée par les vices. Cependant, nous avons une raison plus particulière à célébrer dans la joie cette institution, puisque c’est chez nous que ce fleuve, qui s’écoule depuis lors pour le bien de tous, a pris source pour la toute première fois ; et peut-être que la naissance de cette institution et ses débuts lui confèrent à présent une gloire et une ferveur toute particulière.
Au reste, lorsqu’une nécessité inexprimable contraignit les cœurs endurcis des Viennois à une telle humilité, notre Église, sentit que la cause de son malaise ne relevait pas plus particulièrement d’elle que de tous, mais estima que c’était à elle seule parmi tous que revenait l’obligation d’instituer la présente cérémonie, et elle se soucia donc davantage du remède que de s’assurer la primauté de l’avoir trouvé. Je le sais, beaucoup d’entre nous se rappellent les raisons des terreurs de cette époque. C’est que de nombreux incendies, d’incessants tremblements de terre, des grondements nocturnes menaçaient de faire disparaître la terre entière dans un monstrueux bûcher. Et aussi dans les endroits très fréquentés par les humains, on voyait des bêtes des forêts comme s’il s’agissait de bêtes domestiques ; Dieu seul peut savoir si c’était un mirage qui trompait les yeux ou si c’était un signe porteur de présages.
Quoiqu’il en fût, on tenait pour des monstruosités ces deux éventualités, que les cœurs sauvages des bêtes fussent véritablement adoucis ou que des spectres d’une vision trompeuse pussent s’imposer de façon si effrayante aux regards de gens terrifiés. Dans ces circonstances, le peuple avait des avis contradictoires, et chez les gens des autres classes les opinions étaient variées. Les uns, en dissimulant ce qu’ils ressentaient, imputaient au hasard ce qu’ils refusaient de déplorer, les autres, dans un état d’esprit plus soucieux du salut, interprétaient les récentes abominations en expliquant chaque fléau en fonction de sa nature. Qui, en effet, dans les nombreux incendies ne craindrait les averses de Sodome ? Qui face aux éléments déchaînés ne croirait à l’imminence de la chute des cieux ou de la dislocation de la terre ? Qui, en voyant ou en croyant voir des cerfs, naturellement peureux, pénétrer par les portes étroites et aller jusqu’au forum, ne redouterait l’imminence du Jugement et de la désolation ?
Qu’ajouter ? Voilà ce qui ressortait des peurs publiques et des opinions privées, jusqu’à la nuit de la Veillée solennelle, où, chaque année, la tradition veut que soit célébrée la fête de la résurrection de Notre Seigneur. Et tous, animés d’un même état d’esprit, attendaient le fruit de leur labeur, la fin de leurs maux et l’apaisement de leurs craintes. Et là voici donc cette nuit vénérable, qui avait ouvert une issue vers l’espérance d’une absolution publique et une cérémonie désirée. Mais bientôt retentit un coup de tonnerre plus violent qu’un coup de fouet porté avec force ; de sorte que, étant donné l’intensité du coup, on comprenait qu’il ne pouvait advenir rien de pire, sinon le chaos. Et en effet, l’édifice public dont le toit d’une hauteur sans fin culminait au-dessus de la cité, commença, dès le crépuscule, à s’embraser de flammes effrayantes. Aussi, à l’annonce du danger, la joie de la cérémonie est interrompue. Le peuple, empli de craintes, déserte l’église. Car tous redoutaient que semblable malheur ne s’abattît sur leurs propres biens ou demeures, du haut de ce qui était comme une sorte de citadelle de feu surplombant la ville. L’évêque, cependant, resta seul, inébranlable, devant l’autel de la fête et donnant libre cours à l’ardeur de sa foi, il arrêta la puissance laissée aux flammes par le flot de ses larmes, et l’incendie se replia.
Laissant de côté le désespoir, on revient à l’église, et une fois la lueur des flammes éteinte, la beauté des lumières éclate. Mais il n’y a pas à repousser à plus tard le remède à adopter pour notre repentir. En effet, mon prédécesseur et père spirituel depuis mon baptême, l’évêque Mamert (auquel, lorsqu’il eut été enlevé à son sacerdoce par la volonté divine, mon père charnel succéda, il y a quelques années) conçut dans son saint esprit l’ensemble des Rogations lors de cette nuit de la Veillée pascale que nous venons de décrire ; c’est alors qu’il arrêta dans le silence, avec Dieu, ce que célèbre aujourd’hui le monde entier par des chants et des prières. Aussi, après la fête de Pâques, on débat, d’abord en cercle restreint, non plus de ce qu’il faut faire, mais de la manière et du moment où ce doit être fait. Certains pensaient que le Sénat de Vienne, dont l’assemblée s’honorait alors de bien des hommes illustres, ne pourrait être amené à approuver des innovations alors qu’il avait peine à se soumettre aux usages réguliers. Mais le pieux pasteur, plein de sollicitude et usant généreusement du sel de la sagesse, commença par adoucir par des prières l’esprit de ses brebis qu’il fallait apprivoiser, puis il usa de persuasion pour se faire écouter. Il dévoile les dispositions qu’il a prises, en indique le déroulement, en expose en quoi elles apportent le salut. Et pour un esprit aussi religieux qu’habile, c’eût été insuffisant de se contenter de proposer à ses ouailles un projet d’institution, il lui fallait forger dès le début le premier maillon d’une coutume. Ainsi, Dieu inspirant les cœurs repentants, tous l’écoutent, l’approuvent et exaltent son action. On choisit les trois jours présents, qui se trouvent entre la sainte fête de l’Ascension et le dimanche, comme si cette période, par le fait qu’elle est encadrée de fêtes solennelles, y gagnait en opportunité par leur proximité.
Comme l’évêque voulait éprouver la ferveur que suscitait l’entreprise, et comme il craignait surtout que, si le peuple était réticent à l’adopter et que peu de gens se déplaçaient, la cérémonie même, en raison de sa nouveauté, ne perdît vite toute valeur, Mamert fixa la prière de la première procession à la basilique qui était alors plus proche des murs de la cité. On s’y rend avec une vive ardeur, en foule innombrable et avec un très profond repentir ; si bien que, en vérité, la procession parut brève et insuffisante en comparaison des larmes et de l’affliction du peuple. Mais dès que le saint évêque eut repéré à de petits détails les indices de changements conséquents, il institua dès le lendemain le rite que nous allons célébrer le premier jour, c’est-à-dire demain, avec l’assentiment de Dieu. Certaines Églises des Gaules reprirent par la suite ce rite si recommandable par son exemple ; mais elles ne le célébraient pas toutes aux mêmes jours où il avait été institué chez nous. D’ailleurs, quels que fussent les trois jours choisis, cela ne revêtait pas une grande importance, du moment que les offices et récitations des psaumes s’accompagnaient de leur tribut annuel de larmes. Toutefois, comme la ferveur dont jouissaient les Rogations, avec l’accord des prêtres, allait croissant, par souci d’une observance universelle, on se rangea à une période unique, c’est-à-dire aux jours actuels.
Gérard Lucas, Vienne dans les textes grecs et latins, Maison de l’Orient et de la Méditerranée, Lyon, 2016, pp. 182-189
Texte disponible en format numérique [html] sur le site OpenEdition
Pas de commentaire