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Les martyrs ont été utiles à l’Église.
Pense à tous ceux qui ont obtenu la couronne du martyre : les uns ont été battus de verges, les autres ont été jetés en prison, ceux-ci ont été chargés de chaînes comme des malfaiteurs, ceux-là ont été chassés de leur patrie, d’autres ont perdu leurs biens, d’autres ont dû quitter leur pays pour vivre sur une terre étrangère, d’autres ont donné leur vie, soit réellement, soit par l’intention.
Lorsqu’ils voyaient les lances préparées, les glaives aiguisés, que chaque jour ils étaient sous le coup de nouvelles menaces, et que les magistrats, respirant la colère, leur présentaient la mort et mettaient devant leurs yeux toute sorte de tortures et de supplices, ils n’ont pas cédé, ils n’ont pas succombé, mais ils sont restés inébranlables comme sur le roc et ont mieux aimé tout faire et tout souffrir plutôt que de partager l’iniquité de ceux qui osaient se souiller de tant de crimes. Ce ne sont pas seulement des hommes qui ont supporté les douleurs, mais même des femmes, car ces femmes elles-mêmes s’armèrent pour ce combat et montrèrent souvent un courage plus viril que les hommes, et non seulement des femmes, mais encore des adolescents et des enfants. Dis-moi : tout ce peuple de martyrs a-t-il donc été peu utile à l’Église ? Tous ceux-là en effet ont été martyrs, car ce nom n’appartient pas seulement à ceux qui, conduits devant les juges, ont refusé de sacrifier aux idoles et ont été conduits au supplice, mais aussi à tous ceux qui ont volontairement accepté toute souffrance pour plaire à Dieu en quelque chose que ce fût. Même, si l’on y fait attention, on verra que ces derniers ont plus de mérite que les premiers. En effet., on ne peut pas mettre sur la même ligne celui qui, ayant à choisir entre les tourments et la perte éternelle de son âme, accepte toutes les douleurs et celui qui, pour ne pas se perdre, souffre pour un moindre bien les mêmes tourments. Que la couronne du martyre soit cueillie non seulement par ceux, qui ont été conduits au supplice, mais encore par ceux qui s’y sont disposés, qui s’y sont tenus prêts ; que la gloire du martyre soit plus grande, comme je viens de le dire, pour celui qui s’est résigné à souffrir pour un intérêt moins considérable, c’est ce que je vais essayer de prouver par le témoignage de saint Paul. Après avoir commencé à énumérer tous ceux qui ont été illustres dans les temps anciens, après avoir nommé tout d’abord Abel et ensuite Noé, Abraham, Isaac, Jacob, Moïse, Josué, David, Samuel, Élie, Élisée, Job ; il ajoute ces paroles : Puis donc que nous sommes environnés d’une telle nuée de martyrs. (Hébr. XII, 1.) Cependant ceux qu’il vient de citer n’ont pas tous été tués, il n’en est pas même un seul qui l’ait été, à l’exception de deux ou de trois, d’Abel par exemple et de Jean, mais tous les autres sont morts de mort naturelle. Encore Jean n’a-t-il pas été sacrifié pour avoir refusé de sacrifier aux faux dieux. Il n’a pas été conduit à l’autel, il n’a pas été traîné devant une idole, mais il a été mis à mort pour un seul mot. C’est pour avoir dit à Hérode : Il ne t’est point permis d’avoir la femme de ton frère Philippe (Matth. XIV, 4), qu’il a été jeté en prison, puis décapité. Mais si, pour avoir attaqué une union illégitime autant qu’il a été en lui (en effet, il n’a pas corrigé les coupables, il n’a fait que parler, et il n’a pas pu empêcher ce commerce adultère) ; si, dis-je, pour n’avoir fait que parler, sans s’être porté à rien de plus, il est regardé comme martyr et comme le premier des martyrs par cela seul qu’on lui a coupé la tête comment ceux qui se sont offerts à tant de morts ; qui ont résisté, non plus a Hérode, mais à des princes maîtres de toute la terre ; qui ont non plus combattu une union illégitime, mais pris en main la défense des lois de la patrie et des règlements de l’Église contre ceux qui les attaquaient et qui ont montré soit dans leurs paroles soit dans leurs actions la plus grande assurance ; comment ceux qui, hommes, femmes ou enfants, ont souffert la mort chaque jour, ne mériteraient-ils pas mille fois d’être portés au nombre des martyrs ? Abraham n’a pas en réalité immolé son fils, il ne l’a sacrifié que par la seule intention de sa volonté.; et cependant n’a-t-il pas entendu la voix céleste lui dire : Tu n’as point épargné ton fils, ton fils chéri, pour moi ? (Gen. XXII, 12.) Ainsi donc la seule intention, lorsqu’elle est d’une vertu parfaite, gagne toujours une couronne tout entière. Mais si Abraham, pour n’avoir pas épargné son fils, a été glorifié ainsi, vois quelle récompense recevront ceux qui ne se sont pas épargnés eux-mêmes ; ceux qui, non pas pendant un jour ou deux, mais durant toute leur vie, sont restés à leur rang dans le combat, malgré les outrages, les injures, les misères, les calomnies qu’ils essuyaient. Ce n’est pas là un mérite de peu de prix ; aussi comme saint Paul admire cette conduite dans l’épître où il dit : D’un côté vous avez été exposés en vue de tout le monde à des opprobres et à des persécutions, et de l’autre vous avez pris part aux maux de ceux qui étaient ainsi traités ! (Héb. X, 33.)
Deux sortes de martyrs
Est-il besoin de rappeler ceux qui, hommes ou femmes, non seulement mouraient eux-mêmes, mais excitaient encore le courage de ceux qui supportaient les combats qu’ils avaient soutenus ? L’Apôtre leur accorde également un juste tribut d’éloges. En effet, enflammés par leurs paroles, combien de fidèles n’ont pas donné leurs biens, pour apporter quelque soulagement aux cruelles souffrances des prisonniers et des exilés ! Ils se voyaient avec plaisir ravir ainsi leurs richesses, selon l’expression de saint Paul. D’autres en vinrent à subir, ceux-ci l’exil, ceux-là la mort même. Ainsi les supplices enrichissent l’Église de tels trésors, lui donnent de tels biens et de tels avantages, de telles ressources ! Ceux qui auparavant étaient adonnés tout entiers aux théâtres, maintenant devenus plus ardents que la flamme, gagnent les déserts et changent en églises les vallons et les montagnes ! Personne ne conduit le troupeau, et les brebis remplissent les fonctions des pasteurs, et les soldats s’acquittent de l’emploi du général tant ils montrent d’assurance et de courage, et ont tous la même ardeur, le même zèle, la même activité à serrer leurs rangs ! N’y a-t-il pas de quoi être frappé d’étonnement et d’admiration en voyant comment tout a si bien prospéré dans de telles circonstances ? Car je ne parle pas seulement de ceux qui suivaient le droit chemin, mais aussi d’un grand nombre d’hommes, qui, passionnés jusqu’à la folie pour les théâtres et les jeux du cirque, puis saisis tout à coup d’un zèle plus ardent que la flamme, ont rejeté toute leur ancienne démence, ont marché pour ainsi dire à travers les glaives, ont été pleins d’assurance en face des magistrats, ont méprisé les tourments, ont ri des menaces, et ont montré ainsi quelle est la force de la vertu et comment l’homme le plus pervers ; s’il se repent et se convertit, peut s’élever jusqu’à la voûte des cieux. Lors donc que tu vois tant de récompenses, tant de couronnes toutes tressées, et de tels enseignements répandus par toute la terre, d’où, je t’en prie, te viendrait le scandale ? Il te vient, dis-tu, de ceux qui ont péri. Mais je l’ai dit et je ne cesserai pas de le répéter, que ceux-là s’imputent à eux-mêmes la cause de leur perte ! Car nos paroles n’ont pas voulu prouver autre chose. Mais je vais montrer un nouvel avantage qui résulte de leur scandale. Combien n’y a-t-il pas d’hommes qui se couvrent du masque de la piété ? combien, qui ont une douceur d’emprunt ? combien, qui étaient regardés comme de grands hommes et qui ne l’ont plu, été, lorsque tout à coup, à notre époque, ils ont été dévoilés, que leurs fraudes ont été mises à nu, qu’enfin ils ont parti ce qu’ils étaient, et non ce qu’ils voulaient paraître par hypocrisie et par tromperie ? Il n’est pas peu utile à ceux qui veulent attendre, il leur est au contraire grandement avantageux de reconnaître ceux qui se sont couverts de la toison des moutons, pour qu’ainsi les loups ne passent plus confondus avec les véritables agneaux. Or cette époque est comme une fournaise qui a montré le cuivre caché dans la fausse monnaie, qui a fondu le plomb, qui a brûlé la mauvaise paille, qui a donné plus de prix aux métaux précieux. C’est ce que saint Paul faisait entendre par ces paroles : Il faut qu’il y ait même des hérésies, afin qu’on découvre par là ceux d’entre vous qui ont une vertu éprouvée. (I Cor. XI, 13.)
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Le temps des apôtres est celui de tous, qui a été affligé parles plus grands maux
Ne te laisse donc pas scandaliser aujourd’hui ni par ce pasteur méprisable, qui s’est jeté sur le troupeau avec plus de férocité qu’un loup, ni par aucun magistrat, par aucun prince, si cruel qu’il puisse être. Rappelle-toi que de bien plus grands malheurs ont affligé le temps des apôtres. Car l’empereur qui tenait alors le sceptre était, comme l’appelle saint Paul, un mystère d’iniquité, il avait parcouru toute la carrière du mal, il l’avait emporté sur tous en perversité, mais il n’a pu blesser ni l’Église ni les hommes généreux, au contraire il ne leur a donné que plus d’éclat. Quant aux prêtres des juifs ils étaient si méprisables et si corrompus, qu’il fallait défendre au peuple d’imiter leur conduite : Les scribes et les pharisiens, dit Jésus, sont assis sur la chaire de Moïse, observez donc et faites tout ce qu’ils vous diront d’observer, mais ne faites pas comme ils font. (Matth. XXIII, 2, 3.) Que peut-on imaginer de plus corrompu que des prêtres si pervers, qu’on pouvait se perdre en les imitant. Tels étaient à cette époque les puissants ; et toutefois ceux qui brillaient par la foi, ceux que couronnait la vertu, n’ont reçu aucune blessure ; au contraire leur gloire en a été plus grande. Il ne faut pas s’étonner de ce qui arrive aujourd’hui, car ceux qui sont vigilants et attentifs sont toujours éprouvés soit par leurs concitoyens, soit par les étrangers. Aussi Paul, voyant les nuées de dangers qui le menaçaient et craignant que quelques disciples n’en fussent effrayés, écrivait aux Thessaloniciens : Je vous ai envoyé Timothée afin qu’aucun de vous ne soit ébranlé par ces afflictions ; car vous savez vous-mêmes que nous sommes placés pour cela. (I Thess. III, 2.) C’est comme s’il disait : Telle est notre vie, telle est la condition de l’institution apostolique ; il nous faut souffrir mille maux. Car, dit-il, nous sommes placés pour cela. C’est que comme les denrées sont étalées pour être vendues, ainsi la vie apostolique est faite pour être accablée d’outrages, pour endurer les maux, pour ne jamais respirer, pour ne jamais avoir repos ni trêve. Mais ceux qui sont vigilants et attentifs non seulement n’y trouvent aucun préjudice, mais même en retirent une grande utilité. Aussi l’Apôtre les admire-t-il, aussitôt qu’il sait qu’ils sont restés inébranlables dans la vertu ; aussi dit-il de plusieurs fidèles qu’encouragés par ses liens et par ses fers, ils ont osé annoncer la parole de Dieu plus hardiment et sans crainte. Mais, dis-moi, ne parlerons-nous pas du temps de Moïse ? Dieu n’a-t-il pas permis alors que dans un pays barbare des magiciens parussent revêtus du pouvoir de faire des miracles ? Paul rappelle cet événement lorsqu’il dit : Comme Jannès et Mambrès résistèrent à Moïse, de même ceux-ci résisteront à la vérité. (II Tim. III, 8.) Ainsi toujours il y a eu des scandales, et toujours à leur occasion des couronnes ont été gagnées. Repasse-les dans ton esprit, mais ce n’est pas assez, pense aussi aux avantages dont ils ont été la source. Considère enfin qu’ils ont été permis pour plusieurs raisons qui nous échappent. Car il nous est impossible de tout savoir, et qu’ils doivent être suivis d’événements beaucoup plus heureux et de plus nombreux miracles. C’est ainsi que les commencements de Joseph ont été pénibles, et que pendant longtemps mille obstacles semblaient s’opposer complètement aux promesses ; mais ensuite les faits vinrent dépasser toute espérance. Il en est de même pour l’époque de la passion ; ce n’est pas tout d’abord, ce n’est pas dès le commencement, dès le principe que la croix porta ses fruits ; elle fut alors un scandale, et il ne parut dans le moment même que quelques prodiges pour faire rentrer dans la bonne voie ceux qui s’étaient souillés d’un tel crime ; encore disparurent-ils aussitôt. Car bien que le voile du Temple se fût déchiré, que le soleil se fût obscurci, que les rochers se fussent fendus, cependant les miracles s’accomplirent dans l’espace d’un seul jour et furent bientôt oubliés du grand nombre. Ensuite c’est contraints de prendre la fuite, c’est affligés par les persécutions, par la, guerre ouverte, par les embûches secrètes, c’est obligés de se tenir dans l’ombre et de se cacher, c’est tremblants de peur et poursuivis de pierres, que les apôtres prêchèrent la parole de Dieu. En ce temps-là les Juifs étaient très-puissants ; or les Juifs les enlevaient, les, poursuivaient, les déchiraient, les torturaient, et, comme les magistrats leur étaient favorables, chaque jour ils s’emparaient des apôtres et les livraient en spectacle par toute la ville. Mais qu’ai-je besoin de parler du peuple juif et des magistrats ? Un simple faiseur de tentes, dont toute l’occupation était de coudre ensemble des peaux d’animaux, Paul enfin (et qu’y a-t-il de plus misérable qu’un faiseur de tentes ?), avait tant de fureur et de cruauté qu’il entraînait par la force les hommes et les femmes, et, les faisait mettre en prison. Cependant le crucifié le voyait et le laissait faire ! Mais vois comment le persécuteur a ensuite surpassé tous les autres dans la foi, et comment sa conversion a brillé d’un plus grand éclat que le soleil lui-même et a resplendi dans tout l’univers !
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Pourquoi, tant dans l’Ancien que dans le Nouveau Testament, les justes sont si cruellement éprouvés
Si tu me demandes pourquoi, dans l’Ancien et dans le Nouveau Testament, il y a tant de périls, tant d’afflictions, tant d’embûches, connais-en la cause. Cette cause, quelle est-elle ? C’est que cette vie est en quelque sorte un lieu d’exercice, un gymnase, un combat, une fournaise, un atelier pour la vertu. Les corroyeurs prennent les peaux qu’ils ont reçues, et tout d’abord les resserrent, les étendent, les battent, les frappent contre les murs et contre les pierres, et par mille préparations les rendent propres à recevoir la teinture, ensuite ils leur donnent une belle couleur ; les orfèvres jettent l’or clans la fournaise, et le soumettent à l’action du feu pour le rendre plus pur ; les maîtres de gymnastique exercent les athlètes par beaucoup de fatigues clans le lieu d’exercices, ils attaquent leurs élèves avec plus d’ardeur que des adversaires, afin qu’ayant acquis dans le gymnase toute la vigueur désirable ils brillent dans les luttes véritables, et sachent éviter de donner aucune prise à leurs ennemis : Dieu n’agit pas autrement sur nous dans cette vie lorsqu’il veut former l’âme à la vertu. Il la serre, il la fond, il la livre à l’épreuve du malheur, afin que les faibles et les lâches soient brisés dans cette étreinte, et que les hommes vertueux deviennent ainsi plus vertueux encore, ne se laissent pas prendre par les embûches du démon, par les filets de satan, et soient tous dignes de recevoir les récompenses éternelles. Car, dit le Seigneur, la vertu qui n’a pas été tentée n’est pas une vertu éprouvée. Et Paul : L’affliction produit la patience, et la patience, l’épreuve. (Rom. V, 3, 4.) Pour nous donner plus de fermeté et de patience, Dieu veut donc qu’on puisse examiner de toute manière si nous sommes de bon aloi. C’est pour cette raison qu’il a laissé Job souffrir tous ses maux, afin qu’il parût plus éclatant ; c’est pour cette raison qu’il a affligé les apôtres, afin qu’ils devinssent plus courageux et déployassent ainsi toutes leurs forces : assurément ce n’est point là une raison de peu de valeur. Aussi dit-il à Paul qui lui demandait de donner une fin, d’accorder une trêve à ses maux : Ma grâce te suffit, car ma force s’accomplit dans la faiblesse. (II Cor. XII, 9.)
En effet, ceux qui n’ont pas encore la foi chrétienne peuvent retirer de là, s’ils sont attentifs, un très grand avantage. Lorsqu’ils ont vu des justes maltraités, injuriés, emprisonnés, calomniés, entourés de pièges, décapités, brûlés, précipités à la mer et ne cédant pourtant à aucun de ces maux, dans quelle admiration n’ont pas dû les jeter ces athlètes soit dans le passé, soit dans le présent ! Ainsi donc, non seulement les événements les plus malheureux ne peuvent scandaliser ceux qui veillent, mais ils leur permettent de tirer parti d’un si grand enseignement. Voilà pourquoi Dieu a fait entendre à Paul ces paroles : Ma force s’accomplit dans la faiblesse ; et on peut en avoir la preuve tant dans l’Ancien que dans le Nouveau Testament. Considère en effet ce qu’a dû souffrir Nabuchodonosor lorsque, sous les yeux d’une armée si nombreuse, il a été vaincu par trois enfants, trois esclaves, trois captifs, chargés de chaînes et exposés aux flammes, et vaincu au point de ne pouvoir triompher de ces trois corps soumis à son joug, placés sous sa main, de ces trois enfants chassés de leur patrie, privés de liberté, de considération, de puissance, de fortune, et vivant loin de tous leurs proches ! Si ce bûcher n’avait pas pu s’élever, ils n’auraient pas obtenu une récompense si éclatante, une couronne si glorieuse.
Considère ce qu’a dû souffrir Hérode, lorsqu’il fut repris par un prisonnier enchaîné, lorsqu’il vit que ses fers ne lui avaient rien enlevé de la liberté de son langage, et qu’il aimait mieux périr que de renoncer à parler avec cette noble franchise ! Réfléchis-y : de tous les hommes qui vivaient alors ou qui sont nés plus tard, en est-il un seul qui ait été assez faible et assez lâche pour n’avoir pas retiré d’une telle conduite le plus grand avantage, soit qu’il l’ait vue, soit qu’il en ait entendu parler, si seulement il n’était pas tout à fait dépourvu de jugement ! Car ne me parle pas des criminels, des insensés, des endormis, de ceux qui se donnent tout entiers aux soins du corps et qui sont plus légers que les feuilles : ceux-là sont abattus, non seulement par ces grands malheurs, mais même par tout événement, semblables au peuple juif, qui, soit qu’il mangeât la manne, ou qu’il se nourrît de pain, soit qu’il vécût en Égypte ou qu’il en fût sorti, que Moïse fût présent ou absent, était toujours également mécontent. Montre-moi ceux qui sont attentifs et éveillés, et considère combien ils ont dû gagner à voir une âme inaccessible à la crainte, une fierté que rien n’a pu asservir, un langage rempli de franchise, un habitant du désert qui triomphe d’un roi, qui est enchaîné et pourtant ne cède pas, qui va être décapité et pourtant ne se tait pas. Mais ne t’arrête pas là : vois ce qui a suivi. Hérode a décapité Jean, Jean a été décapité par Hérode. Quel est donc celui que tous s’accordent à déclarer bienheureux ? celui qui est exalté ? celui qui est couronné ? celui qui est couvert d’éloges ? celui qui est glorifié ? celui qui jusqu’à ce jour a condamné l’autre ? Est-ce que dans toutes les églises Jean ne crie pas encore : Il ne t’est pas permis d’avoir la femme de ton frère Philippe ? (Matth. XIV, 4.) Est-ce qu’Hérode n’est pas, même après sa mort, flétri pour son adultère, sa démence et sa témérité ? Après tout ce qui vient d’être dit, examine encore quelle était la force du prisonnier, quelle était la faiblesse du tyran. Celui-ci n’a pas pu imposer silence à la bouche d’un seul homme, il l’a fermée par la mort, mais en même temps et par cela même, il en a ouvert mille autres. Celui-ci, au contraire, a effrayé son persécuteur, même après son supplice : car il frappait sa conscience de terreur, au point qu’Hérode crut que Jean était ressuscité d’entre les morts pour faire des miracles ; et alors, et ensuite, et dans tous les temps, il l’a condamné par la voix de tout l’univers, par celle des autres comme par la sienne propre. En effet, tout homme qui lit l’Évangile, dit : Il ne t’est pas permis d’avoir la femme de ton frère Philippe.
Mais laissons l’Évangile : dans les cercles, dans les réunions, au foyer, sur la place publique, dans tous les pays, que tu ailles en Perse, dans les Indes, en Mauritanie, ou dans toute autre contrée qu’éclaire le soleil, jusqu’aux dernières extrémités de la terre, tu entendras cette parole, et tu verras ce juste, aujourd’hui encore, condamnant d’une voix retentissante la perversité du tyran, sans jamais se taire, sans jamais affaiblir son blâme après tant d’années écoulées l En quoi donc Hérode a-t-il fait tort à Jean par ce supplice ? en quoi, par cette mort violente ? en quoi, par ces chaînes ? en quoi, par cette prison ? Parmi les hommes sensés quel est celui qui n’a pas été redressé par ce qu’a dit, par ce qu’a fait ce martyr, par ces paroles qu’aujourd’hui encore il répète telles qu’il les a prononcées alors ? Ne dis donc pas : Pourquoi a-t-il été permis de le mettre à mort ? Ce n’est pas la mort qui lui a été donnée, mais la couronne ; ce n’est pas la vie qu’on lui a ravie, c’est une existence meilleure qu’on lui a ouverte. Apprends à bien penser, et loin qu’aucune de ces choses te scandalise, toutes te seront très-utiles.
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Les afflictions ne sont pas un scandale, elles sont un grand bien pour tout homme qui a le jugement droit
L’égyptienne ne nuisit point à Joseph
Combien l’exemple de Joseph est utile
Que dirai-je de l’épouse de Pharaon ? N’a-t-elle pas accusé Joseph ? ne l’a-t-elle pas calomnié ? ne l’a-t-elle pas fait charger de chaînes et jeter en prison ? n’a-t-elle pas suspendu sur sa tête la menace des plus terribles dangers ? ne l’a-t-elle pas mis à mort autant qu’il a été en elle ? n’a-t-elle pas jeté sur lui l’opprobre et l’infamie ? mais en quoi lui a-t-elle nui soit alors, soit aujourd’hui ? De même que le feu d’un charbon caché sous la paille paraît d’abord couvert, mais tout à coup dévore ce qui le recouvre, et, alimenté par cette paille elle-même, jette une flamme très-grande : ainsi la vertu, qui a paru ternie par la calomnie, reçoit ensuite un plus grand éclat, grâce aux obstacles mêmes qu’elle a rencontrés, et s’élève jusqu’au ciel. En effet, peut-on avoir plus de bonheur que n’en a eu ce vertueux jeune homme pour avoir souffert la calomnie, et avoir été entouré d’embûches, pour cela, dis-je, et non pour avoir exercé en Égypte une autorité royale, pour s’y être assis sur le trône ? C’est que toujours les souffrances sont récompensées par la gloire, les éloges et les couronnes. Joseph n’est-il pas, en effet, exalté par toute la terre ? après tant de temps écoulé, l’éclat de sa renommée n’a pu se ternir, mais, plus brillantes et plus durables que les statues mêmes des rois, sa vertu et sa sagesse se sont pour ainsi dire élevé leurs statues par tout l’univers, dans l’empire romain et dans les contrées barbares, dans les pensées et dans les paroles de chaque homme. Tous, nous croyons le voir encore vivre prisonnier et esclave, montrer à cette misérable et infortunée courtisane la conduite qu’elle devait tenir, faire tout ce qui dépendait de lui pour son salut, forcer son impudeur à rougir, éteindre sa flamme, s’efforcer de l’arracher à cette terrible tempête et de la ramener par une mer calme jusqu’au port ; ensuite, comme l’orage continuait, que le navire était submergé, et que l’épouse de Pharaon faisait naufrage, fuir les vagues déchaînées, se réfugier sur le roc inébranlable de la chasteté, laisser ses habits dans les mains de l’impudique, paraître dans sa nudité plus brillant que ceux qui sont couverts de vêtements de pourpre, et, semblable à un vaillant guerrier, à un vainqueur triomphant, élever le trophée de la pudeur. Mais nos souvenirs ne s’arrêtent pas là, ils vont plus loin et nous le montrent conduit en prison, enchaîné, hideux à voir et pendant un long temps consumant sa vie dans un lieu d’ignominie. C’est là surtout ce qui nous le fait de nouveau admirer, exalter, célébrer, glorifier. Est-on chaste ? en pensant à Joseph, on devient plus chaste encore. Est-on impudique ? en entendant parler d’une telle vertu, on se sent ramené à la pudeur et corrigé par l’histoire de Joseph. Aussi, lorsque vous rappelez à votre mémoire tous les faits, ne vous troublez pas : profitez au contraire de ce qui est arrivé. Que la patience avec laquelle ces justes ont supporté les épreuves vous enseigne la fermeté. Voyant que toute la vie d’hommes si courageux et si sublimes n’a été qu’un tissu de maux, ne vous laissez effrayer ou consterner ni par vos propres afflictions ni par les calamités publiques. Car c’est par la souffrance que l’Église s’est tout d’abord montrée si grande et qu’elle s’est ensuite étendue si loin. Ne t’étonne donc pas, il n’y a rien que d’ordinaire clans ce qui nous arrive. De même que pour les choses de ce monde, ce n’est pas là où l’on trouve de la paille, du foin ou du sable, mais là où l’on trouve de l’or et des perles, que les pirates, les corsaires, les voleurs, les fouilleurs de sépulcres, exercent continuellement leurs violences et préparent leurs embûches : de même aussi, c’est là où le démon voit accumulées les richesses de l’âme, c’est la où il voit rassemblés des trésors de piété,, qu’il dresse et fait avancer ses machines de guerre. Que si ceux contre lesquels sont préparés les pièges, veillent avec attention, non seulement ils n’essuient aucune perte, mais même ils grossissent leur trésor de vertu, comme on le voit aujourd’hui encore.
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Les malheurs dont l’Eglise a été frappée, sont la plus grande marque de sa gloire, et ont été très-utiles à beaucoup de fidèles
On peut trouver dans ces épreuves la meilleure explication de l’abondance des bonnes œuvres et de la puissance de l’Église. En effet, lorsque le démon eût vu que, florissante et glorieuse, elle s’était en un moment élevée jusqu’au ciel, que les hommes vertueux y faisaient dans la vertu de nouveaux progrès, que les pécheurs les plus criminels y devenaient repentants, et que cette cité divine répandait son enseignement par toute la terre, il fit avancer contre elle toutes ses machines de guerre et excita dans son sein des guerres civiles. De même qu’il avait attaqué Job par la perte de ses biens, par la mort de ses enfants, par l’affaiblissement de sa santé, par les reproches de sa femme, par les injures, les plaisanteries et les outrages de ses amis, de même il a combattu l’Église, en soulevant contre elle, autant qu’il a pu, ses amis, ses ennemis, ceux qui étaient entrés dans le clergé, ceux qui étaient enrôlés dans l’armée des fidèles, ceux qui avaient été décorés des insignes épiscopaux, enfin toute sorte de personnes de toute condition. Cependant, malgré tant de machinations, non seulement il n’a pas pu l’ébranler, mais même il l’a rendue plus brillante, nullement troublée, elle continuait d’apprendre à tous les hommes, comme elle fait aujourd’hui par toute la terre, à montrer de la fermeté, à vaincre leurs passions, à supporter les épreuves, à déployer leur patience, à ne tenir aucun compte des biens de ce monde, à réputer pour rien les richesses, à ne faire aucun cas de la réputation, à mépriser la mort, à dédaigner la vie, à voir avec indifférence la patrie, la famille, les amis, les parents, à se tenir prêts pour tous les supplices, à marcher à travers les glaives et à penser que tout ce qui brille dans cette vie, je veux dire les honneurs, la gloire, les empires, les délices, est plus vil que les fleurs du printemps. Cet enseignement ce n’est pas seulement un homme ou deux, mais un peuple tout entier qui nous le donne, et il nous le donne non seulement en paroles, mais en actions, en maux supportés, en victoires obtenues, en pièges évités, en attaques repoussées, en épreuves soutenues toutes avec une fermeté qui surpasse celle du diamant, avec une force que n’a pas le rocher : et cependant les fidèles n’ont pris aucune arme, excité aucune guerre, tendu aucun arc, lancé aucune flèche : chacun ne s’est défendu que par un rempart de patience, de sagesse, de douceur et de valeur ; et par leur courage à supporter la souffrance, ils ont couvert d’un déshonneur sans égal ceux qui les persécutaient.
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Les méchants sont punis
Aussi, voyez maintenant : le visage joyeux, l’œil confiant, le cœur plein d’assurance, ils se portent sur les places publiques, ils remplissent les maisons, ils courent se réunir. Les méchants au contraire dissimulent chacune des machines qu’ils font avancer, ils rôdent çà et là autour des gens de bien, torturés par la conscience de leur perversité, craintifs et tremblants. De même que ces bêtes farouches, qui ont la vie tenace, se jettent avec emportement sur le fer des lances, lorsqu’elles en ont été atteintes une fois ou deux, se portent elles-mêmes des coups plus terribles, et se blessent jusqu’au cœur ; de même que les flots, qui viennent frapper les rochers, s’ouvrent et se brisent eux-mêmes avec la plus grande force ; de même aussi les méchants, lorsqu’ils préparent leurs embûches, se creusent des précipices pour eux-mêmes bien plus que pour les autres. En effet, les gens de bien auxquels on tend des pièges ont, pour les admirer, les célébrer, les couronner, ceux qui les connaissent, ceux qui ne les connaissent pas, ceux qui ont vu leurs actions, et ceux qui en ont entendu le récit. Beaucoup les plaignent ou leur viennent en aide dans la lutte. Tous prient pour leur triomphe. Les méchants qui tendent ces pièges sont au contraire un objet de haine pour une multitude non moins considérable : même c’est en bien plus grand nombre que les hommes les accusent, les reprennent, les blâment, les couvrent de déshonneur et les dévouent aux puissances de l’enfer ; ta plupart ne désirent rien tant que de voir leur châtiment et leur supplice. Mais qui pourrait rendre par la parole tout ce qu’ils souffriront ensuite ? Car si celui qui aura scandalisé un seul petit enfant, doit recevoir un tel châtiment qu’il vaudrait mieux pour lui qu’on lui mît au cou une meule de moulin et qu’on le jetât dans la mer, vois quelles peines terribles, quels supplices intolérables infligera la redoutable justice de Dieu à ceux qui se seront employés de tout leur pouvoir à répandre la confusion par toute la terre, à renverser tant d’Églises, à troubler une paix si profonde par les innombrables scandales qu’ils auront produits en tout lieu ! Ceux au contraire à qui ils auront fait souffrir tant de maux, brillant alors de tout l’éclat que jetteront sur eux leurs bonnes œuvres, leurs souffrances, leurs couronnes, leurs récompenses, prendront place dans les rangs des martyrs, des apôtres, des hommes les plus vertueux et les plus sublimes. Ils verront les châtiments auxquels seront livrés leurs anciens persécuteurs, et ils ne pourront les délivrer de leurs supplices : toutes les prières qu’ils feront pour eux leur seront inutiles. Si en effet le mauvais riche, pour avoir rejeté le seul Lazare, a enduré tant de tourments, et n’a pu obtenir aucun soulagement à ses maux, que ne souffriront pas ceux qui ont blessé tant de fidèles par leurs persécutions et leurs scandales. Repassez dans votre pensée toutes ces choses et recueillez tout ce que les saintes Écritures vous offriront de semblable ; faites-vous-en pour vous-mêmes un sûr rempart, tirez de là des remèdes pour ceux qui sont encore faibles, et restez fermes et inébranlables, l’esprit tourné vers les biens qui vous sont destinés. Car en vérité, une récompense vous sera préparée ; et non seulement une récompense qui répondra à vos mérites, mais une récompense infinie qui les surpassera de beaucoup. Telle est en effet la bonté de Dieu : il veut que le mérite de toute bonne parole et de toute bonne action soit de beaucoup surpassé par les récompenses et les couronnes que nous réserve sa munificence sans limites. Puissions-nous les obtenir, par Jésus-Christ Notre-Seigneur, à qui appartient la gloire dans les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.
Saint Jean Chrysostome
Œuvres complètes traduites pour la première fois en français sous la Direction de M. Jeannin
Tome quatrième, pp. 375-382
Sueur-Charruey, Imprimeur-Libraire-Editeur, Arras, 1887
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