Littérature, Orthodoxie, Russie

La grâce

23 janvier 2021

J’ai entendu raconter l’histoire d’un homme qui avait passé douze ans en prison ; c’était un des malades en traitement chez mon professeur. Il avait des attaques de nerfs et était sujet à des angoisses et à des crises de larmes ; il tenta même une fois de se suicider.

 

Sa vie en prison était bien triste, je vous assure, mais, à tout prendre, elle valait plus que quelques kopeks. Toutes ses connaissances se limitaient à une araignée et à un arbuste qui croissait sous sa fenêtre… Mais je préfère vous raconter l’histoire d’une autre rencontre que je fis l’année passée. Il s’agit d’un cas fort curieux, curieux par sa rareté.

L’homme dont je vous parle fut un jour conduit à l’échafaud avec d’autres condamnés et on lui lut la sentence qui le condamnait à être fusillé pour un crime politique. Vingt minutes plus tard on lui notifia sa grâce et la commutation de sa peine. Pendant les quinze ou vingt minutes qui s’écoulèrent entre les deux lectures, cet homme vécut dans la conviction absolue qu’il allait mourir sous quelques instants. J’étais extrêmement curieux de l’entendre évoquer ses impressions, et plusieurs fois je me suis plu à le questionner à ce sujet.

Il se rappelait tout avec une netteté extraordinaire et il disait qu’il n’oublierait jamais rien de ce qui s’était passé pendant ces quelques minutes.

À vingt pas de l’échafaud qu’entouraient la foule et les soldats, on avait planté trois poteaux, car plusieurs condamnés devaient être passés par les armes. Les trois premiers furent amenés et attachés à ces poteaux ; on leur fit revêtir la tenue des condamnés (une longue chemise blanche) ; on leur enfonça sur les yeux des bonnets blancs pour qu’ils ne vissent pas les fusils ; puis un peloton de soldats se plaça devant chaque poteau. L’homme qui m’a fait ce récit, étant le huitième sur la liste, devait être amené au poteau au troisième tour. Un prêtre passa devant tous les condamnés, une croix à la main. Il leur restait donc à peine cinq minutes à vivre.

Cet homme me déclara que ces cinq minutes lui avaient paru sans fin et d’un prix inestimable. Il lui sembla que, dans ces cinq minutes, il allait vivre un si grand nombre de vies qu’il n’y avait pas lieu pour lui de penser au dernier moment. Si bien qu’il fit une répartition du temps qui lui restait à vivre : deux minutes pour faire ses adieux à ses compagnons ; deux autres minutes pour se recueillir une dernière fois, et le reste pour porter autour de lui un ultime regard. Il se rappelait parfaitement avoir exécuté ces dispositions comme il les avait calculées. Il allait mourir à vingt-sept ans, plein de santé et de vigueur. Il se souvenait qu’au moment des adieux, il avait posé à l’un de ses compagnons une question assez indifférente et qu’il avait porté un vif intérêt à la réponse. Après les adieux il était entré dans la période de deux minutes réservée à la méditation intérieure. Il savait d’avance à quoi il penserait : il voulait sans cesse se représenter, aussi rapidement et aussi clairement que possible, ce qui allait se passer : à présent il existait et vivait ; dans trois minutes quelque chose arriverait ; quelqu’un ou quelque chose, mais qui, quoi ? où serait-il ? Il pensait résoudre ces incertitudes durant ces deux avant-dernières minutes. Près de là s’élevait une église dont la coupole dorée brillait sous un soleil éclatant. Il se rappelait avoir fixé avec une terrible obstination cette coupole et les rayons qu’elle réfléchissait ; il ne pouvait pas en détacher ses yeux ; ces rayons lui semblaient être cette nature nouvelle qui allait être la sienne et il s’imaginait que dans trois minutes il se confondrait avec eux… Son incertitude et sa répulsion devant cet inconnu qui allait surgir immédiatement étaient effroyables. Mais il déclarait que rien ne lui avait été alors plus pénible que cette pensée :

« Si je pouvais ne pas mourir ! Si la vie m’était rendue ! quelle éternité s’ouvrirait devant moi ! Je transformerais chaque minute en un siècle de vie ; je n’en perdrais pas une seule et je tiendrais le compte de toutes ces minutes pour ne pas les gaspiller ! »

Cette idée finit par l’obséder tellement qu’il en vint à désirer d’être fusillé au plus vite.

 

F. M. Dostoïevsky, L’Idiot, roman traduit du russe par Victor Derély, pp. 74-76, Librairie Plon, Paris,
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