Pontificat de Saint Lucius I (252-254)
Persécution, Guerre et Peste
Histoire générale de l’Église depuis la création jusqu’à nos jours, par l’Abbé J.-E. Darras, Tome huitième, p. 295-298, Louis Vivès, Libraire-Éditeur, Paris, 1869
Le contraste entre la conduite des fidèles et celle des idolâtres, pendant la durée du fléau, fut une des preuves les plus saisissantes de la divinité du christianisme. Les chrétiens étaient partout où l’on avait besoin d’un secours. Evêques, prêtres, diacres, laïques, hommes, femmes, enfants même, tout ce qui portait sur le front le signe de la croix, et, dans le cœur, la flamme de la charité du Christ, soignaient les pestiférés, sans distinction de famille ni de culte.
Loin d’ouvrir les yeux et de bénir du moins cet héroïsme, sauf à le punir plus tard du dernier supplice, quand le danger serait passé, les magistrats païens profitaient de l’occasion pour une calomnie nouvelle. Si les chrétiens se montraient partout, disaient-ils, c’était pour propager la peste. Sous prétexte de secourir la population, ils l’empoisonnaient. Voilà les bruits que d’infâmes dénonciateurs propageaient parmi la foule. Le plus ardent de ces sycophantes était Demetrianus, un ancien condisciple et rival d’école de saint Cyprien. Il avait obtenu quelque succès au barreau de Carthage. Revêtu de fonctions judiciaires par la puissance romaine, il avait continué ses relations avec le saint évêque, et lui faisait de fréquentes visites, moins pour discuter sérieusement avec lui que pour exhaler sa colère contre les chrétiens. Saint Cyprien l’appelait son aboyeur. Demetrianus semait à profusion, parmi le peuple, des pamphlets où il affirmait que la peste, la famine, la guerre, tous les fléaux qui dévastaient en ce moment l’empire, étaient l’œuvre des chrétiens. Eux seuls devaient être responsables de tant de calamités. Ennemis des dieux, ils méritaient la haine du genre humain. L’illustre évêque répondit à ces outrages par son Épitre à Demetrianus. Il flétrit énergiquement la lâcheté cupide des païens en face du fléau.
La peste, dit-il, a révélé, ou grossi, la liste de vos crimes. Elle a montré d’une part l’insensibilité de l’égoïsme et de la peur qui refusent des secours aux malades ; de l’autre, l’avarice convoitant, bouche béante, la dépouille des morts. On a vu des hommes sans entrailles fuir la couche d’un parent atteint du fléau et se précipiter ensuite sur la succession du défunt, afin de mieux constater qu’ils délaissaient le moribond uniquement dans la crainte de retarder s mort par quelques soins charitables ! Parmi les ravages de l’épidémie, l’effroi ne parvient pas à conseiller la vertu. À l’aspect des victimes qui tombent par milliers, nul ne songe que lui aussi est mortel. On se presse, on pille, on vole. Plus d’hésitation dans la rapine ; partout on jette le masque. À voir l’empressement, la rapacité cupide de chacun, vous diriez que la spoliation est devenue licite ; que le déprédateur remplit un devoir ; et que, s’abstenir du bien d’autrui, ce serait perdre le sien. Les brigands, dans les rochers de leurs montagnes, gardent du moins quelque retenue ; ils vont cacher leurs crimes dans la solitude ; leurs forfaits ont pour voile les ténèbres de la nuit. Ici la cupidité ne se dissimule même plus. Protégée par son audace, elle marche la tête haute, elle étale au grand jour sa brutale convoitise. Les faussaires, les empoisonneurs, les assassins, promènent en plein forum leur scandaleuse impunité. Les scélérats pullulent et il ne se trouve pas un homme vertueux pour les flétrir et les châtier ! Juges, tribunaux, accusateurs, tout est muet contre eux ; ils n’ont plus à redouter ni institutions, ni magistrats. Les gens de bien se taisent ; les témoins tremblent ; les juges sont vendus, les tribunaux impuissants. Voilà ce que vous êtes ; et c’est nous que vous accusez ! N’est-ce donc point assez de cette explosion sauvage de vices, de crimes, de turpitudes et de rapines, dont vous donnez le spectacle au monde ? Ne vous suffit-il pas de déshonorer la religion véritable par des superstitions infâmes, et vous faut-il encore déchaîner les fureurs de la persécution et de la haine populaire sur des innocents qui adorent le vrai Dieu. Vous refusez vos hommages à ce Dieu ; mais du moins respectez ceux qui ont le courage de mieux faire. La fumée des victimes remplit vos temples ; vous égorgez à votre aise des troupeaux entiers. Cependant vous renversez partout les autels du vrai Dieu ! On vous voit prosternés devant des crocodiles, des cynocéphales, des cailloux, des serpents ! Dieu seul n’est point adoré sur la terre, ou, si vous rencontrez un de ses adorateurs, vous le tuez ! On compte par milliers les justes, les innocents que vous avez fait périr au supplice ; les foyers que vous avez dépeuplés ; les patrimoines que vous avez spoliés ; les victimes que vous chargez de fers, que vous précipitez dans les cachots, que vous jetez au glaive, aux bêtes, aux flammes des bûchers. Ah ! Vous ne méritez que trop les fléaux que Dieu multiplie sur vos têtes ! – Tu rejettes sur les chrétiens la caducité de ce monde qui chancelle sous le poids de ses crimes, et qui s’éteint dans l’impuissance ! Sans doute les vieillards nous rendront bientôt responsables de ce que leurs oreilles n’entendent plus, de ce que leurs yeux s’éteignent ; de ce que leurs jambes ne les veulent plus soutenir, et de ce qu’un octogénaire n’est plus un jeune homme ! – Vous outragez le vrai Dieu ; vous blasphémez son nom ; et vous vous étonnez que la pluie ne descende plus sur vos champs arides ; que le sol desséché produise des plantes maigres et avortées ; que la grêle laboure vos vignobles ; que la tempête déracine vos oliviers ; que les fontaines tarissent ; que des souffles pestilentiels infectent l’air et moissonnent les populations ! Etonnez-vous donc de vos crimes et mettez-y un terme. Ce sont eux qui ont produit tous ces désastres. – Tu te plains que les éléments se refusent à la satisfaction de tes besoins, ou de tes plaisirs ! Mais toi, sert-tu le Dieu par qui toutes les créatures te servent ? Obéis-tu à celui qui a mis la nature entière sous tes lois ? Tu exiges bien de ton esclave une soumission absolue ; homme, tu exiges d’un autre homme une obéissance aveugle. Et pourtant, vous ne différez en rien l’un de l’autre pour les conditions de la naissance et de la mort ; votre corps est de même matière, votre âme d’une commune nature ; c’est à égale droit et en vertu des mêmes lois que tous deux vous êtes entrés en ce monde et que tous deux vous en sortirez. N’importe ! Si ton esclave ne te sert pas suivant tes caprices, s’il oublie ou néglige la moindre de tes volontés, tu prends le fouet pour venger ton autorité méconnue. Faim, soif, cachot, croix, que sais-je ? Tout sera mis en œuvre pour punir la faute d’un moment. Malheureux ! C’est ainsi que tu abuses de ta domination tyrannique et tu ne veux pas te soumettre à l’autorité légitime de Dieu ! Ose encore te plaindre que la main du Seigneur s’arme à son tour des fléaux de la vengeance, pour châtier des coupables endurcis, des blasphémateurs rebelles !
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