Lettre adressée par le Père Justin de Tchélié au Saint- Synode de l’Eglise orthodoxe serbe
Nous reproduisons ci-après la lettre adressée par le Père Justin au Saint- Synode de l’Eglise orthodoxe serbe, par l’intermédiaire de son évêque diocésain, Mgr Jean de Šabac en date du 27 janvier 1971, en réponse à une proposition de « ministère ecclésial à Belgrade », suite à une lettre anonyme
II/ III
« Le dialogue de l’amour »
On ne doit pas trouver des excuses par des phrases sentimentales et vides, comme le « temps », « l’esprit du temps » ou « l’esprit de l’œcuménisme » qui prédominent dans le monde, ou encore « le dialogue de l’amour » qui soi-disant réchauffe les cœurs de nos contemporains, contrairement aux « siècles de haine » que nous aurions connus jusqu’à maintenant, ou d’autres phrases hypocrites semblables.
Une telle position est superficielle, elle ne correspond pas à la vérité, elle est ignorante et mensongère. Elle est mensongère parce qu’au lieu de « l’amour de la Vérité » (2 Th 2, 10), au lieu de la « profession de foi dans l’amour » (Eph 4,15), au lieu de l’amour envers la Vérité divino-humaine, les auteurs des phrases vagues mentionnées « marchent comme les païens, selon la vanité de leurs pensées » (Eph 4, 17) et se noient dans la mer morte de l’anthropolâtrie superficielle et du désir de plaire aux hommes. Quel est le résultat de tout cela ? Non pas l’illumination des hérétiques qui sont dans l’erreur hors de l’Église, ni leur retour à « la foi de la Vérité » (2 Th 2,13), mais l’indifférence générale dans la foi et le syncrétisme insipide. Cette attitude est ignorante et effrontée, car elle nie que dans les siècles passés de la vie et de l’œuvre de l’Église ont vécu et agi les saints de Dieu, qui débordaient de l’amour divin et du véritable amour pour l’homme. Cette attitude accuse ainsi les Pères — les saints de Dieu — d’avoir vécu dans la haine. Les dits protagonistes soulignent encore qu’ils auraient eux-mêmes soi-disant plus d’amour que les saints de Dieu. Cependant, la mesure de l’amour des Pères, héritée des Apôtres, envers les hommes et jusque dans les relations avec les hérétiques, est exprimée parfaitement selon le Dieu-homme et de façon inspirée par les paroles suivantes de saint Maxime le Confesseur :
« Je ne veux pas affliger les hérétiques, pas plus que je me réjouis de leur mal, que Dieu m’en préserve ! Mais je me réjouis encore plus et suis en même temps dans l’allégresse de leur conversion. Car qu’est-ce qui peut être plus agréable que de voir que les enfants de Dieu dispersés sont rassemblés en un seul Corps (Jn 11, 52). Je n’ai pas perdu la raison à ce point pour conseiller que l’absence de miséricorde soit plus estimée que l’amour pour l’homme. Au contraire, je conseille qu’il faut avec attention et expérience faire du bien à tous les hommes, et être tout à tous, comme il est utile à chacun. Cela dit, je souhaite et conseille une seule chose : qu’il ne faut pas aider les hérétiques comme hérétiques pour soutenir leur croyance insensée, mais qu’il faut être là absolument inflexible. Car je n’appelle pas amour, mais misanthropie et séparation de l’amour divin le fait de tenter de renforcer l’illusion hérétique, pour la plus grande chute de ceux qui la suivent » (PG 91 465).
Il est aussi non-évangélique, périlleux pour l’âme, de trouver une excuse dans le comportement semblable d’autres patriarches et évêques indifférents aujourd’hui. Car, selon les paroles des saints Pères, la négligence et l’indifférence et, en général, toute transgression, particulièrement au sujet de la foi, quel que soit le nombre de participants, ne devient pas ipso facto une faute moindre. La négligence et l’indifférence, l’ignorance ou la trahison des autres ne peut jamais être une excuse pour les évêques — les successeurs des Apôtres dans l’Église du Christ — institués précisément pour préserver la véritable foi et l’Église, par laquelle peut uniquement se sauver le peuple de Dieu et entrer dans le Royaume de Dieu. Nous le savons parfaitement grâce aux paroles sages en Dieu et apostoliques de l’Encyclique des Patriarches orientaux : « Le peuple ecclésial lui-même est le gardien de la foi orthodoxe et de la tradition » (Encyclique de 1848, §17). N’en arrivons pas au point que ce peuple de Dieu encore croyant finisse par ne plus reconnaître les évêques de nos jours comme les porteurs et les gardiens de la foi des Apôtres et des saints Pères, comme a su le faire le peuple orthodoxe de nombreuses fois dans son histoire marquée par la Croix.
Nous avons appris à mesurer le christianisme non d’après les personnes, mais d’après la vérité et l’exactitude de la foi
Dans les eaux troubles et mortes de « l’œcuménisme », dans lesquelles certains d’entre les évêques ont pataugé, il est rare que quelqu’un parmi les orthodoxes puisse se tenir sans commencer à se noyer dans l’hérésie de la non-orthodoxie et de l’impiété. Mais nous le savons, pour tous les temps et toute l’éternité : nul ne peut rester dans l’Église orthodoxe du Christ sans observer la voie pieuse, conciliairement divino-humaine des saints Pères et des confesseurs de l’Orthodoxie. Rappelons-nous la règle évangélique de saint Grégoire Palamas, exprimée dans sa lettre au patriarche d’Antioche Ignace en 1345, alors que celui-ci s’était éloigné de l’enseignement orthodoxe :
« Ceux qui sont de l’Église du Christ, sont de la Vérité ; quant à ceux qui ne sont pas de la Vérité, ils n’appartiennent pas non plus à l’Église du Christ… Car nous avons appris à mesurer le christianisme non d’après les personnes, mais d’après la vérité et l’exactitude de la foi » (Syggramata, t. II, Thessalonique 1966, p627).
Cette règle orthodoxe de saint Grégoire Palamas, éprouvée par les siècles et confirmée de tous côtés, est la règle de toujours de l’Église orthodoxe et des confesseurs orthodoxes ainsi que du peuple orthodoxe de Dieu, depuis les saints Apôtres jusqu’à nos jours, et, par la grâce et la puissance de Dieu, elle le restera jusqu’à la fin des siècles.
Rien n’irrite Dieu autant que le déchirement de l’Église
Mais, hélas ! Par la responsabilité de nos Pasteurs ecclésiaux, ce même peuple orthodoxe de Dieu dans notre Église, est divisé et déchiré. Jamais, au cours de toute son histoire, l’Église serbe n’a vécu une tragédie aussi horrible qu’aujourd’hui avec deux schismes causant la perte des âmes, lesquels ont été créés sous le patriarcat et l’épiscopat de nos évêques actuels. Et cette question déchire l’âme : qu’a fait notre épiscopat pour éviter que l’on en arrive à cela, que fait-il pour les faire disparaître, afin que la Tunique du Christ déchirée dans l’Église serbe soit recousue et le peuple de Dieu réconcilié et uni ? Au lieu de la pacification ecclésiale pour les uns et des sanctions canoniques ecclésiales thérapeutiques pour les autres, celui-ci a recouru à l’autojustification et au rejet de la faute sur autrui. Et par tout cela s’accomplit ce terrible massacre des âmes serbes pour la plus grande joie des ennemis de Dieu et de nous-mêmes.
Un schisme dans l’Église serbe ? Sachez que la mort et l’enfer cheminent à sa suite, et dévorent voracement les âmes serbes. Ô festin démoniaque, festin de l’Antichrist, qui a surgi pour la première fois dans l’histoire millénaire du peuple serbe ! Les dogmes et les saints canons de l’Église sont piétinés cyniquement. Ô péché que, selon les paroles sacrées de saint Chrysostome, le sang du martyre même ne peut laver ! « Rien, dit saint Jean Chrysostome, n’irrite Dieu autant que le déchirement de l’Église… Le sang même du martyre ne peut effacer un tel péché » (PG 62, 85). Par le schisme sont lâchés sur le peuple serbe tous les fauves apocalyptiques. « Le soleil et le ciel se sont assombris » sur le misérable peuple serbe. Ô, massacre des âmes serbes sans précédent, particulièrement en Amérique où, en raison du schisme, les Serbes se disputent, se battent, et souvent versent le sang.
Il faut se soumettre au pouvoir tant qu’il maintient l’ordre divin dans le monde
« Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes » (Ac 5, 29). C’est l’âme, c’est le cœur de l’Église orthodoxe ; c’est son Évangile, son Évangile intégral. C’est ce qui la fait vivre, c’est sa raison de vivre. En cela est son immortalité et son éternité ; en cela est sa valeur suprême et non éphémère. Obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes est le principe de ses principes, le critère de ses critères, c’est ce qui pour elle est saint par excellence.
Cet Évangile qui renferme tout est l’essence de tous les saints dogmes et de tous les saints canons de l’Église orthodoxe. Il ne peut être question pour l’Église, et quel qu’en soit le prix, de céder dans ce domaine à qui que ce soit, tant à une personne qu’à un régime ou un pouvoir politique, pas plus que de s’engager sur la voie du compromis, ni avec les hommes, ni avec les démons. « Obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes », c’est la charte de l’Église orthodoxe, sa charte éternelle et immuable, sa charte suprême, sa position éternelle et immuable. C’est aussi sa réponse aux premiers persécuteurs de l’Église (Ac 5, 17-42). C’est également sa réponse à tous les persécuteurs à travers tous les siècles jusqu’au Jugement dernier. Pour l’Église, Dieu est toujours à la première place et l’homme, les hommes, sont toujours à la seconde. Il faut obéir aux hommes tant qu’ils ne sont pas opposés à Dieu et à Ses commandements. Mais dès qu’ils se dressent contre Dieu et Ses commandements divins, l’Église doit alors rester auprès de Dieu et défendre Ses commandements ainsi que Sa volonté et ce par les moyens évangéliques. Si elle n’agit pas ainsi, est-elle l’Église ? Si les représentants de l’Église n’agissent pas ainsi, sont-ils les représentants apostoliques de l’Église ? Justifier une telle attitude par une soi-disant « économie » n’est rien d’autre qu’une trahison déguisée de Dieu et de l’Église. Le pouvoir est, dans son principe, de Dieu : la hiérarchie des valeurs et de l’ordre est de Dieu. C’est pour cette raison qu’il faut en principe se soumettre au pouvoir comme régulateur et garant de l’ordre divin dans le monde, donné par Dieu. Dans le cas contraire, on tombe dans l’absence de pouvoir, dans l’anarchie.
Il faut se soumettre au pouvoir tant qu’il maintient l’ordre divin dans le monde, tant qu’il est « serviteur de Dieu » et se conduit en tant que tel. On se soumet alors aux autorités qui, en tant que serviteurs de Dieu, portent le glaive pour châtier celui qui fait le mal et protéger celui qui fait le bien. On se soumet aux autorités, car, en tant que serviteurs de Dieu, elles « sont à craindre lorsqu’on fait le mal », mais non lorsqu’on fait le bien. Mais si les autorités sont à craindre lorsqu’on fait le bien, si le pouvoir persécute le bien Divin et le Bien suprême de ce monde, le Seigneur Jésus-Christ et, en conséquence, Son Église, il est alors du devoir de celle-ci — c’est un devoir saint auquel elle ne peut se dérober — de se mettre du côté du Christ, le Dieu-homme, et de défendre la liberté par laquelle Il nous a libérés, et ce par les moyens évangéliques. Les chrétiens ne doivent jamais se soumettre aux hommes plutôt qu’à Dieu, surtout à des hommes qui s’élèvent contre le Dieu véritable et contre Son Évangile (cf. Rm 13,1-6).
Obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes
C’est là l’enseignement évangélique, apostolique, l’enseignement des Pères et des martyrs, l’enseignement orthodoxe sur la nature et la valeur du pouvoir. Tel est le saint et infaillible enseignement de l’Église orthodoxe du Christ à ce sujet, depuis le commencement jusqu’à maintenant, et de maintenant jusque dans tous les siècles. Qui en sont les témoins ? Tous les saints apôtres, tous les saints Pères, tous les saints martyrs et néomartyrs, tous les saints sont l’incarnation vivante et la personnification immortelle du très saint Évangile de l’Église orthodoxe : « Obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes. » Chacun d’entre eux, de toute son âme, de tout son cœur, de toute sa force, de tout son esprit, a observé cet Évangile divin. C’est pourquoi ils ont tous été martyrisés, maltraités et tués par les pouvoirs ennemis de Dieu à travers les siècles.
Et nous ? Nous piétinons ce très saint Évangile. Notre épiscopat actuel, en cela aussi, ne suit pas les saints Pères et, de cette façon, ne se perd pas seulement lui-même ainsi que son âme, mais il perd également les âmes de nous tous, de tout le peuple de Dieu. Si nous trouvons une excuse dans l’autre commandement de l’Évangile du Sauveur : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (Mt 22,21), afin de justifier notre funeste désir de plaire aux hommes, cela veut dire que nous n’avons pas compris de façon apostolique et patristique cette prescription, ni ne l’avons mis en pratique de façon divino-humaine dans la vie.
« Rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu », c’est réaliser la coexistence évangélique de l’Eglise et de l’État, définie et prescrite par notre Sauveur Jésus-Christ omniscient et sans péché. D’où le caractère obligatoire et immuable de ce commandement pour l’Église. À César l’impôt, l’argent, sur lequel figure l’effigie de l’empereur (Mt 22, 19-21). Et à Dieu ? – L’âme et le corps ; car l’image de Dieu repose sur l’âme et dans l’âme, ainsi que sur le corps et dans le corps par l’intermédiaire de l’âme. En effet, le corps vit par l’âme à l’image de Dieu. Tout ce qui est essentiel dans l’homme, tant dans l’âme que dans le corps, tout est de Dieu. Les hommes ne s’appartiennent pas à eux-mêmes, mais ils sont toujours et en tout créations de Dieu et biens de Dieu (1 Co 6, 19-20). Oui, l’âme et le corps appartiennent à Dieu, à l’éternité, à la vie éternelle, à la Vérité et à la Justice, à la Raison, au Sens éternels. C’est pour cela que l’on ne saurait sacrifier ce qui est de Dieu pour l’amour de César. Là aussi, la primauté appartient toujours à Dieu.
Dans le Dieu-homme, dans Son œuvre et Son Corps qu’est l’Église, Dieu est toujours le premier et l’homme est le second. Tout y est résolu non par l’homme, mais par Dieu. C’est là la valeur et le critère par excellence de l’Église universelle. C’est pourquoi tout problème de l’Église doit être abordé « avec crainte de Dieu, foi et amour ». L’Église est d’abord un organisme divino-humain et ensuite seulement une organisation. Elle est le Corps du Dieu-homme et, pour cette raison, on doit la considérer et la voir, l’estimer, par rapport à Dieu Lui-même, puis par rapport à l’homme, mais l’homme du Dieu-homme. Jamais seulement par rapport à l’homme, ni « selon l’homme ». C’est pourquoi toujours, toujours, toujours, « il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes ». Lorsqu’un problème de l’Église est en question, il faut même « résister en face » (Ga 2, 11-14) au coryphée des Apôtres, Pierre. Dans ce domaine, le principe inspiré des Apôtres et la méthode d’action de l’Église est d’extrême importance : « L’Esprit Saint et nous-mêmes avons décidé » (Ac 15,28) : l’Esprit Saint en premier lieu, puis nous-mêmes, suivant le Saint-Esprit, avec le Saint-Esprit, toujours menés et dirigés par les Apôtres et les Pères pneumatophores.
Bernard Le Caro, Saint Justin de Tchélié, L’Âge d’homme, Lausanne, 2017, p. 232-238
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