Seigneur, Seigneur, n’avons-nous pas prophétisé en Votre nom, et chassé les démons en Votre nom, et fait de nombreux miracles en Votre nom ?
Ce sont les « acceptés » qui prononceront ces paroles, ceux qui auront « payé leur dû » et construit leur réputation de serviteurs du Christ, en faisant des choses impressionnantes ostensiblement pour lui. Et le Seigneur répondra :
Je ne vous ai jamais connus ; retirez-vous de Moi, vous qui commettez l’iniquité.
(Mt 7 22-23)
En quoi auront-ils échoué, justifiant cette sévère réprimande du Seigneur ? Au nom du Christ, ils auront accompli leurs œuvres, mais pas dans l’esprit du Christ, et ils n’auront donc pas vraiment vécu conformément à ses commandements. Leurs œuvres, accomplies pour ce monde, périront dans ce monde. Ils se seront conformés extérieurement à tous les préceptes de la foi, mais intérieurement ils n’auront pas orienté leur vie vers le ciel. Et ils se retrouveront devant le Juge avec les mains vides.
C’est une image de ce qui se produira au point culminant de l’apostasie du monde, ou de son « éloignement » du Christ : le Jugement dernier. Elle reflète précisément le message d’un saint père des derniers temps, l’archevêque Averky Taushev de Jordanville. Par l’intermédiaire de l’archevêque Théophane de Poltava, il a été directement lié à la lignée ininterrompue des théologiens orthodoxes qui ont transmis l’esprit vivant de leur tradition de père en fils. Le fait qu’il n’ait jamais songé à s’appeler « théologien » ou « spécialiste en patristique », et encore moins à être reconnu comme ce qu’il était réellement : un prophète de l’apostasie, est un signe qu’il était un maillon authentique de la tradition patristique. Ce n’est qu’en raison de son amour pour la vérité vivifiante de l’orthodoxie et pour le troupeau que le Christ lui a confié qu’il s’est exprimé. Il estimait qu’il était de son devoir d’avertir les gens des effets plus subtils de l’apostasie, qui se propageait de plus en plus rapidement à mesure que notre monde approchait de sa dissolution. L’apostasie, il le savait, n’était pas seulement quelque chose qui s’est manifesté extérieurement « là-bas » — dans le monde séculier aveugle et impie ou dans les instances chrétiennes apostates qui sont devenus presque entièrement centrées sur ce monde. Non, les racines de l’apostasie sont bien plus profondes. Elles pouvaient pénétrer dans le cœur même de l’homme…
L’archevêque Averky a compris que, comme les actes des faux serviteurs que le Christ a réprimandés dans le passage ci-dessus, la forme extérieure de l’Église et même de la « vraie » orthodoxie « traditionnelle » pouvait être imitée si habilement, si exactement, qu’elle était capable de « séduire même les élus. » (Mt 24 24). Cette pensée était un poids énorme pour lui. Il avait reçu, directement des Pères orthodoxes authentiques, l’essence de l’orthodoxie. Afin de transmettre avec succès cette essence à la génération suivante, il devait la distinguer des substituts qui devenaient de plus en plus subtils. Les mots parlés et écrits lui semblaient inadaptés à cette tâche. Il se réfugiait souvent dans la phrase poignante de l’évêque Théophane le Reclus : « Le christianisme orthodoxe perd son sel » (cf. Mt 5 13). Mais se pourrait-il que les seuls à pouvoir détecter cette perte soient ceux qui ont déjà goûté à la « saveur » authentique de l’orthodoxie ? Quelqu’un qui n’a jamais goûté le sel ne verrait pas la différence si on lui présentait une nouvelle saveur et qu’on lui disait que c’était du sel.
L’archevêque Averky a également souvent cité les paroles de l’évêque Ignace Briantchaninov : « N’osez pas lever votre main faible pour arrêter la marée brute de l’apostasie. Évitez-la, protégez-vous-en, et cela vous suffira. Apprenez à connaître l’esprit du temps, étudiez-le afin d’éviter autant que possible son influence. » 1
Bien sûr, les étudiants et les moines de l’archevêque Averky au séminaire/monastère de la Sainte-Trinité appréciaient l’opportunité de ses déclarations. Mais beaucoup avaient du mal à comprendre la raison pour laquelle il s’attardait constamment sur un thème aussi négatif. Un jour, alors que l’archevêque discutait, comme d’habitude, des signes de l’éloignement du Christ, un étudiant posa une question : « Bien sûr, l’apostasie est terrible et nous devons en entendre parler, mais pourquoi autant ? Après tout, nous sommes à l’abri de ses influences en étant orthodoxes, en adhérant aux traditions. Nous sommes dans l’Église russe à l’étranger — nous ne sommes pas œcuménistes, nous n’avons rien à voir avec la trahison de l’orthodoxie qui est menée par d’autres juridictions. Nous sommes dans la véritable Église, l’Église orthodoxe. Ne sommes-nous pas en sécurité ? Le Christ a dit que les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre son Église ».
Regardant son interlocuteur d’un air perçant, l’archevêque Averky a demandé à son tour : « Mais qu’est-ce qui déterminera si tu es ou non dans cette Église ? » Il a utilisé la forme singulière russe du mot « tu » car il voulait s’adresser à ses auditeurs en tant qu’individus.
Tous les étudiants présents étaient des chrétiens orthodoxes baptisés ; l’homme qui avait posé cette question inattendue était leur propre hiérarque, leur propre lien avec les apôtres. Ils étaient non seulement dans sa même Église, mais aussi dans sa même « juridiction ». Comment, dès lors, pouvait-il remettre en cause leur appartenance à la véritable Église sans remettre en cause la sienne ?
La question de l’archevêque Averky était lourde de sens. Il avait souvent dit à ses étudiants que l’Antichrist « reconnaîtrait », « légitimerait » et donc posséderait l’apparence extérieure de l’Église orthodoxe — avec ses traditions, ses arts, ses dogmes, sa validité canonique, sa pureté liturgique et sa succession apostolique. Par conséquent, l’appartenance extérieure à l’Église et l’adhésion aux traditions — bien que nécessaires pour ceux qui connaissent la vérité de l’orthodoxie et souhaitent partager la plénitude de sa grâce — n’offrent, comme il l’a dit, « aucune garantie ». En demandant à ses étudiants ce qui déterminait leur appartenance à la véritable Église, il soulignait la nécessité pour eux de développer individuellement en eux un sentiment d’authenticité qui leur permettrait d’identifier l’esprit du christianisme orthodoxe fondamental et ses imitations astucieuses.
QU’EST-CE QUE L’ÉGLISE ?
L’archevêque Averky a observé que l’ecclésiologie de l’orthodoxie, plus que tout autre élément, risquait d’être déformée à l’époque moderne. Alors que la chrétienté perdait les dernières traces de la saveur de sa foi fondamentale, les chrétiens orthodoxes, eux aussi influencés involontairement par l’esprit du temps, perdaient la juste conception de ce qu’était réellement l’Église. Leur perspective était, comme celle de la société dans laquelle ils vivaient, tournée vers l’extérieur, et ils considéraient donc de plus en plus l’Église comme une institution. Sentant le besoin pressant de répondre à cette tendance, l’archevêque Averky a écrit :
« L’orthodoxie n’est pas simplement une sorte d’organisation purement terrestre dirigée par des patriarches, des évêques et des prêtres qui exercent un ministère dans l’Église officiellement appelée « orthodoxe ». L’orthodoxie est le « corps mystique du Christ », dont la tête est le Christ lui-même (voir Eph. 1 22-23 et Col. 1 18, 24 et suivants), et sa composition comprend non seulement les prêtres, mais tous ceux qui croient vraiment au Christ, qui sont entrés de manière légitime par le saint baptême dans l’Église qu’Il a fondée, ceux qui vivent sur la terre et ceux qui sont morts dans la foi et la piété. 2
L’archevêque Averky craignait que l’esprit de l’ecclésiologie orthodoxe ne soit remplacé par une conception papiste de l’Église et que les dirigeants orthodoxes ne soient considérés, dans la conscience des fidèles, comme des « mini-papes » et n’éclipsent le Christ en tant que chef de l’Église. L’archevêque s’est rendu compte que lorsque l’Église sera identifiée avant tout à une administration temporelle, l’Antichrist aura une porte ouverte sur le cœur des hommes et qu’il en fera, avec peu d’efforts, ses serviteurs obéissants. Avec leur mauvaise compréhension de l’Église, ils feront — « pour le bien de l’Église » — des choses manifestement opposées aux commandements et à la volonté du Christ.
Détournant à nouveau notre attention du terrestre vers le spirituel dans sa définition de l’Église, il a déclaré :
« L’Église orthodoxe n’est pas une sorte de ‹ monopole › ou d’‹ affaire › du clergé, comme le pensent les ignorants et ceux qui sont étrangers à l’esprit de l’Église. Elle n’est pas le patrimoine de tel ou tel hiérarque ou prêtre. Elle est l’union spirituelle étroite de tous ceux qui croient vraiment au Christ, qui s’efforcent saintement d’observer les commandements du Christ, dans le seul but d’hériter de la béatitude éternelle que le Christ Sauveur a préparée pour nous, et qui, s’ils pèchent par faiblesse, se repentent sincèrement et s’efforcent de ‹ porter des fruits dignes de la repentance › (Lc 3 8). » 3
Ceux dont la principale préoccupation est la consolidation du pouvoir temporel de l’Église peuvent se sentir menacés par la définition de l’Église donnée par l’archevêque Averky (qui, il faut le noter, est identique à la définition du bienheureux archevêque Jean, ce qui montre que ces deux hiérarques étaient du même avis et parlaient à partir de la même tradition). « Oui », entend-on parfois, « l’Église est mystique. Mais il faut prendre en considération l’aspect terrestre de l’Église, aussi prosaïque soit-il. » Si la réponse de l’archevêque Averky à cette question fait effectivement place à de telles considérations, elle les balaie complètement en tant que justifications de la mondanité dans l’Église :
L’Église, il est vrai, ne peut pas être complètement retirée du monde, car des personnes vivant encore sur terre y entrent, et l’élément « terrestre » dans sa composition et son organisation extérieure est donc inévitable ; cependant, moins il y a de cet élément « terrestre », mieux ce sera pour ses objectifs éternels. En tout état de cause, cet élément « terrestre » ne doit pas obscurcir ou supprimer l’élément purement spirituel — la question du salut de l’âme pour la vie éternelle — pour lequel l’Église a été fondée et existe. 4
Comme l’a perçu l’archevêque Averky, l’éclipse du spirituel par le terrestre dans la vie de l’Église a conduit à la perte d’une chose nécessaire à tous les chrétiens : la conscience de la distinction entre ce qui est officiel et ce qui est juste. En tournant son attention vers le monde extérieur, l’homme recherche la « position acceptée » — ce qui est juste et bon aux yeux des autres — plutôt que d’être intérieurement en accord avec Dieu et sa propre conscience. Idéaliser et se conformer à quelque chose parce que c’est officiellement « juste » ou « reconnu », c’est demander à être trompé, car Satan peut facilement — surtout à notre époque — faire coexister l’« officialité » extérieure avec la fausseté intérieure. C’est pourquoi l’archevêque Averky a insisté sur ce point :
Il faut se rendre compte et se rappeler que l’orthodoxie n’est pas seulement et toujours ce qui est officiellement appelé « orthodoxe », car en nos temps faux et mauvais, l’apparition partout d’une pseudo-orthodoxie qui lève la tête et s’établit dans le monde est un fait extrêmement grave, mais, malheureusement, un fait déjà incontesté. Cette fausse orthodoxie s’efforce avec acharnement de se substituer à la véritable orthodoxie, comme l’Antichrist s’efforcera en son temps de supplanter et de remplacer le Christ par lui-même. 5
QU’ENTEND-ON PAR « ANTICHRIST » ?
Il faut dire ici ce que l’archevêque Averky entendait lorsqu’il parlait de l’« Antichrist », car il considérait l’Antichrist d’une manière spirituelle, sans aucun sensationnalisme « apocalyptique ». Pour reconnaître l’Antichrist et ce qui prépare déjà sa venue, il faut regarder au-delà de ce qui semble être le bien et le mal, le juste et l’injuste. 6 Il faut comprendre le principe de l’Antichrist, qui est le principe de l’imitation de tout ce qui est au Christ. Puisque son nom même signifie celui qui est « à la place du Christ » ou qui ressemble au Christ, 7 l’Antichrist sera l’incarnation finale et la plus trompeuse de la tentative séculaire de Satan de « copier » le christianisme, d’en faire une forme nouvelle et terrestre. « L’Antichrist apparaîtra », écrit I. M. Kontzevitch, « non pas comme un athée absolu ou comme un adepte de ce qui lui est lié, le bolchevisme, puisque ce dernier a montré au monde toutes les horreurs qui résultent de l’athéisme ». 8 Au contraire, comme l’affirme saint Éphrem le Syrien, il « viendra comme un voleur pour tromper le monde entier, se montrant humble, compétent, prétendant détester l’injustice, s’éloignant des idoles, pour montrer sa piété apparente, il sera bon, proche des pauvres avec une beauté extraordinaire, calme, joyeux envers tous, aimant en particulier la race juive qui l’attend. Par ailleurs, Il trompera le monde par ses prodiges terribles, marqués d’une puissance certaine. Il essayera de satisfaire tous, pour que tous l’aiment, ne parlant pas de manière colérique, mais séduisante. Il n’apparaîtra pas revêche, bien au contraire, il essayera de se conduire franchement. Il va tromper le monde afin de le dominer et devenir Roi. ». 9
Grâce à sa compréhension philosophique et patristique de la réalité de l’Antichrist, l’archevêque Averky a compris qu’il n’est pas nécessaire de vivre pendant son règne réel pour être — au sens figuré, mais très réel — son disciple. On peut être attiré par ce que l’Antichrist représente — la contrefaçon du christianisme — par ce que l’on a en commun avec lui : une absence intérieure du Christ.
Le but de tout ce que le Christ donne est de préparer les gens pour son Royaume céleste, alors que le motif de l’Antichrist est de lier les gens de toutes les manières possibles à cette terre. Cette distinction, bien que simple et claire, peut ne pas être aussi facilement perçue, car l’Antichrist lui-même — comme beaucoup de ses prédécesseurs — sera en fait très « spirituel », liant les gens à la terre même avec la manifestation extérieure des choses qui sont destinées à les conduire au ciel. L’imitation du christianisme ne sera discernée que par ceux qui ont conservé le « sens » de ce qui est intrinsèquement terrestre et corruptible et de ce qui est céleste et éternel. L’« apostasie » dont parle l’Archevêque Averky est précisément la perte de ce discernement et de ce désir. Saint Éphrem le Syrien écrit encore que, lorsque l’Antichrist viendra effectivement, il ne sera pas vu pour ce qu’il est réellement par « ceux qui ont leur pensée dans les choses terrestres et les désirs mondains, n’auront pas le discernement facile, parce que celui qui est attaché aux soucis du monde, même s’il entend les appels, restera non croyant et éloigné de ce qui lui est dit, alors que les Mehaimé (dignes de confiance) trouveront la force puisqu’ils se seront libérés des choses du monde et des soucis de cette vie. ». 10
Un christianisme sans « saveur » est rempli de mondanités qui se font passer pour de la spiritualité. Et « mondaniser » le christianisme, c’est le rendre vulnérable aux tentations de l’Antichrist.
TROIS NIVEAUX D’APOSTASIE
En étudiant les écrits de l’archevêque Averky sur l’apostasie, on peut discerner trois niveaux dont il parle, ces niveaux progressant du plus évident au plus difficile à détecter.
Le premier niveau
Le premier niveau est la perte de la « saveur » du christianisme par la chrétienté en général. Les racines de cette perte se trouvent dans le schisme entre l’Orient et l’Occident et dans la formation progressive par l’Occident médiéval d’un « nouveau christianisme », dans lequel la raison déchue de l’homme — plutôt que la tradition divinement révélée — est devenue le critère de la vérité. C’est essentiellement ce changement de perspective, du spirituel au naturel, qui a conduit, à travers la Renaissance et les « Lumières », au matérialisme flagrant de notre époque — un matérialisme qui a aveuglé spirituellement l’homme moderne. 11 « On peut s’inquiéter, » écrivait l’archevêque Averky, « d’une sorte de main noire agissant rationnellement qui s’efforce d’attacher les gens aussi étroitement que possible à cette vie terrestre temporaire en les forçant à oublier la vie future, la vie éternelle qui nous attend tous assurément. » 12
Le matérialisme, a compris l’archevêque Averky, corrompt la foi des chrétiens sans qu’ils s’en rendent compte. Même leur position avoué « contre la mondanité » ou leur discours sur le ciel peuvent être remplis de conceptions mondaines s’ils ont perdu la juste compréhension du « monde » auquel s’oppose le christianisme de base. 13 En outre, ce qui, d’un point de vue orthodoxe, serait considéré comme immoral, devient permis à un christianisme infecté par la mondanité. L’archevêque Averky écrivait :
De quelle union authentique de tous les chrétiens dans l’esprit de l’amour chrétien pouvons-nous parler aujourd’hui, alors que la Vérité est niée par presque tout le monde, que la tromperie règne presque partout, qu’une vie authentiquement spirituelle parmi les gens qui se disent chrétiens s’est tarie et a été remplacée par une vie charnelle, une vie animale qui a néanmoins été placée sur un piédestal et dissimulée par l’idée d’une prétendue charité qui justifie hypocritement toute sorte d’excès spirituel, toute sorte d’anarchie morale. C’est d’ailleurs de là que proviennent tous ces innombrables « bals », « jeux », « danses » et amusements divers, à l’égard desquels, malgré leur caractère immoral et antichrétien, même de nombreux ecclésiastiques modernes ont une attitude tolérante, allant parfois jusqu’à les organiser eux-mêmes et à y participer. 14
En perdant le contact avec l’essence de sa foi — qui est, en un mot, l’autre-monde —, la chrétienté prive les croyants d’un contact vivant avec la grâce de l’Esprit Saint. Les chrétiens doivent donc trouver des substituts à cette grâce en provoquant, par autopersuasion, des « expériences spirituelles ». En même temps, ils cherchent un substitut, dans ce monde, à l’autre monde qui n’est plus tangible pour eux. L’archevêque Averky a écrit à propos de ces « néo-chrétiens » :
Ils veulent la béatitude ici, dans ce monde, acablés d’une multitude de péchés et d’iniquités ; et ils attendent cette béatitude avec impatience. Ils considèrent que l’un des moyens les plus sûrs de l’atteindre est le « mouvement œcuménique », l’union et l’unification de tous les peuples dans une nouvelle « église » qui comprendra non seulement les catholiques romains et les protestants, mais aussi les juifs, les musulmans et les païens, chacun conservant ses propres convictions et ses propres erreurs. Cet amour « chrétien » imaginaire, au nom de la béatitude future des hommes sur terre, ne peut que piétiner la Vérité. 15
L’archevêque Averky a qualifié de « néo-chiliasme » la croyance en la béatitude future sur la terre — le chiliasme étant l’ancienne croyance hérétique en un règne de mille ans du Christ en tant que roi terrestre. Il prévoyait que l’« unité œcuménique » extérieure recherchée par les « néo-chiliastes » ne serait rien d’autre qu’une unité officielle soutenue et approuvée par l’Antichrist. 16
Pour l’archevêque Averky, le « mouvement œcuménique » moderne est révélateur d’une autre chose : l’incrédulité généralisée à l’égard de la Vérité absolue. Il en résulte un refus de prendre position pour quoi que ce soit et une acceptation ou même une justification du mal, tout cela au nom des idées les plus superficielles d’« amour chrétien » et de « paix ». L’archevêque Averky l’a exprimé ainsi :
À notre époque, où l’on doute tellement de l’existence même de la Vérité, où toute « vérité » est considérée comme relative et où l’on considère qu’il est légal pour chacun de s’en tenir à « sa propre vérité », la lutte pour la Vérité acquiert une signification particulièrement importante. Et celui qui ne sympathise pas avec cette lutte, qui n’y voit qu’une manifestation de « pharisaïsme » et suggère de « s’humilier » devant le mensonge en s’éloignant de la Vérité, doit naturellement être reconnu comme un traître à la Vérité, quel qu’il soit, quel que soit le nom qu’il se donne ou la manière dont il se considère. 17
Ceux qui placent tout leur espoir dans ce monde doivent nécessairement soit se laisser aller au désespoir, soit s’aveugler sur la dégénérescence croissante de toutes les formes de la vie publique. Leur attitude relativiste et irrésolue ne fait que contribuer au déchaînement des forces de Satan dans les derniers temps. Comme l’a souligné l’archevêque Averky :
Les « ministres de Satan » ou, ce qui revient au même, les serviteurs de l’Antichrist à venir, profitent de l’aveuglement spirituel de la majorité des gens d’aujourd’hui et accomplissent leur travail avec obstination et insistance, avec une énergie véritablement satanique. Par des efforts particuliers et avec tous les moyens disponibles, à l’aide de toutes les ressources qu’ils contrôlent, ils s’attachent de force des adeptes qui, volontairement ou involontairement, coopèrent avec eux pour créer dans le monde les conditions appropriées à l’apparition toute proche de l’Antichrist comme souverain du monde entier et maître de toute l’humanité. 18
Dans un autre endroit, l’archevêque Averky a écrit davantage sur ce même thème :
La tâche fondamentale des serviteurs de l’Antichrist à venir est de détruire le vieux monde avec tous ses anciens concepts et « préjugés », afin de construire à sa place un nouveau monde apte à recevoir son « nouveau propriétaire » qui prendra la place du Christ pour les gens et leur donnera sur terre ce que le Christ ne leur a pas donné… Il faut être complètement aveugle spirituellement, complètement étranger au vrai christianisme, pour ne pas comprendre tout cela ! 19
Le deuxième niveau
Au deuxième niveau de l’apostasie décrite par l’archevêque Averky, les Églises orthodoxes — pour « rester en phase avec leur temps » — abandonnent certaines formes traditionnelles et positions ecclésiologiques de l’Église qu’elles considèrent comme « dépassées », et se coupent ainsi elles aussi de la tradition qui conserve la « saveur » du christianisme de base. C’est l’une des façons dont l’orthodoxie devient une « pseudo-orthodoxie » mondaine. L’essence de l’orthodoxie ne peut être transmise lorsque le contexte même de sa réception a pratiquement disparu.
L’archevêque Averky a expliqué pourquoi l’Église orthodoxe, comme l’a dit un jour saint Athanase le Grand, « ne doit pas être au service de l’époque » 20 :
L’Église ne se conforme jamais au monde. En effet, le Seigneur a dit à ses disciples lors de la dernière Cène : « Vous n’êtes pas de ce monde ». Nous devons nous en tenir à ces paroles si nous voulons rester fidèles au vrai christianisme — la véritable Église du Christ a toujours été, est et sera toujours étrangère à ce monde. Séparée de lui, elle est capable de transmettre les enseignements divins du Seigneur de manière inchangée, parce que cette séparation l’a gardée inchangée, c’est-à-dire comme le Dieu immuable lui-même. 21
Au début des années 1960, un séminariste entendit l’archevêque Averky faire les cent pas dans le couloir du monastère. Finalement, il s’approcha de l’évêque et lui demanda ce qui n’allait pas. « Frère, » répondit le juste hiérarque en réfléchissant, « le terme ‹ orthodoxie › est devenu vide de sens parce que la non-orthodoxie se déguise derrière le masque extérieur de l’orthodoxie. Il est donc nécessaire d’inventer une nouvelle expression pour ce que nous appelons l’orthodoxie, tout comme il a été nécessaire d’inventer le terme « orthodoxe » – et ce n’est pas si facile ».
L’archevêque Averky a perçu que, pour une raison ou une autre, les églises orthodoxes et leurs dirigeants n’ont pas gardé précieusement la base de la tradition orthodoxe, transmise de père en fils de manière ininterrompue au cours des siècles. Il écrit à ce sujet :
Partout où le lien spirituel hérité de la grâce, qui remonte aux saints apôtres et à leurs successeurs, les hommes apostoliques et les saints pères, a été rompu, partout où diverses innovations ont été introduites dans la foi et la morale dans le but de « rester dans le coup », de « progresser », de ne pas se démoder et de s’adapter aux exigences et aux modes de ce monde qui gît dans le mal, il ne peut être question d’Église véritable. 22
Ces « innovations » 23 sont parfois introduites pour rendre la vie orthodoxe moins pénible ou pour qu’elle apparaisse moins « bizarre » aux yeux du monde. L’archevêque Averky a écrit que l’idée même de faire cela est hétérodoxe, puisque « la foi orthodoxe enseigne comment construire la vie selon les exigences de la perfection chrétienne, alors que l’hétérodoxie ne prend du christianisme que les choses qui sont, et dans la mesure où elles sont, compatibles avec les conditions de la vie spirituelle contemporaine ». Abaisser la norme de lutte ascétique de l’orthodoxie revient à priver les chrétiens d’un moyen d’auto-purification, à leur refuser même la possibilité d’un repentir salvateur lorsqu’ils ne respectent pas cette norme — dans l’esprit comme dans la lettre. C’est affaiblir le fondement même de l’orthodoxie qui, comme l’a déclaré l’archevêque Averky, « est une foi ascétique qui appelle au travail ascétique au nom du déracinement des passions pécheresses et de l’implantation des vertus chrétiennes. » 24
Dans d’autres cas, les traditions sont disséquées et modifiées afin de nourrir l’orgueil des « théologiens » contemporains qui, coupés de la transmission directe et vivante de la tradition, s’efforcent de trouver de « nouvelles voies pour la théologie orthodoxe », de « maîtriser intellectuellement l’histoire » et de « restaurer » la pratique orthodoxe à une sorte de purisme artificiel. Ils clament, écrit l’archevêque Averky, « combien il est essentiel de ‹ renouveler l’Église orthodoxe ›, de procéder à une sorte de ‹ réforme de l’orthodoxie ›, qui serait devenue ‹ figée dans ses habitudes › et ‹ moribonde › » 25 Cette nouvelle génération d’« orthodoxes » n’est en fait rien d’autre qu’une « scolastique » moderne 26. Ils « font de la théologie » sans avoir le « sens » de l’atmosphère de l’église traditionnelle dans laquelle les saints ont été élevés. Vous les reconnaîtrez à leurs fruits (Mt 7 20) : l’orthodoxie traditionnelle, avec toutes ses prétendues « additions culturelles » et « impuretés », a produit des saints, même à notre époque ; l’orthodoxie « restaurée » ou « redécouverte », avec toutes ses prétentions à être plus pure et mieux informée, a produit, au mieux, des hommes intelligents. L’impuissance spirituelle de cette dernière est due au fait que ses « théologiens » « savent mieux » que les dépositaires modernes et vivants de la sainteté orthodoxe.
Les Églises, en « suivant les temps », peuvent également perdre la saveur de l’orthodoxie en se laissant entraîner par l’esprit du « mouvement œcuménique » à la mode qui, comme nous l’avons vu, est une manifestation du processus d’apostasie mondiale. C’est ainsi que l’archevêque Averky a déclaré en plusieurs endroits :
L’esprit destructeur de l’apostasie a déjà pénétré jusqu’à notre Église orthodoxe, dont des hiérarques extrêmement éminents proclament ouvertement l’approche d’une sorte de « nouvelle ère » et proposent cyniquement d’en finir avec tout le passé en se réunissant pour créer une sorte d’Église totalement « nouvelle » en contact étroit et « œcuménique » avec tous les apostats de la vraie foi et de la vraie Église 27 … Depuis longtemps, nous entendons dire qu’ils [le clergé orthodoxe] appartiennent à ce mouvement afin de « témoigner aux peuples d’autres confessions de la vérité de la sainte orthodoxie », mais il nous est difficile de croire que cette déclaration n’est rien d’autre qu’une façon de « jeter de la poudre dans nos yeux ». Leurs fréquentes déclarations théologiques dans la presse internationale ne peuvent nous conduire à aucune autre conclusion que celle qu’ils sont des traîtres à la sainte Vérité. 28
Le troisième niveau
Enfin, le troisième niveau de l’apostasie dont l’archevêque Averky a mis en garde est atteint lorsque les Églises orthodoxes, tout en préservant toutes les traditions de ce qu’elles appellent la « vraie orthodoxie », perdent également la précieuse saveur de leur foi et sont infectées par un esprit mondain déguisé en spiritualité. Cela se produit par
(1) la perte de l’amour chrétien fondamental, sans lequel toutes les traditions deviennent condamnantes plutôt que porteuses de grâce
et
(2) l’utilisation de formes extérieures et de supports de la foi (qui sont destinés à évoquer le souvenir de l’autre monde) à des fins mondaines. Ces facteurs sont à l’origine d’une autre forme de « pseudo-orthodoxie », plus subtile cette fois, parce qu’elle peut se dissimuler sous tous les aspects extérieurs appropriés. Certains de ses symptômes, que l’on peut également retrouver dans la « pseudo-orthodoxie » du deuxième niveau de l’apostasie, seront décrits ci-dessous.
Fr. Damascene Christensen, One Man in the Face of Apostasy, The Orthodox Word, Vol. 22, No. 5 (130) September-October, 1986, Platina, 1986, p. 228-257
Traduction : hesychia.eu
- Archbishop Averky, Stand Fast in the Truth, compiled by Fr. Demetrios Serfes (Pillars of Orthodoxy Parish House, Mt. Holly Springs, PA), p. 5.
- “What is Orthodoxy,” by Archbishop Averky, Orthodox Life (Holy Trinity Monastery, Jordanville, N.Y.) May-June, 1976, p. 2.
- Ibid.
- Ibid. p.3
- Ibid. p.2
- Ne jugez pas selon l’apparence, mais jugez selon la justice. Jn 7 24.
- voir « Raising the Mind, Warming the Heart » par Père Seraphim Rose, in The Orthodox Word, No. 126, p. 30.
- “Antichrist and the Present Times,” by I. M. Kontzevitch, Orthodox Life, Jan.-Feb., 1976, pp. 8–9.
- Sermo in adventum Domini, et de Consummatione seculi : et in adventum Antichristi.
- Sermo in adventum Domini, et de Consummatione seculi : et in adventum Antichristi.
- voir True Orthodoxy and the Contemporary World, par l’archevêque Averky, en russe (Holy Trinity Monastery, 1971), pp. 18-21.
- Stand Fast in the Truth, p.8
- L’évêque Ignace Briantchaninov explique que le « monde » dont parle le Christ est constitué de la majorité des gens « qui vivent pour le temps et non pour l’éternité ». Voir son livre Les miettes du festin, chapitre XLI – De la signification du mot « monde », pp. 195-206
- Stand Fast in the Truth, pp.8-9
- « A Reminder to Us That True Christianity Is a Struggle, » par l’archevêque Averky, Orthodox Life, Mars-Avril, 1981, p. 24.
- The Life and Works of Archbishop Averky (Pillars of Orthodoxy Parish House, Mt. Holly Springs, PA), p. 32.
- Stand Fast in the Truth, pp.11
- Archbishop Averky, The Just Shine Like the Stars (West Coast Orthodox Supply, Etna, CA, 1983), p. 16.
- Stand Fast in the Truth, pp.10
- « Il ne faut pas être l’esclave du moment, mais celui du Seigneur », Saint Athanase d’ Alexandrie, Lettre à Dracontius
- “True Orthodoxy,” by Archbishop Averky, Orthodox Christian Witness (Seattle, WA), Jan. 10/23, 1983, pp. 2–3.
- Stand Fast in the Truth, p. 2
- par exemple, les réformes liturgiques et calendaires, les changements dans les directives de jeûne, la confession peu fréquente, les bancs et les orgues dans les églises, le clergé imberbe, la tonsure et la direction des moines par des prêtres mariés, etc. À propos de ces innovations, le père Seraphim Rose a déclaré un jour : « Les adeptes de coutumes non éclairées sont eux-mêmes innocents ; ils acceptent simplement ce qui leur a été ‹ transmis ›. Mais ne voyant pas le sens et ne connaissant pas les sources de ce qui a été transmis, ils sont facilement conduits dans l’erreur, acceptant des coutumes que l’Église n’a autorisées que par condescendance ou par économie, comme si elles étaient le meilleur de l’orthodoxie, ainsi que des coutumes impropres d’origine et d’inspiration hétérodoxes récentes, en même temps que les coutumes orthodoxes pures et significatives transmises par les Saints Pères. » Voir Paisius Velichkovsky (Fraternité St. Herman, 1976), p. 14.
- « Should the Church Be In Step With the Times? » par l’archevêque Averky, The Orthodox Word, Nos. 16–17, pp. 184 and 186.
- The Life and Works of Archbishop Averky, p. 25.
- « True Orthodoxy, » p.5
- Stand Fast in the Truth, p. 7
- « True Orthodoxy, » p.3
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