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Archevêque Averky (Taushev) : La lutte pour la vertu —L’ascétisme dans une société moderne et laïque – I –

4 septembre 2024

 

PRÉFACE

 

L’archevêque Averky (Taushev) (1906-1976) était le quatrième abbé du monastère de la Sainte-Trinité à Jordanville, dans l’État de New York. Il est né dans la Russie impériale, mais a dû quitter le pays avec sa famille à la suite de la révolution russe. Vivant en Bulgarie, il fut attiré par la vie monastique et devint rapidement moine et prêtre. Il a enseigné et exercé son ministère en Bulgarie, en Tchécoslovaquie, en Yougoslavie et en Allemagne avant d’être affecté en 1951 au séminaire de la Sainte-Trinité. En 1952, il en est devenu le recteur. Il a été consacré évêque et, après la mort de l’archevêque Vitaly (Maximenko) en 1960, il est devenu l’abbé du monastère de la Sainte Trinité. En tant qu’abbé et recteur, il s’est fortement impliqué dans la formation du programme du séminaire et dans la vie quotidienne des séminaristes et des moines. Les convertis à la foi orthodoxe, tels que l’hiéromoine Seraphim (Rose), ont fait son éloge en tant que défenseur inébranlable de l’orthodoxie traditionnelle. Considéré comme l’une des véritables sommités de l’Église orthodoxe russe hors de Russie, il a écrit de nombreux commentaires sur les Écritures et d’autres ouvrages qui sont largement lus tant en Russie que dans la diaspora. Il est décédé le 31 mars/13 avril 1976.

En souvenir du trente-cinquième anniversaire du repos bienheureux de Son Éminence, l’archevêque Averky, la revue Orthodox Life a publié en série treize conférences sur la théologie morale et l’ascétisme, qu’il avait prononcées en Europe occidentale peu après la fin de la Seconde Guerre mondiale.
 

 

INTRODUCTION

L’essence et la signification de l’ascétisme

 

Qu’est-ce que l’« ascèse » ? Qu’est-ce qu’un « ascète » ? Beaucoup de fidèles parmi les chrétiens modernes connaissent les mots « ascète » et « ascétisme » par ouï-dire, mais très peu ont une compréhension correcte de ce que ces mots signifient et expriment. Ces mots provoquent généralement une sorte d’horreur superstitieuse chez les personnes modernes qui se considèrent comme chrétiennes, mais qui vivent loin de l’esprit de l’Église et qui sont étrangères à l’Église et à la vie spirituelle, étant entièrement livrées à une vie séculière de distractions.

Dans la société séculière moderne, l’« ascèse » est normalement perçue comme quelque chose d’extraordinairement sombre, presque sinistre, à jamais éloigné de la vie humaine « normale ». Beaucoup considèrent l’ascétisme comme une sorte de monstruosité fanatique ou d’autotorture, comme marcher pieds nus sur des charbons ardents ou se pendre par les côtes, comme le font, par exemple, les yogis et les fakirs indiens, à la stupéfaction générale.

Une telle attitude déformée et pleine de préjugés à l’égard de la notion d’ascèse dans la société moderne montre à quel point les chrétiens modernes se sont éloignés d’une compréhension correcte de la doctrine évangélique, à quel point ils sont « devenus mondains » et à quel point leur compréhension est devenue étrangère à la vie spirituelle authentique à laquelle notre Sauveur, le Seigneur Jésus-Christ, a appelé non pas certaines personnes choisies, exceptionnelles, mais tous les chrétiens en général.

On rencontre dans la société moderne une autre conception des expressions « ascète » et « ascétisme », plus proche de la vérité, mais encore trop superficielle, éloignée de la pleine profondeur de ces termes, et donc aussi essentiellement incorrecte. Cette vision est trop unilatérale, ne touchant qu’un aspect moins important et moins essentiel, mais laissant de côté le plus important, l’essence la plus profonde de ces expressions. Ainsi, par exemple, on dit d’une personne maigre au visage pâle et hagard : « On dirait un véritable ascète », sans se demander pourquoi elle est maigre et a le visage pâle : à cause d’une faim forcée ou volontaire, d’une mauvaise alimentation, ou parce qu’elle a pris sur elle le combat de l’abstinence de nourriture. Il n’est pas difficile de voir combien un tel jugement est superficiel, car il ne concerne que l’apparence d’une personne, son aspect extérieur, laissant de côté sa constitution intérieure, la disposition de son esprit. Normalement, on entend par « ascétisme » le fait de se restreindre, de limiter ses besoins naturels au minimum possible, mais sans se demander pourquoi et pour quelle raison on le fait ; ou bien on peut penser, à tort et à travers, que cette retenue est une fin en soi pour ces personnes, qui sont des sortes d’excentriques s’abstenant volontairement, pour des raisons et des buts inconnus, des plaisirs naturels et donc licites dont jouit la nature corporelle de l’homme.

D’une manière ou d’une autre, nous ne rencontrons pas une compréhension correcte de l’ascétisme dans la société moderne. La seule raison en est que la société moderne ne vit pas une vie spirituelle. Quelqu’un qui ne vit pas une vie spirituelle aura du mal à comprendre l’essence et la signification de l’ascétisme. Les personnes qui vivent selon l’esprit de ce monde ne comprendront jamais le sens de l’ascèse, quelle que soit la manière dont on le leur explique, mais en auront toujours une conception déformée ou partielle, une conception souffrant d’unilatéralité.
 

Qu’est-ce que l’ascèse ?

 

L’ascèse est quelque chose de si étroitement lié à la vie spirituelle que, sans elle, la vie spirituelle est tout simplement inconcevable. Elle est, pour ainsi dire, l’instrument premier de la vie spirituelle. Il n’est en aucun cas une fin en soi, mais seulement un moyen ; cependant, c’est un moyen absolument nécessaire pour réussir dans la vie spirituelle. En quoi consiste ce moyen ?

La vie spirituelle naît dans l’homme par la foi en Dieu et en sa Révélation. Cependant, la foi sans les œuvres est morte (Jc 2 26) et, comme l’atteste l’apôtre Paul, nous avons été créés en Jésus-Christ, en vue des bonnes œuvres que Dieu a préparées, afin que nous y marchions. (Ep 2 10). Il va sans dire que les bonnes œuvres sont essentielles pour réussir dans la vie spirituelle, car elles démontrent la présence en nous de la bonne volonté, sans laquelle il n’est pas possible d’aller de l’avant ; à leur tour, les bonnes œuvres elles-mêmes renforcent, développent et approfondissent cette bonne volonté. La bonne volonté attire la grâce de Dieu, sans laquelle il est impossible de réussir pleinement et de manière décisive dans la vie spirituelle, en raison de la profonde rupture infligée à la nature humaine par le péché. Il s’ensuit que l’effort d’accomplir de bonnes œuvres est une entreprise nécessaire pour tous ceux qui désirent vivre une vie spirituelle authentique. Ce ne sont pas tous ceux qui Me disent : Seigneur, Seigneur, qui entreront dans le royaume des Cieux ; mais celui qui fait la volonté de Mon Père qui est dans les Cieux, celui-là entrera dans le royaume des Cieux. (Mt 7 21) — le Seigneur Jésus-Christ lui-même en témoigne. Dans son discours d’adieu à ses disciples lors de la Cène mystique, il a énoncé cette condition de manière décisive : Si vous M’aimez, gardez Mes commandements. (Jn 14 15).

C’est pourquoi l’accomplissement des commandements évangéliques, ou l’accomplissement des bonnes œuvres, est un fondement essentiel de la vie spirituelle. Celui qui néglige l’accomplissement des commandements et n’accomplit pas de bonnes œuvres est étranger à la vraie vie spirituelle. Cependant, les mauvaises habitudes et la disposition pécheresse de l’âme qui vivent en nous résistent à l’accomplissement des commandements et à l’exécution des bonnes œuvres. Chaque fois que nous voulons accomplir une bonne œuvre, nous devons vaincre et supprimer en nous l’une ou l’autre mauvaise habitude qui s’oppose à la bonne œuvre que nous voulons accomplir. C’est ainsi qu’un combat s’engage dans l’âme entre les bonnes aspirations et les mauvaises habitudes.

Voici ce que l’expérience a déjà constaté depuis longtemps. Plus nos bonnes œuvres sont nombreuses et plus nous les accomplissons souvent, plus il est facile de vaincre les mauvaises habitudes : elles sont affaiblies par la fréquence accrue de nos bonnes œuvres et sont moins capables de contrer notre bonne volonté — qui, au contraire, est de plus en plus renforcée par les bonnes œuvres. On peut en tirer une conclusion évidente : celui qui veut réussir dans la vie spirituelle doit s’astreindre par tous les moyens possibles à accomplir des bonnes œuvres aussi souvent et aussi variées que possible. Il doit s’exercer constamment à l’accomplissement des bonnes œuvres, c’est-à-dire des œuvres d’amour pour Dieu et des œuvres d’amour pour le prochain, ou des œuvres qui démontrent que l’on s’efforce d’aimer Dieu et le prochain d’un véritable amour évangélique.

Cette pratique constante des bonnes œuvres porte le nom d’« ascétisme », et celui qui pratique l’accomplissement des bonnes œuvres en se forçant s’appelle un « ascète ». Dans la mesure où l’ascèse est le fondement de la vie spirituelle et son principal instrument, la science de la vie spirituelle est elle-même normalement appelée « askesis ».

On voit maintenant à quel point la véritable conception de l’ascèse diffère de la fausse conception qu’en a la société séculière. Nous verrons plus loin d’où vient cette conception laïque fausse et déformée de l’ascèse. Nous avons déjà dit que l’accomplissement des bonnes œuvres se heurte à de mauvaises habitudes enracinées dans notre âme et notre corps. Nous devons vaincre et déraciner ces mauvaises habitudes en nous-mêmes, et cela est parfois tout à fait difficile et accompagné de souffrances ; cette lutte peut être assez douloureuse. Quoi qu’il en soit, lorsque cela est exprimé à l’extérieur, quelqu’un qui ne connaît pas ou ne comprend pas la vie spirituelle ne comprendra pas pourquoi il en est ainsi ou dans quelle intention l’« ascète » se torture et s’inflige des souffrances. D’où la perception fausse et déformée de l’ascétisme comme une sorte de monstruosité fanatique ou d’autotorture.

Or, comme nous l’avons vu, c’est avant tout la pratique des bonnes actions, accompagnée de la suppression des mauvaises habitudes, que l’on appelle ascèse. L’interprétation philologique même du mot « ascèse » le démontre. Ce mot vient du grec askesis qui, à l’origine, signifiait simplement « exercice » ; plus tard, il a signifié « mode de vie donné », « vocation », « métier », « occupation », et enfin, dans son sens le plus éloigné, « lutte ascétique », « vie spirituelle » et « monachisme ». Par conséquent, le mot « ascète », dérivé du grec asketis, n’implique nullement une sorte de fanatique superstitieux s’adonnant à l’autotorture pour on ne sait quelle raison, comme le pensent de nombreuses personnes laïques. Au contraire, selon son sens originel, il signifie un « combattant », comme l’indique une analogie très caractéristique utilisée par saint Paul dans sa première épître aux Corinthiens (9 24-27) 1, comparant les exercices physiques et spirituels pour atteindre le but désiré : une couronne corruptible pour les combattants physiques et une couronne incorruptible pour les combattants spirituels. D’autres sens du mot « ascète » sont « lutteur », « celui qui est engagé dans la contemplation divine », « reclus » et « moine ».

Il s’ensuit que l’« ascèse » n’est rien d’autre que l’« exercice spirituel » ou l’« entraînement spirituel », si l’on peut l’exprimer par analogie avec l’entraînement physique, corporel, qui est tout aussi essentiel pour ceux qui s’exercent dans le domaine spirituel que l’entraînement corporel est essentiel pour ceux qui s’exercent dans le domaine des concours physiques.
 

 En quoi consiste précisément cet entraînement spirituel ?

 

Il consiste à s’astreindre continuellement à accomplir de bonnes œuvres et à réprimer les mauvaises habitudes de l’âme et les aspirations qui leur résistent. Ce n’est pas chose facile, car cela s’accompagne d’efforts acharnés et souvent d’un combat martyrique que les saints Pères et les ascètes ont appelé, non sans raison, l’auto-crucifixion, selon les paroles de saint Paul : Ceux qui sont au Christ ont crucifié leur chair avec ses passions et ses convoitises. (Ga 5 24). Le grand Apôtre des Gentils lui-même, se référant à son expérience spirituelle personnelle, parle de façon vivante et expressive des difficultés du combat : Car je sais que le bien n’habite pas en moi, c’est-à-dire, dans ma chair : en effet, vouloir est à ma portée ; mais accomplir ce qui est bon, je ne le puis. Car je ne fais pas le bien que je veux ; mais je fais le mal que je ne veux pas. Or si je fais ce que je ne veux pas, ce n’est plus moi qui le fais ; mais c’est le péché qui habite en moi. Lorsque je veux faire le bien, je trouve donc cette loi : le mal réside en moi. Car je me complais dans la loi de Dieu, selon l’homme intérieur ; mais je vois dans mes membres une autre loi, qui lutte contre la loi de mon esprit, et qui me rend captif sous la loi du péché qui est dans mes membres. Malheureux homme que je suis ! qui me délivrera de ce corps de mort ? La grâce de Dieu, par Jésus-Christ notre Seigneur. Ainsi donc, moi-même je suis soumis par l’esprit à la loi de Dieu ; mais par la chair, à la loi du péché. (Rm 7 18-25). Cette dualité éternelle de l’homme est née lorsque sa nature, autrefois saine, a été endommagée par le péché, qui y a introduit le désordre et la discordance. Cette opposition constante de la loi du péché, qui se loge dans la chair, rend l’ascèse nécessaire. L’essence de l’ascèse consiste à se forcer constamment, à s’obliger constamment à faire non pas ce que le péché qui vit en nous veut faire, mais plutôt ce que la loi de Dieu, la loi du bien, exige. Sans cela, il va de soi qu’il n’y a pas de succès dans la vie spirituelle. L’ascète est celui qui s’oblige à faire tout ce qui est favorable à la croissance et au développement de la vie spirituelle et ne fait rien qui puisse l’empêcher. Nous avons déjà vu que la croissance et le développement de la vie spirituelle permettent d’accomplir des œuvres d’amour envers Dieu et envers le prochain. Il est évident que tout ce qui empêche l’amour de Dieu et du prochain — c’est-à-dire l’accomplissement d’œuvres mauvaises, le contraire du bien — entrave la vie spirituelle. Il s’ensuit que l’ascète est celui qui s’efforce constamment d’accomplir les bonnes œuvres et de s’abstenir des mauvaises.

Mais ce n’est pas encore tout. Le but de l’ascèse est loin d’être épuisé par cela seul. Celui qui accomplit de bonnes œuvres et s’abstient de mauvaises œuvres n’est pas encore un ascète à part entière. Les œuvres seules, en tant que telles, sont limitées. Les bonnes œuvres n’ont pas de pouvoir et de signification en elles-mêmes, mais seulement comme une indication et une expression extérieure d’une bonne disposition, d’une bonne aspiration de l’âme, d’une affirmation visible de la présence de la bonne volonté en nous. En effet, le pharisien, lui aussi, accomplit de bonnes œuvres, mais elles ne découlent pas d’une bonne disposition d’âme en lui, mais de l’hypocrisie, c’est-à-dire qu’elles découlent d’une mauvaise disposition et, par conséquent, elles ne témoignent pas de la présence de bonnes aspirations en lui. De même, les œuvres mauvaises, dans la mesure où elles sont authentiquement mauvaises, sont dangereuses et pernicieuses, car elles sont l’expression et la manifestation extérieure des mauvaises aspirations, des mauvaises habitudes et de la mauvaise volonté de l’âme. S’il n’y a pas de mauvaise volonté, il n’y aura pas d’œuvres mauvaises. Cela signifie que l’essentiel n’est pas dans les œuvres, mais dans la disposition intérieure de l’homme, dans la volonté bonne ou mauvaise de son âme et dans l’état vertueux ou dépravé de son cœur, d’où naissent naturellement les œuvres bonnes ou mauvaises. Le Christ Sauveur lui-même en parle clairement : Mais ce qui sort de la bouche part du cœur, et c’est là ce qui souille l’homme. Car c’est du cœur que sortent les mauvaises pensées, les meurtres, les adultères, les fornications, les vols, les faux témoignages, les blasphèmes. (Mt 15,18-19).

Il en ressort que le centre de gravité de la vie spirituelle n’est pas dans les œuvres en tant que telles, mais dans les dispositions de l’âme et l’état intérieur de l’homme dont elles résultent. C’est pourquoi, pour le véritable ascète, il ne suffit pas de s’abstenir des mauvaises œuvres et d’en accomplir de bonnes : il s’efforce d’extirper de son âme les mauvaises dispositions, les mauvaises habitudes et la mauvaise volonté, et de les remplacer par de bonnes dispositions, de bonnes habitudes et une bonne volonté, qu’il inculque fermement. C’est là le premier travail — difficile au point de faire couler le sang — ou la première lutte du véritable ascète. Les mauvaises habitudes de l’âme ne cèdent pas facilement la place aux bonnes habitudes : elles luttent farouchement pour leur prédominance, pour leur position dominante dans l’âme de l’homme. Les habitudes, après avoir pris racine par leur satisfaction fréquente, se renforcent, comme les qualités naturelles et les propriétés de l’âme : elles sont, pour ainsi dire, innées à l’âme. Il n’est pas étonnant que le dicton populaire dise : « Les habitudes sont une seconde nature ». Les habitudes dépravées sont comme des entraves pour l’homme : elles le privent de sa liberté morale et le gardent comme un prisonnier. Plus on satisfait ses habitudes dépravées, plus elles se renforcent et font de l’homme un esclave pitoyable et sans volonté. « Craignez les mauvaises habitudes », dit l’un des plus grands maîtres de l’ascétisme, saint Isaac le Syrien, « plus que les démons. » Et, au contraire, lorsqu’on les combat, elles s’affaiblissent de plus en plus jusqu’à disparaître complètement. « Une détermination résolue », écrit notre maître russe de l’ascétisme, l’évêque Ignace (Brianchaninov), « éclairée et fortifiée par la grâce du Christ, peut vaincre même les habitudes les plus profondément enracinées… Une habitude résiste d’abord avec acharnement à celui qui veut renverser son joug, elle semble d’abord invincible ; mais avec le temps, en luttant constamment contre elle, et à chaque acte de désobéissance, elle s’affaiblit de plus en plus….. Si, au cours du combat, il vous arrive d’être vaincus par suite d’une circonstance inattendue, ne vous laissez pas troubler, ne tombez pas dans le désespoir, mais recommencez le combat ».

Nous voyons ainsi qu’un combat incessant entre le bien et le mal se déroule dans l’âme de l’ascète. Ce combat incessant contre le mal est appelé « combat spirituel » ou « combat invisible » dans la littérature spirituelle ou ascétique. Ce combat spirituel ou invisible est l’essence même de l’ascèse ou de la vie spirituelle.
 

Quel est donc le but ultime de l’ascèse et quelle est sa signification pour la réussite de la vie spirituelle ?

 

Résumons tout ce qui a été dit précédemment.

L’âme humaine, d’origine divine, aspire toujours à Dieu. Elle ne peut trouver sa pleine satisfaction dans rien de terrestre et, souffrant gravement de son éloignement de Dieu, elle ne peut trouver le repos qu’en Dieu. L’âme humaine ne peut atteindre cette communion salvatrice avec Dieu que par l’accomplissement des commandements de l’amour de Dieu et du prochain. Les commandements de l’amour de Dieu et du prochain ne peuvent être accomplis que par le déracinement de la « loi du péché » qui vit en nous — les mauvaises habitudes et les mauvaises dispositions de l’âme — et par la plantation à leur place de bonnes habitudes et de bonnes dispositions de l’âme. Cela ne se fait pas sans une bataille ou une lutte acharnée. C’est précisément ce combat ou cette lutte qui est l’essence de l’ascèse, qui rend possible le succès de l’homme dans la vie spirituelle, c’est-à-dire dans le rapprochement et la communion avec Dieu, auxquels l’esprit humain aspire. C’est à cause de ce combat, ou de cette lutte, que l’ascèse elle-même porte le nom de « lutte », que la vie spirituelle est appelée « vie de lutte » et que ceux qui vivent la vie ascétique sont aussi appelés « lutteurs ». Le mot « lutte » 2 est un mot purement russe qui correspond pleinement, dans son esprit, au sens du mot grec « ascétisme ».
 

Tout le monde, tous les chrétiens, doivent-ils être des ascètes en lutte ?

 

Cette question revient à demander : tout le monde est-il créé par Dieu et destiné par Lui à la vie spirituelle et à la communion spirituelle avec son Créateur ?

La société humaine moderne, qui dans l’ensemble ne vit pas la vie spirituelle et ne veut rien en savoir, mais vit seulement une vie corporelle, fuit la lutte spirituelle ; elle ne la comprend pas et craint même le mot « ascèse », en en déformant le sens, comme nous l’avons dit au début. Normalement, les gens d’aujourd’hui — même parmi ceux qui se considèrent chrétiens — pensent que la lutte spirituelle et l’ascèse sont le lot de certaines personnes exceptionnelles et qu’elles ne sont requises que pour les moines, qui se sont spécialement consacrés à une vie de lutte et d’ascèse. « Nous ne sommes pas des moines, cela ne nous est pas demandé » – c’est ainsi que les laïcs modernes répondent normalement à l’appel à vivre la vie spirituelle et à entamer la lutte contre leurs habitudes pécheresses et néfastes.

Certes, personne ne niera que ce sont d’abord les moines qui assument l’obligation de vivre la vie spirituelle et d’être des lutteurs ascétiques. Mais les laïcs, qui n’ont pas prononcé de vœux monastiques, peuvent-ils se considérer comme totalement libérés d’une telle obligation ? Ce n’est que par incompréhension, inconscience et méconnaissance de ce à quoi Dieu appelle tous les chrétiens, qu’ils soient moines ou laïcs.

En effet, qu’est-ce qui distingue essentiellement les moines des laïcs ?

Seulement que, selon les mots du grand maître du monachisme, Abba Dorothée, « les pères comprirent que, dans le monde, ils ne pourraient facilement parvenir à la vertu. Ils conçurent donc pour eux-mêmes une existence à part, une conduite spéciale, je veux dire la vie monastique, et ils commencèrent à fuir le monde pour habiter les déserts et vivre dans les jeûnes, les chameunies 3, les veilles et autres macérations, dans un renoncement total à la patrie, aux parents, aux richesses et aux biens. En un mot, ils crucifièrent le monde à eux-mêmes. » (Du renoncement)

La différence, par conséquent, consiste uniquement dans les formes extérieures de la vie : les moines ont développé pour eux-mêmes des formes extérieures de vie plus commodes afin d’atteindre plus facilement et sans entrave le but de la vie humaine, commun à tous : la communion avec Dieu. Ainsi, en particulier, les moines se libéraient de tous les liens, préoccupations et soucis mondains — comme, par exemple, la vie de famille et la possession de biens — exclusivement pour s’engager plus librement dans le combat spirituel et pour surmonter et déraciner les mauvaises habitudes qui les empêchaient d’acquérir plus facilement l’amour évangélique pour Dieu et pour le prochain. Cependant, l’esprit de vie des moines et des laïcs — comme cela découle parfaitement de tout ce qui a été dit ci-dessus — doit être, bien sûr, un et le même.

Se pourrait-il que Dieu ait créé séparément les moines et les laïcs ? Dieu n’aurait-il insufflé le souffle de vie que sur le visage des moines, laissant les laïcs comme des animaux muets ? Se pourrait-il que seuls les esprits des moines aspirent à Dieu, cherchant la communion avec Lui, alors que les laïcs ne sont pas appelés à une vie en Dieu ? Se pourrait-il que seuls les moines aient hérité d’une nature endommagée par le péché ancestral et qu’ils doivent donc lutter contre les habitudes péchéresses ? Se pourrait-il que le Seigneur Jésus-Christ, notre Sauveur, ne soit venu sur terre que pour les moines, et non pour tout le monde ? Se pourrait-il qu’il ait fondé son Église, dans laquelle une force pleine de grâce est donnée pour vaincre la loi du péché et les mauvaises habitudes, uniquement pour les moines ? Se pourrait-il que l’Évangile n’ait été écrit que pour les seuls moines ? Se pourrait-il que le Seigneur n’appelle qu’eux, et pas tout le monde, à son Royaume éternel et béni à venir ?

Qui oserait prétendre cela ? Dire cela serait révéler une âme complètement ossifiée, une ignorance totale et profonde, et une incompréhension sans espoir du sens de la vie humaine ! Quelqu’un prétendrait-il que seuls les moines souffrent du règne des passions pécheresses dans le monde, résultat des mauvaises habitudes, et non pas tout le monde sans exception ? Cela signifie que tout le monde, sans aucune exception, est également appelé à lutter contre les passions pécheresses et les mauvaises habitudes afin de se libérer de l’oppression du pouvoir du mal qui règne dans le monde et qui terrorise impitoyablement tout le monde, comme nous l’observons si clairement à l’heure actuelle. Il est clair que chacun, s’il veut se sauver de cette puissance oppressive du mal, doit entrer dans la voie de la vie spirituelle, c’est-à-dire devenir un lutteur ascétique dans une certaine mesure. Celui qui évite cela est voué à la perdition.

L’ascèse s’adresse à tous, et non aux seuls moines, car elle n’est pas du tout en opposition avec la nature, comme certains le pensent, ni une sorte de contrainte imposée à l’homme. Au contraire, c’est une exigence naturelle de l’esprit humain, qui s’efforce de se libérer du pouvoir oppressant du mal et de s’élever vers sa Cause première, Dieu, pour trouver en Lui la pleine satisfaction de tous ses désirs et besoins intérieurs et pour obtenir le bonheur, la paix, la joie et le repos éternel auxquels tout le monde aspire. Seule l’ascèse, qui unit l’homme à Dieu, Source et Donateur de tous les biens, est le véritable chemin vers ce phare invitant au bonheur, auquel tous les habitants de cette terre aspirent avec tant d’ardeur. Combien de fois les hommes, poursuivant le bonheur, périssent à la fois dans cette vie terrestre et, ce qui est particulièrement terrible, dans la vie future, la vie éternelle ! Car le bonheur, comme le démontre l’expérience de la vie, n’est pas à l’extérieur de l’homme, où il le cherche à tort, mais à l’intérieur de lui : le bonheur est dans la disposition paisible de l’âme, dans la paix intérieure qui est la conséquence de la profonde satisfaction intérieure qui naît de la conquête du mal après avoir déraciné les mauvaises habitudes qui tyrannisent l’âme. Personne ne peut être heureux lorsque règnent dans l’âme des passions pécheresses et des habitudes mauvaises et dépravées, qui engendrent toujours la confusion et le chaos. Le seul moyen de pacifier l’âme est de supprimer et de déraciner les mauvaises habitudes, c’est-à-dire par l’ascèse, le mode de vie ascétique.

L’ascétisme n’est pas une simple invention humaine, déplaisant à Dieu, comme certains ennemis de la vie ascétique voudraient l’affirmer. Au contraire, c’est le seul moyen digne de confiance et fiable pour réaliser la volonté claire et directe de Dieu pour l’homme. Quant à la nature de cette volonté de Dieu pour l’homme, elle est clairement exprimée dans les paroles impérieuses du Fils incarné de Dieu lui-même, notre Seigneur Jésus-Christ, dans ce que l’on appelle le Sermon sur la montagne. Ces paroles ne permettent aucune interprétation erronée : Soyez donc parfaits, vous, comme votre Père céleste est parfait. (Mt 5 48). Selon le dessein de Dieu lui-même, qui a créé l’homme, le but final de toutes les aspirations d’un chrétien qui lutte contre ses passions pécheresses et ses mauvaises habitudes est la ressemblance avec Dieu. Quelle est cette perfection à laquelle le Seigneur nous appelle à aspirer ? En quoi devons-nous nous efforcer d’être semblables à Dieu ? Il y a une indication directe et claire dans la Parole de Dieu : Vous serez saints parce que Je suis saint. (1 P 1 16), dit le Seigneur. L’apôtre Paul, dans son épître aux Thessaloniciens, l’affirme tout aussi catégoriquement : Car la volonté de Dieu est que vous soyez saints (1 Th 4 3).

En tant que tel, il ne peut y avoir aucun doute, tout est clair. Le Seigneur attend de tous ceux qu’il a créés (et pas seulement des moines) la perfection, qui consiste en une sainteté semblable à celle de Dieu. C’est la volonté claire et définie de Dieu, et il dépend maintenant de nous d’accomplir cette volonté de Dieu ou d’y résister. La sainteté résiste au péché, qui ne peut être vaincu que par une vie ascétique. Il s’ensuit que l’ascèse, qui déracine le péché et conduit ainsi l’homme à la sainteté, n’est pas une invention humaine inutile ; c’est un moyen puissant indiqué par Dieu lui-même pour que l’homme réalise la volonté de Dieu à son égard. Celui qui s’oppose à la vie ascétique, il va de soi, est un adversaire de la volonté de Dieu et un ennemi de Dieu.
Dieu nous a créés pour que nous soyons saints, comme Lui est saint, pour que nous soyons heureux et pour que nous nous complaisions dans une communion d’amour avec Lui. Nous nous sommes éloignés du plan de Dieu lorsque notre ancêtre est tombé dans le péché. Le péché nous a séparés de Dieu, nous rendant profondément malheureux. La vie de lutte ou d’ascèse répare le mal, cause du péché : elle nous ramène à la communion bienheureuse avec Dieu. L’amour bienheureux, désireux de notre salut, attend que nous entrions tous dans cette unique voie salvatrice de la vie ascétique et que nous y trouvions la communion éternelle et bénie avec Dieu, en qui seul se trouve la pleine et parfaite satisfaction des besoins et des exigences les plus élevés de l’âme humaine.
 

Archbishop Averky Taushev, The Struggle for Virtue: Asceticism in a Modern Secular Society [Современность и духовная жизнь], Holy Trinity Publications/The Printshop of St Job of Pochaev—Holy Trinity Monastery, Jordanville, New York, 2014

 


 

Traduction : hesychia.eu

 

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  1. Ne savez-vous pas que ceux qui courent dans le stade courent tous, mais qu’un seul remporte le prix ? Courez de manière à le remporter. Or, tous ceux qui combattent dans l’arène s’abstiennent de tout ; et ils le font pour obtenir une couronne corruptible ; mais nous, pour une incorruptible. Moi donc, je cours, et non comme au hasard. Je combats, et non comme frappant l’air ; mais je châtie mon corps, et je le réduis en servitude, de peur qu’après avoir prêché aux autres, je ne sois moi-même réprouvé.
  2. подвиг [podvig]
  3. C’est-à-dire coucher sur la dure. Sur cette pratique ascétique qui a toujours été en honneur chez les moines, cf. Hausherr, art. Chameunie dans DS, t. 2, 451-454

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