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Saint Séraphim de Sarov – Entretien avec Motovilov I/IV

21 octobre 2022

Ou comment l’Esprit de Dieu se manifesta en saint Séraphim au cours de son entretien sur le sens de la vie chrétienne

C’était un jeudi. Le ciel était gris. La terre était couverte de neige et d’épais flocons continuaient à tourbillonner lorsque le Père Séraphim engagea notre conversation dans une clai­rière, près de son « Petit Ermitage », face à la rivière Sarovka coulant au pied de la colline.

Il me fit asseoir sur le tronc d’un arbre qu’il venait d’abattre et lui-même s’accroupit en face de moi.

— Le Seigneur m’a révélé, dit le grand staretz, que depuis votre enfance vous désiriez savoir quel était le but de la vie chrétienne et que vous aviez maintes fois interrogé à ce sujet des personnages même haut placés dans la hiérarchie de l’Église.

Je dois dire que dès l’âge de douze ans cette idée me pour­suivait et qu’effectivement j’avais posé la question à plusieurs personnalités ecclésiastiques sans jamais recevoir de réponse satisfaisante. Le staretz l’ignorait.

— Mais personne, continua le Père Séraphim, ne vous a rien dit de précis. On vous conseillait d’aller à l’église, de prier, de vivre selon les commandements de Dieu, de faire le bien — tel, disait-on, était le but de la vie chrétienne. Certains même désapprouvaient votre curiosité, la trouvant déplacée et impie. Mais ils avaient tort. Quant à moi, misé­rable Séraphim, je vous expliquerai maintenant en quoi ce but réellement consiste.

Le vrai but de la vie chrétienne

La prière, le jeûne, les veilles et autres activités chré­tiennes, aussi bonnes qu’elles puissent paraître en elles — mêmes, ne constituent pas le but de la vie chrétienne, tout en aidant à y parvenir. Le vrai but de la vie chrétienne consiste en l’acquisition du Saint-Esprit de Dieu. Quant à la prière, au jeûne, aux veilles, à l’aumône et toute autre bonne action faite au nom du Christ, ce ne sont que des moyens pour l’acquisition du Saint-Esprit.

Au nom du Christ

Remarquez que seule une bonne action faite au nom du Christ nous procure les fruits du Saint-Esprit. Tout ce qui n’est pas fait en son Nom, même le bien, ne nous procure aucune récompense dans le siècle à venir, et en cette vie non plus ne nous donne pas la grâce divine. C’est pourquoi le Seigneur Jésus-Christ disait : « Celui qui n’amasse pas avec moi dissipe » (Lc 11,23). »

On est pourtant obligé d’appeler une bonne action « amas — sage » ou récolte, car même si elle n’est pas faite au Nom du Christ, elle reste bonne. L’Écriture dit : « En toute nation celui qui craint Dieu et pratique la justice Lui est agréable » (Ac. 10,35). Le centurion Corneille, qui craignait Dieu et agissait selon la justice, fut visité pendant qu’il était en prière, par un ange du Seigneur qui lui dit : « Envoie des hommes à Joppé chez Simon le corroyeur, tu y trouveras un certain Pierre qui te fera entendre des paroles de vie éter­nelle par lesquelles tu seras sauvé, toi et toute ta maison » (Ac. 10).

On voit donc que le Seigneur emploie ses moyens divins pour permettre à un tel homme de ne pas être privé, dans l’éternité, de la récompense qui lui est due. Mais pour l’obte­nir il faut que dès ici-bas il commence par croire en Notre — Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu descendu sur terre pour sauver les pécheurs, ainsi que par acquérir la grâce du Saint-Esprit qui introduit dans nos cœurs le Royaume de Dieu et nous fraye le chemin de la béatitude du siècle à venir. Là s’arrête la satisfaction que procurent à Dieu les bonnes actions qui ne sont pas commises au Nom du Christ.. Le Seigneur nous donne les moyens de les parachever. À l’homme d’en profiter ou non. C’est pourquoi le Seigneur a dit aux Juifs : « Si vous étiez des aveugles, vous seriez sans péché ; mais vous dites : « Nous voyons ! » Votre péché demeure » (Jn. 9,41). Quand un homme comme Corneille dont l’œuvre qui n’a pas été faite au Nom du Christ, mais qui a été agréable à Dieu, se met à croire en Son Fils, cette œuvre lui est comptée comme faite au Nom du Christ, à cause de sa foi en Lui (He. 11,6). Dans le cas contraire, l’homme n’a pas le droit de se plaindre que le bien accompli ne lui a pas été profitable. Cela n’arrive jamais quand une bonne action a été faite au Nom du Christ, car le bien accompli en Son Nom apporte non seulement une couronne de gloire dans le siècle à venir, mais dès ici-bas remplit l’homme de la grâce du Saint-Esprit, comme il a été dit : « Dieu donne l’Esprit sans mesure. Le Père aime le Fils ; Il a tout remis entre Ses mains » (Jn. 3, 34-35).

Acquisition du Saint-Esprit

C’est donc dans l’acquisition de cet Esprit de Dieu que consiste le vrai but de notre vie chrétienne, tandis que la prière, les veilles, le jeûne, l’aumône et les autres actions ver­tueuses faites au Nom du Christ ne sont que des moyens pour l’acquérir.

— Comment l’acquisition ? demandai-je au Père Séra­phim. Je ne comprends pas très bien.

— L’acquisition, c’est la même chose que l’obtention. Vous savez ce que c’est que d’acquérir de l’argent ? Pour le Saint-Esprit, c’est pareil. Pour les gens du commun, le but de la vie consiste en l’acquisition d’argent — le gain. Les nobles, en plus, désirent obtenir des honneurs, des marques de distinction et autres récompenses accordées pour des services rendus à l’État. L’acquisition du Saint-Esprit est aussi un capital, mais un capital éternel, dispensateur de grâces ; très semblable aux capitaux temporels, et qui s’obtient par les mêmes procédés. Notre-Seigneur Jésus Christ, Dieu-Homme, compare notre vie à un marché et notre activité sur terre à un commerce. Il nous recommande à tous :

« Négociez jusqu’à ce que je vienne, en économisant le temps, car les jours sont incertains » (Le 19,12-13 ; Ép. 5,15-16), autrement dit : Dépêchez-vous d’obtenir des biens célestes en négociant des marchandises terrestres. Ces marchandises terrestres ne sont autres que les actions vertueuses faites au Nom du Christ et qui nous apportent la grâce du Saint-Esprit.

La parabole des vierges

Dans la parabole des Vierges Sages et des Vierges Folles (Mt. 25,1-13) quand ces dernières manquèrent d’huile, il leur fut dit : « Allez en acheter au marché. » Mais en reve­nant, elles trouvèrent la porte de la chambre nuptiale close et ne purent entrer. Certains estiment que le manque d’huile chez les Vierges Folles symbolise l’insuffisance d’actions vertueuses faites dans le courant de leur vie. Une telle inter­prétation n’est pas entièrement juste. Quel manque d’actions vertueuses pouvait-il y avoir puisqu’elles étaient appelées vierges, quoique folles ? La virginité est une haute vertu, un état quasi-angélique, pouvant remplacer toutes les autres vertus. Moi, misérable, je pense qu’il leur manquait juste­ment le Saint-Esprit de Dieu. Tout en pratiquant des vertus, ces vierges, spirituellement ignorantes, croyaient que la vie chrétienne consistait en ces pratiques. Nous avons agi d’une façon vertueuse, nous avons fait œuvre pie, pensaient-elles, sans se soucier si, oui ou non, elles avaient reçu la grâce du Saint-Esprit. De ce genre de vie, basé uniquement sur la pra­tique des vertus morales, sans un examen minutieux pour savoir si elles nous apportent — et en quelle quantité — la grâce de l’Esprit de Dieu, il a été dit dans les livres patristiques : « Certaines voies qui paraissent bonnes au début conduisent à l’abîme infernal » (Pr. 14,12).

En parlant de ces vierges, Antoine le Grand dit, dans ses Épîtres aux Moines : « Beaucoup de moines et de vierges ignorent complètement la différence qui existe entre les trois volontés agissant à l’intérieur de l’homme. La première est la volonté de Dieu, parfaite et salvatrice ; la deuxième — notre volonté propre, humaine, qui, en soi, n’est ni néfaste ni salvatrice ; tandis que la troisième — diabolique — est tout à fait néfaste. C’est cette troisième volonté ennemie qui oblige l’homme soit à ne pas pratiquer la vertu du tout, soit à la pratiquer par vanité, ou uniquement pour le « bien », et non pour le Christ. La deuxième, notre volonté propre, nous incite à satisfaire nos mauvais instincts ou, comme celle de l’ennemi, nous apprend à faire le « bien » au nom du bien, sans se soucier de la grâce qu’on peut acquérir. Quant à la troisième volonté, celle de Dieu, salvatrice, elle consiste à nous apprendre à faire le bien uniquement dans le but d’acquérir le Saint-Esprit, trésor éternel, inépuisable, que rien au monde n’est digne d’égaler.

C’est justement la grâce du Saint-Esprit symbolisée par l’huile, qui faisait défaut aux Vierges Folles. Elles sont appe­lées « folles » parce qu’elles ne se souciaient pas du fruit indispensable de la vertu qui est la grâce de l’Esprit-Saint sans laquelle personne ne peut être sauvé, car « toute âme est vivifiée par le Saint-Esprit afin d’être illuminée par le mystère sacré de l’Unité Trinitaire » (Antienne avant l’Évangile des matines). Le Saint-Esprit lui-même vient habiter nos âmes, et cette résidence en nous du Tout-Puissant, la coexis­tence en nous de son Unité Trinitaire avec notre esprit ne nous est donnée qu’à condition de travailler par tous les moyens en notre pouvoir à l’obtention de cet Esprit-Saint qui prépare en nous un lieu digne de cette rencontre, selon la parole immuable de Dieu : « Je viendrai et j’habiterai en eux, et je serai leur Dieu et ils seront mon peuple » (Ap. 3,20 ; Jn 14,23). C’est cela, l’huile que les Vierges Sages avaient dans leurs lampes, huile capable de brûler longtemps, haut et clair, permettant d’attendre l’arrivée, à minuit, de l’Époux et l’entrée, avec Lui, dans la chambre nuptiale de la joie éternelle.

Quant aux Vierges Folles, voyant que leurs lampes ris­quaient de s’éteindre, elles allèrent au marché, mais n’eurent pas le temps de revenir avant la fermeture de la porte. Le marché — c’est notre vie. La porte de la chambre nuptiale, fermée et interdisant l’accès à l’Époux — c’est notre mort humaine ; les vierges — sages et folles — sont des âmes chrétiennes. L’huile ne symbolise pas nos actions, mais la grâce par l’entremise de laquelle le Saint-Esprit emplit notre être, transformant ceci en cela : le corruptible en l’incorrup­tible, la mort psychique en vie spirituelle, les ténèbres en lumière, l’étable où sont enchaînées, comme des bêtes, nos passions, en temple de Dieu, en chambre nuptiale ou nous rencontrons Notre-Seigneur, Créateur et Sauveur, Époux de nos âmes. Grande est la compassion que Dieu a pour notre malheur, c’est-à-dire pour notre négligence envers Sa solli­citude. Il dit : « Je suis à la porte et je frappe… » (Ap. 3,20), entendant par « porte » le courant de notre vie pas encore arrêté par la mort.

La prière

Oh ! que j’aimerais, ami de Dieu, qu’en cette vie vous soyez toujours en l’Esprit-Saint. « Je vous jugerai dans l’état dans lequel je vous trouverai », dit le Seigneur (Mt. 24, 42; Mc. 13.33-37; Le. 19,12 et suivants). Malheur, grand malheur s’il nous trouve appesantis par les soucis et les peines terrestres, car qui peut endurer Son courroux et qui peut Lui résister ? C’est pourquoi il a été dit : « Veillez et priez pour ne pas être induit en tentation » (Mt. 26,41), autrement parlant pour ne pas être privé de l’Esprit de Dieu, car les veilles et la prière nous donnent Sa grâce.

Il est certain que toute bonne action faite au Nom du Christ confère la grâce du Saint-Esprit, mais la prière plus que toute autre chose, étant toujours à notre disposition. Vous auriez, par exemple, envie d’aller à l’église, mais l’église est loin, ou l’office est terminé ; vous auriez envie de faire l’aumône, mais vous ne voyez pas de pauvre, ou vous n’avez pas de monnaie ; vous voudriez rester vierge, mais vous n’avez pas assez de force pour cela, à cause de votre constitution ou à cause des embûches de l’ennemi auxquelles la faiblesse de votre chair humaine ne vous permet pas de résister ; vous voudriez peut-être trouver une autre bonne action à faire au Nom du Christ, mais vous n’avez pas assez de force pour cela, ou l’occasion ne se présente pas. Quant à la prière, rien de tout cela ne l’affecte : chacun a toujours la possibilité de prier, le riche comme le pauvre, le notable comme l’homme du commun, le fort comme le faible, le bien portant comme le malade, le vertueux comme le pécheur.

On peut juger de la puissance de la prière, même péche­resse, sortant d’un cœur sincère, par l’exemple suivant rapporté par la Sainte Tradition : à la demande d’une malheu­reuse mère qui venait de perdre son fils unique, une courti­sane qu’elle rencontra sur son chemin, touchée par le déses­poir maternel, osa crier vers le Seigneur, toute souillée qu’elle était encore par son péché : « Non à cause de moi, horrible pécheresse, mais à cause des larmes de cette mère pleurant son fils tout en croyant fermement en Ta miséricorde et en Ta Toute-Puissance, ressuscite-le, Seigneur ! » Et le Seigneur le ressuscita.

Telle, ami de Dieu, est la puissance de la prière. Plus que toute autre chose elle nous donne la grâce de l’Esprit de Dieu et plus que tout elle est toujours à notre portée. Bienheureux serons-nous lorsque Dieu nous trouvera veillants, dans la plénitude des dons de Son Esprit-Saint. Nous pourrons alors espérer être ravis sur les nuées à la rencontre de Notre — Seigneur venant dans les airs revêtus de puissance et de gloire juger les vivants et les morts et donner à chacun son dû.

Quand la prière cède le pas au Saint-Esprit

Vous estimez, ami de Dieu, que c’est un grand bonheur de pouvoir vous entretenir avec le misérable Séraphim, persuadé que vous êtes qu’il n’est pas dépourvu de grâce. Que dirions — nous alors d’un entretien avec Dieu lui-même, source inépui­sable de grâces célestes et terrestres ? C’est par la prière que nous devenons dignes de nous entretenir avec Lui, notre vivi­fiant et miséricordieux Sauveur. Mais là encore il ne faut prier que jusqu’au moment où le Saint-Esprit descend sur nous et nous accorde, dans une certaine mesure, connue de Lui seul, Sa grâce céleste. Visité par Lui, il faut s’arrêter de prier.

En effet, à quoi bon L’implorer : « Viens, fais Ta demeure en nous, purifie-nous de toute souillure et sauve nos âmes, Toi qui es bonté » (Tropaire orthodoxe récité au début des offices), quand II est déjà venu, en réponse à nos humbles et aimantes sollicitations, dans le temple de nos âmes assoiffées de son avènement ? Je vous expliquerai ceci par un exemple. Supposons que vous m’ayez invité chez vous, que je sois venu avec l’intention de m’entretenir avec vous, mais que, malgré ma présence, vous ne cessiez de répéter : « Veuillez entrer chez moi ! » Je penserais, certes : « Qu’a-t-il ? Il n’a plus sa tête. Je suis chez lui, et il continue de m’inviter. » La même chose est vraie concernant le Saint-Esprit. C’est pour cela qu’il a été dit : « Éloignez-vous et comprenez que je suis Dieu. Je m’élèverai parmi les nations, je m’élèverai de terre » (Ps. 46/45,11). Ce qui signifie : j’apparaîtrai et continuerai à apparaître à chaque croyant et je converserai avec lui, comme je conversais avec Adam au paradis, avec Abraham et Jacob et mes autres serviteurs, Moïse, Job et leurs semblables. Beaucoup croient que cet « éloignement » doit être interprété comme ayant trait aux affaires de ce monde, c’est-à-dire qu’en parlant à Dieu dans la prière il faut s’écarter de tout ce qui est terrestre. Certes. Mais moi, en Dieu, je vous dirai que malgré le fait qu’il soit nécessaire, pendant la prière, de s’en écarter, il faut, quand le Seigneur Dieu, l’Esprit-Saint nous visite et vient en nous dans la plénitude de Son indicible bonté, s’écarter de la prière aussi, supprimer la prière même.

L’âme priante parle et profère des paroles. Mais à la descente du Saint-Esprit il convient d’être absolument silencieux, afin que l’âme puisse entendre clairement et bien comprendre les annonces de vie éternelle qu’il daigne alors apporter. L’âme et l’esprit doivent se trouver en état de sobriété complète et le corps en état de chasteté et de pureté. C’est ainsi que les choses se passèrent au Mont Horeb quand Moïse ordonna aux Israélites de s’abstenir des femmes trois jours durant avant la descente de Dieu sur le Sinaï, car Dieu est « un feu dévorant » (He. 12,29), et rien d’impur, physi­quement ou spirituellement, ne peut entrer en contact avec Lui.


 

Séraphim de Sarov. Sa vie par Irina Goraïnoff.

Entretien avec MOTOVILOV et INSTRUCTIONS SPIRITUELLES traduit du russe par I. Goraïnoff, Théophanie, Desclée de Brouwer/ Abbaye de Bellefontaine, 1979. P. 153-188

 

Une autre traduction est disponible ici.

 


 

 

 

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