Histoire, Œcumenisme, Orthodoxie, Russie

Nicolas Berdiaev — Prophète d’un « Âge Nouveau » II/IV │ Berdiaev et l’Église

5 juillet 2021

Non seulement l’orientation marxiste précoce de Berdiaev l’a doté d’un idéalisme utopique fort et d’un sens exagéré des aspects sociaux et économiques de la vie, mais elle l’a également doté d’une haine de la monarchie orthodoxe et de ses principes ainsi que d’un mépris orgueilleux pour « l’Église officielle » et sa Hiérarchie. En effet, cela ne devrait pas nous surprendre que juste avant la Révolution, le Saint-Synode ait jugé nécessaire d’accuser Berdiaev de blasphème et d’engager des poursuites contre lui[1] après qu’il ait déclaré que l’Église russe « pue comme un cadavre et empoisonne la vie spirituelle du peuple russe », qu’elle n’était en fait « pas la véritable Église du Christ »[2].


Tout au long de sa vie, Berdiaev est resté un ennemi implacable de la véritable orthodoxie, et en particulier de cette partie fidèle de l’orthodoxie russe — l’Église russe en exil dont il attaquait sans cesse le conservatisme strict et l’adhésion à la Sainte Vérité et Tradition Orthodoxes. Ce n’est pas non plus sans signification que Berdiaev n’a jamais cessé d’adhérer et de soutenir la Juridiction soviétique, sans être dérangé par le fait qu’une partie considérable de l’esprit et du programme de « réforme » de la soi-disant « Église vivante » a été adoptée et se poursuit au sein de la juridiction du « patriarcat » soviétique, y compris précisément les mêmes distorsions humanistes de la vérité orthodoxe, le même soutien du pouvoir soviétique anathème, ennemi de Dieu, et les mêmes interconnexions avec la police secrète soviétique, qui ont caractérisé l’« Église vivante ». Et conformément à son soutien au « patriarcat » soviétique, il décrit le refus de l’Église en exil de faire des compromis avec le communisme et le pouvoir soviétique comme « le pire mal qui puisse arriver »[3].

Quelle était la compréhension de Berdiaev de l’Église ? « L’Église », nous dit-il, « est encore en état de puissance ». Elle est « incomplète »[4] ! Il regarde vers l’avenir, vers le développement d’un « nouveau christianisme » et d’une « nouvelle mystique, plus profonde que la religion et qui doit unir les religions. »[5]; il attend « une foi véritable, purifiée, spirituelle en Dieu »[6], « une sorte de croyance plus élevée en Dieu »[7]. Il croit, nous dit-il, en « l’Église universelle », « l’Église du Saint-Esprit » qui se dresse apparemment au-dessus de l’Église et des « Églises », et en même temps les englobe toutes en elle-même. Actuellement une « réalité intérieure », l’« Église universelle » doit être concrètement réalisée, selon Berdiaev, dans « une nouvelle époque de l’esprit » dans laquelle il doit y avoir une certaine forme de « révélation nouvelle et finale »[8].

Berdiaev ne cache pas qu’il est un « relativiste » à l’égard de la religion. « Le christianisme », écrit-il, « pouvait exister sous des formes variées dans l’Église œcuménique. » [9]! Même un concept aussi vague et relativiste que celui-ci, cependant, n’est pas assez large pour Berdiaev. Ainsi, il élargit son point de vue pour inclure le monde entier et la totalité des religions — « Il existe une grande confrérie spirituelle composée de chrétiens, à laquelle se rattachent les Églises d’Orient et d’Occident, et tous ceux dont la volonté est tendue vers Dieu et le divin, tous ceux qui aspirent à une élévation spirituelle. »[10] ! Une telle déclaration aurait pu être tirée directement d’un texte maçonnique ou théosophique, tant elle reflète bien les enseignements de ces deux organisations.

Les points de vue de Berdiaev sont en effet suffisamment « œcuméniques » et « non confessionnels », modernistes et peu orthodoxes, pour être universellement acceptables par les représentants de toutes les religions, même les plus humanistes et « non-traditionnelles ». Ce n’est pas sans raison que M. Lowrie, son biographe, affirme que Berdiaev a parlé et a été compris par les catholiques, les protestants et les orthodoxes ainsi que par les « chercheurs d’autres confessions ». On nous dit même qu’un hindou vénère Berdiaev comme son maître[11]. Dès ses débuts, Berdiaev a apporté tout son soutien au soi-disant « Mouvement œcuménique » ; il a souvent été conférencier à l’« Institut œcuménique » de Bossey, en Suisse, et aurait été « profondément ému » par la fondation du soi-disant « Conseil œcuménique des Églises ». Ses intérêts œcuménistes furent encouragés, naturellement, par les dirigeants maçonniques du YMCA de Paris qui l’ont mis en contact avec des œcuménistes protestants et qui, parallèlement, ont consacré tant de temps et d’énergie à corrompre l’orthodoxie des émigrés russes. Comme Berdiaev a toujours exhorté la participation de l’orthodoxie au « mouvement œcuménique », combien il se réjouirait aujourd’hui quand presque tout le monde orthodoxe, à l’exception principale de l’Église russe en exil, qu’il détestait, a trahi et compromis la Vérité du Christ en intégrant le soi-disant « Conseil œcuménique », préparant ainsi la voie à « l’Église mondiale » de l’avenir.

Berdiaev, comme de nombreux dirigeants de la « nouvelle orthodoxie », tels que l’archevêque grec lakovos d’Amérique, a vivement encouragé le développement d’une « nouvelle conscience orthodoxe » — en réalité une conscience orthodoxe falsifiée ou déformée, séparée de la Sainte Orthodoxie véritable. Le point culminant de cette « nouvelle conscience chrétienne » et de cette « nouvelle spiritualité » est, bien entendu, l’actualisation historique de l’imaginaire « Église du Saint-Esprit », de l’« Église mondiale » du futur, que nous savons être, grâce à la Sainte Tradition, l’Eglise de l’Antichrist, qui lui donnera sa forme définitive. Nous savons qu’il ne peut y avoir de « Nouvelle Révélation », ni de « Nouveau Christianisme », ni de « Nouvelle Orthodoxie », ni de « Nouvelle Spiritualité », ni de « Nouvelle Église » inspirée par quelqu’un d’autre que Le Grand Trompeur, le Père du mensonge. Du côté du vrai Christianisme, de la Sainte Orthodoxie, il ne peut y avoir d’« œcuménisme » ni de « mouvement vers l’unité ». Il ne peut y avoir qu’une répudiation de l’hérésie, une affirmation de la Vérité divine dans sa plénitude et le retour à la Sainte Église orthodoxe de la part des hétérodoxes.

Comme les autres œcuménistes, Berdiaev utilise de manière blasphématoire le Nom du Saint-Esprit pour voiler l’action de l’Esprit du mal. Se référant évidemment à ce qui sera en réalité une sorte de « Pentecôte satanique », il écrit : « le succès de l’unité chrétienne présuppose une ère nouvelle du christianisme, une spiritualité nouvelle et approfondie, en quelque sorte une nouvelle effusion du Saint-Esprit sur le monde. »[12] ! Les formes rituelles et hiérarchiques n’ont apparemment aucune importance pour Berdiaev. « Dans la nouvelle ère chrétienne », nous dit-il, « les formes de culte exclusivement extérieures, les institutions ecclésiastiques externes, ne seront plus la source principale déterminant les caractéristiques de la vie chrétienne dans le monde. »[13]. En d’autres termes, un relativisme protestant libéral qui n’accorde aucune valeur à la forme extérieure — rituelle, dogmatique, hiérarchique — doit prévaloir dans l’actualisation historique de cette « Église du Saint-Esprit » à laquelle la femme de Berdiaev, une catholique romaine communiante, revendiquait son appartenance dès maintenant, ayant « dépassée la séparation des Églises ». Berdiaev va même jusqu’à affirmer qu’à l’avenir « le christianisme pourrait jouer là un rôle décisif, à condition que de lui-même il dépasse ses formes décadentes »[14]. Bien entendu, il ne dit pas précisément ce qu’il entend par « formes décadentes », mais on peut assez facilement supposer qu’il signifie la Sainte Vérité et la Tradition orthodoxes presque dans leur intégralité. Les dogmes, les traditions et les rituels du « vieux christianisme » doivent être soit abandonnés, soit suffisamment « relativisés » pour être complètement privés de leur sens. Pour l’œcuméniste, la seule véritable « hérésie » est l’anti-œcuménisme. En effet, si l’Église est « incomplète » comme Berdiaev maintient, elle ne devient « complète » que lorsqu’elle entre en communion ou reçoit en son sein les hérésies ! « Dans la plénitude de la foi, de la foi universelle », écrit Berdiaev, « entrent également les vérités partielles des hérésies : sabellianisme, marcionisme, pélagianisme, patripassianisme »[15]. Même cela ne suffit pas. Berdiaev doit aller encore plus loin pour ne pas négliger l’effort social et culturel de l’homme moderne : « toute la création humaniste de l’homme des temps modernes aura également sa place dans la plénitude de la foi, mais religieusement purifiée dans l’Esprit ».

Tout d’abord, Berdiaev relie la « Nouvelle ère du Saint-Esprit » — un fantasme satanique qui remonte au moine latin Joachim de Floris — à l’actualisation d’une forme d’« Église universelle » et d’une « nouvelle spiritualité ». Mais ce n’est pas tout. Le « Nouvel Éon » ou « Ère du Saint-Esprit », impliquera aussi apparemment un « socialisme religieux » et « une fédération de nations libres, ayant abandonné leur souveraineté et prêtes à s’intégrer dans une organisation mondiale » [16]; il s’agira d’« une conquête plus poussée encore des forces de la nature par l’homme, la libération réelle du travail et du travailleur, la soumission de la technique à l’esprit »[17], et « l’émergence d’un homme nouveau »[18] — « un homme éternel », tout comme le « Nouvel Éon » doit inaugurer le Royaume Éternel.


[1] La Révolution, cependant, a empêché que ces poursuites puissent s’achever

[2] Russkaya Molva, le 3 août 1913

[3] La lutte des Églises et des groupements chrétiens contre l’avènement du socialisme et du communisme est le pire des maux qui puissent arriver. Ce n’est pas la peur du communisme qui s’impose ; ni la formation d’un front anticommuniste qui dégénérerait inévitablement en front fasciste. Il faut la christianisation et la spiritualisation du communisme, au sein duquel il faut savoir discerner les éléments positifs de justice sociale. [p.67]

N. Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque, traduit du Russe par Daria Olivier Neuchâtel, Delachaux & Niestlé, Paris, 1947.

[4] Dans ce monde visible il n’y a pas d’unité extérieure de l’Église ; son œcuménisme ne s’est pas entièrement actualisé. Non seulement la division des églises et la pluralité des confessions chrétiennes, mais le fait même qu’il existe des confessions non-chrétiennes dans le monde, qu’il existe un monde non-religieux et anti-chrétien, prouve que l’Église est encore en état de puissance et que son actualisation est encore incomplète. [p.364-365]

N. Berdiaeff, ESPRIT ET LIBERTÉ. Essai de philosophie chrétienne, Les Éditions « Je sers », Paris, 1933

[5] À travers les ténèbres, le monde va vers une nouvelle spiritualité et une nouvelle mystique. Dans celle-ci il ne peut pas y avoir de place pour une conception ascétique du monde, pour un renoncement à la multiplicité et à l’individualité de celui-ci. L’ascèse n’y représentera qu’une méthode et un moyen de purification. Elle sera tournée vers le monde et les hommes ; mais elle ne considérera pas le monde objectivé comme le monde véritable. Elle sera en même temps tournée davantage vers le monde et plus libre vis-à-vis du monde. Ce sera là un processus d’approfondissement spirituel. La nouvelle mystique doit inclure un puissant élément prophétique et messianique et permettre l’épanouissement d’une gnose authentique, débarrassée de la tentation cosmique des gnostiques d’autrefois. Et toutes les contradictions douloureuses, tous les dédoublements, se trouveront résolus dans cette nouvelle mystique, plus profonde que la religion et qui doit unir les religions. En même temps ce sera là une victoire sur les formes factices de la mystique sociale, une victoire du royaume de l’Esprit sur le royaume de César. [p.172]

N. Berdiaeff, ROYAUME DE L’ESPRIT et Royaume de César, traduit du Russe par Philippe Sabant, Delachaux & Niestlé, Paris, 1951

[6] Mais une foi véritable, purifiée, spirituelle en Dieu est aussi une foi eschatologique, elle est une foi dans le futur Royaume de Dieu. Dans la plénitude de la foi, de la foi universelle, entrent également les vérités partielles des hérésies : sabellianisme, marcionisme, pélagianisme, patripassianisme, mais à condition de dépasser (Aufhebung) ce qu’elles ont d’exclusif, et toute la création humaniste de l’homme des temps modernes, mais religieusement purifiée dans l’Esprit. [p.282]

N. Berdiaeff, Essai de métaphysique eschatologique. Acte créateur et objectivation, traduit du Russe par M. HERMAN, Éditions Montaigne, Paris, 1946

[7] Tout est plongé dans le mystère de l’Esprit. Mais dans les voies de l’Esprit il se produit une auto-aliénation, une extériorisation et objectivation. La création du monde par Dieu est une compréhension objectivée du mystère de l’Esprit. Le drame qui se joue entre Dieu et l’homme est, intérieurement, un triple drame. Au centre se trouve son Fils, l’homme éternel. Le dénouement est fourni par l’Esprit qui procède éternellement de Dieu. Ce qu’on appelle le monde des créatures présente une image renversée de ce processus. Dieu est de toute éternité une victoire que la lumière remporte sur les ténèbres, une victoire du sens sur ce qui n’en a pas, de la beauté sur la laideur, de la liberté sur la nécessité. Mais dans le mystère de l’Esprit il y a Dieu et Son Autre. Cela n’est pas entièrement exprimé par la doctrine de l’Absolu, laquelle ne connaît pas l’Autre de Dieu et n’a pas de rapports avec lui. Le mystère premier est aussi celui de la naissance de Dieu en l’homme (qui inclut le monde en lui), et la naissance de l’homme en Dieu. Cela veut dire dans notre langue imparfaite que Dieu a besoin d’un acte créateur correspondant de l’homme. L’homme n’est pas seulement pécheur : la conscience du péché n’est qu’un moment dans la voie suivie par l’homme et par le créateur. La tragédie sans issue de l’homme, la dialectique de la liberté, de la nécessité et de la grâce trouvent leur solution dans les limites du Mystère Divin, dans la Déité qui se trouve à des profondeurs plus grandes que le drame qui se joue entre le créateur et la création, que les représentations du ciel et de l’enfer. Ici la langue humaine se tait. [p.283-284]

N. Berdiaeff, Essai de métaphysique eschatologique. Acte créateur et objectivation, traduit du Russe par M. HERMAN, Éditions Montaigne, Paris, 1946

[8] Le double aspect du messianisme frappe, par exemple, dans la doctrine de Dostoïevski sur le peuple russe porteur de Dieu. Cette ambiguïté existait déjà dans la vieille doctrine de Moscou troisième Rome. Le seul vrai messianisme est celui de l’attente d’une nouvelle époque de l’esprit, de la transfiguration du monde et du Royaume de Dieu. C’est un messianisme eschatologique, opposé à toutes les théocraties historiques et à tous les états déclarés sacro-saints. [p.231]

N. Berdiaeff, Essai de métaphysique eschatologique. Acte créateur et objectivation, traduit du Russe par M. HERMAN, Éditions Montaigne, Paris, 1946

[9] Le type oriental et le type occidental du christianisme se distinguent non pas par des différences de dogmes ou d’organisations ecclésiastiques, mais par la structure de leur expérience spirituelle, due à la divergence des éléments humains, qui ont reçu et réfracté en eux le christianisme. L’expérience spirituelle est plus profonde que les dogmes, elle leur est antérieure ; l’organisation de l’Église est déterminée par l’orientation spirituelle de la vie des peuples ; ce sont donc des différences d’ordre primordial et vital qui déterminèrent les voies de l’Orient et de l’Occident ; il y a là deux orientations spirituelles du monde chrétien, dont l’existence est prédéterminée par le dessein divin de l’histoire universelle. Les différences spirituelles, vitales et expérimentales se manifestèrent bien avant la division des Églises, et ne devaient pas nécessairement la provoquer. Le christianisme pouvait exister sous des formes variées dans l’Église œcuménique. [p.365-366]

N. Berdiaeff, ESPRIT ET LIBERTÉ. Essai de philosophie chrétienne, Les Éditions « Je sers », Paris, 1933

[10] C’est alors que se formera une nouvelle trame de christianisme universel. Au-delà des diverses confessions chrétiennes s’affirme l’unique Église œcuménique ; on peut en avoir conscience tout en demeurant fidèle à sa confession. Les limites de l’Église œcuménique ne coïncident pas avec celles des églises visibles dans l’histoire ; l’âme de l’Église est unique, et en elle demeurent non seulement ceux qui appartiennent aux divers corps de l’Église, mais même ceux qui se trouvent hors de l’Église visible. Il existe une grande confrérie spirituelle composée de chrétiens, à laquelle se rattachent les Églises d’Orient et d’Occident, et tous ceux dont la volonté est tendue vers Dieu et le divin, tous ceux qui aspirent à une élévation spirituelle. [p.373]

N. Berdiaeff, ESPRIT ET LIBERTÉ. Essai de philosophie chrétienne, Les Éditions « Je sers », Paris, 1933

[11] Ce qui fascine dans la pensée de Berdiaev, et attire vers lui les chercheurs de vérité de tant de régions du monde, c’est peut-être d’abord sa capacité à révéler son point de vue personnel sur les problèmes et les tensions d’aujourd’hui. Les pensées qu’il a mises sur papier sont venues tout droit de sa propre vie avec les mêmes questions auxquelles les chrétiens du monde entier étaient confrontés. Ces pensées ont été exprimées avec des mots capables de frapper profondément la conscience du lecteur, même s’il ne s’agissait pas d’« un homme instruit ». Non pas que le chercheur réfléchi ait trouvé des réponses toutes prêtes ici. Berdiaev n’a pas prétendu avoir une solution à tous les problèmes du monde. Certains de ses détracteurs disent qu’il était ambigu. Peut-être un des secrets de la contribution toujours croissante de Berdiaev à la pensée du monde furent-elles les étincelles nouvelles qu’il a réussi à produire dans l’esprit humain. Pour beaucoup, il a fourni une base solide pour leur réflexion ; d’autres ont repris les questions qu’il a posées si clairement et sont allés seuls chercher les réponses.

Nous sommes amenés à considérer l’importance de Berdiaev pour notre temps. Il s’adresse aux hommes dans un langage qu’ils comprennent, qu’ils soient catholiques, orthodoxes ou protestants, ou chercheurs d’autres confessions. Lors d’une réunion commémorative à la Sorbonne un hindou a appelé Berdiaev son maître parmi les penseurs occidentaux. C’est cet appel universel, le pouvoir de stimuler la pensée créatrice chez des hommes habitant des pays aussi éloignés que la Suisse protestante et le Chili « libre-penseur », qui a donné à la pensée de Berdiaev un tel mouvement à travers notre temps. Exilé par un tsar, expulsé par le gouvernement soviétique, aux prises avec la plupart de ses compatriotes hors de Russie, entouré par seulement un groupe restreint de sympathisants, son influence sur la pensée religieuse du monde entier est indéniable. [p.286-287]

D. Lowrie, Rebellious Prophet. A Life of Nicolai Berdyaev, Harper&Brothers, New York, 1960

[12] Nous vivons en d’autres temps et le centre de gravité doit actuellement se déplacer vers la vie spirituelle. Il est certes indispensable que s’opère avant tout un rapprochement entre les chrétiens eux-mêmes, sur la base d’une connaissance mutuelle. Le christianisme oriental est mal connu et n’est pas du reste si facile à connaître, parce qu’il est moins légalisé, moins rationalisé, moins socialisé que le christianisme occidental. Beaucoup a été déjà fait dans le sens du rapprochement et de la connaissance mutuelle, surtout en ce qui concerne les orthodoxes et les anglicans. Tout pourtant concourt à prouver que le succès de l’unité chrétienne présuppose une ère nouvelle du christianisme, une spiritualité nouvelle et approfondie, en quelque sorte une nouvelle effusion du Saint-Esprit sur le monde. Il faudrait pour cela abattre les frontières des confessions historiques. Il y aurait alors non pas un internationalisme, ce qui signifierait un appauvrissement et une tendance vers l’abstrait, mais un superconfessionalisme, qui signifie enrichissement et concrétisation. Dans le christianisme historique, l’élément prophétique qui lui était inhérent s’est trouvé affaibli, et c’est pourquoi il a cessé de jouer dans l’histoire son rôle actif et conducteur. On ne s’est plus tourné que vers le passé, vers la lumière du passé. Il faut que s’allume la lumière du futur. Le prophétisme présuppose toujours cette lumière. C’est précisément là le christianisme eschatologique. Un renforcement de l’eschatologie, c’est-à-dire d’une tendance prophétique vers l’avenir, doit être la caractéristique d’une ère nouvelle du christianisme. La faiblesse du christianisme qui est pour nous une cause de souffrances, la faiblesse de toutes les Eglises chrétiennes devant les mouvements impétueux, violents et souvent démoniaques du monde, peuvent s’expliquer du fait que le christianisme se trouve placé dans un entr’acte entre le christianisme historique issu du passé, et le christianisme eschatologique tourné vers la lumière de l’avenir. Je pense que l’Orthodoxie a eu ses limitations historiques propres et qu’elle a besoin de devenir plus complète. [p.54-55}

N. Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque, traduit du Russe par Daria Olivier Neuchâtel, Delachaux & Niestlé, Paris, 1947.

[13] Dans la nouvelle ère chrétienne il faut que s’accomplisse un double processus. D’une part il y aura croissance de la [56] vie spirituelle intérieure : le principe qualitatif prendra le pas sur le principe quantitatif. Les formes de culte exclusivement extérieures, les institutions ecclésiastiques externes, ne seront plus la source principale déterminant les caractéristiques de la vie chrétienne dans le monde. Ce sera la victoire sur ce qu’on pourrait nommer le sociomorphisme de la religion (c’est-à-dire la pression des relations sociales d’hommes qui ne sont pas encore libérés de leur condition d’esclaves), qui étend son pouvoir jusque sur la dogmatique elle-même. Ce sociomorphisme fut une des causes de l’athéisme dans le monde. L’adaptation du christianisme à la structure sociale et aux forces qui y dominaient, l’a, au cours de l’histoire, défiguré et a provoqué l’animosité. On cessa de voir la profondeur spirituelle du christianisme. Pour qu’il puisse influer sur les processus qui se manifestent dans le monde, pour qu’il puisse apporter la lumière dans les ténèbres de l’univers, il doit se rendre indépendant de ces processus et de ces ténèbres, il doit s’élever au-dessus des relations sociales des hommes, au sein desquelles naissent toujours de nouvelles formes d’esclavage. Ceci est un des aspects de la question. On peut la comprendre ainsi : le christianisme doit devenir moins social au mauvais sens du terme, c’est-à-dire qu’il doit se libérer davantage, en n’étant plus défini par un « milieu » social. [p.55-56]

N. Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque, traduit du Russe par Daria Olivier Neuchâtel, Delachaux & Niestlé, Paris, 1947.

[14] L’aliénation de la vie de l’homme a engendré le capitalisme et la guerre. Si l’on progresse encore dans ce sens centrifuge, on n’aboutira qu’à de nouvelles catastrophes. Il est possible que tout le XXe siècle se passe en guerres et en révolutions, séparées par des entractes. Il y a déjà longtemps que j’ai formulé cette hypothèse. On ne saurait pour cela envisager l’avenir comme une fatalité. La liberté humaine doit faire un effort pour vaincre le destin. Le déterminisme n’est pas un maître invincible. Il faut dépasser la crise de l’homme.

Le christianisme pourrait jouer là un rôle décisif, à condition que de lui-même il dépasse ses formes décadentes et découvre au fond de lui des forces créatrices éternellement jeunes. [p.75]

N. Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque, traduit du Russe par Daria Olivier Neuchâtel, Delachaux & Niestlé, Paris, 1947.

[15] Mais une foi véritable, purifiée, spirituelle en Dieu est aussi une foi eschatologique, elle est une foi dans le futur Royaume de Dieu. Dans la plénitude de la foi, de la foi universelle, entrent également les vérités partielles des hérésies : sabellianisme, marcionisme, pélagianisme, patripassianisme, mais à condition de dépasser (Aufhebung) ce qu’elles ont d’exclusif, et toute la création humaniste de l’homme des temps modernes, mais religieusement purifiée dans l’Esprit. [p.282]

N. Berdiaeff, Essai de métaphysique eschatologique. Acte créateur et objectivation, traduit du Russe par M. HERMAN, Éditions Montaigne, Paris, 1946

[16] Tout pouvoir, ouvertement ou de façon voilée, porte en lui un poison. La véritable libération n’interviendra que lorsque sera surmontée l’idée de souveraineté, à quelque sujet que puisse s’appliquer cette souveraineté. Le chaos continu de l’auto-affirmation des peuples engendre les guerres ; aussi l’humanité a-t-elle toujours aspiré à maîtriser ce chaos. Elle rêvait d’unité mondiale. On peut distinguer trois idées : l’empire universel (Empire romain, Empire de Charlemagne, Empire de Napoléon) ; une multitude de nations-États souverains, s’efforçant d’atteindre à un régime d’équilibre ; une fédération de nations libres, ayant abandonné leur souveraineté et prêtes à s’intégrer dans une organisation mondiale. On ne doit tendre qu’à cette dernière idée. Mais ceci présuppose une transformation radicale, transformation sociale et spirituelle. [p.77]

N. Berdiaeff, ROYAUME DE L’ESPRIT et Royaume de César, traduit du Russe par Philippe Sabant, Delachaux & Niestlé, Paris, 1951

[17] Mais, on peut imaginer une cinquième phase des rapports de l’homme avec la nature. Au cours de cette cinquième phase nous verrions une conquête plus poussée encore des forces de la nature par l’homme, la libération réelle du travail et du travailleur, la soumission de la technique à l’esprit. Mais cela présuppose un mouvement spirituel dans le monde, mouvement qui doit être l’œuvre de la liberté. [p.41]

N. Berdiaeff, ROYAUME DE L’ESPRIT et Royaume de César, traduit du Russe par Philippe Sabant, Delachaux & Niestlé, Paris, 1951

[18] L’homme nouveau est lié à l’homme éternel, à l’éternel dans l’homme.

Derrière l’homme nouveau se trouve dissimulé non seulement l’homme éternel, Adam Kadmon, mais aussi le vieil homme, le vieil Adam. Dans la couche de subconscient, au fond de l’homme, il y a tout : il y a l’homme primitif, non dominé entièrement, il y a le monde animal, comme il y a toute l’histoire. La conscience joue un rôle double : elle élargit et elle restreint, elle limite. Le pouvoir du passé sur l’homme subsiste dans les révolutions les plus radicales. Dans les révolutions agissent en effet les vieux instincts de la violence, de la cruauté, de l’ambition. [p.155]

N. Berdiaeff, ROYAUME DE L’ESPRIT et Royaume de César, traduit du Russe par Philippe Sabant, Delachaux & Niestlé, Paris, 1951

Jon Gregerson, Nicholas Berdyaev – Prophet of a « New Age », Orthodox Life, Nov-Dec 1962 (6/78), pp. 11-24

Traduction: hesychia.eu

 


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