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La vie de Syméon le Nouveau Théologien – I

27 décembre 2020

 

Dans le monde


1. C’est chose brûlante que la vertu, capable d’animer de son souffle les charbons du désir, et l’âme n’est plus qu’un feu; capable aussi de donner des ailes à l’intelligence pour l’enlever loin de la terre au ciel, et l’homme tout entier devient Dieu.

Puis donc que ce Syméon le Grand, objet du présent ouvrage, fut un amant enflammé de cette vertu, dont il a atteint, autant que personne au monde, les cimes les plus glorieuses, disons à tous nos auditeurs ses mérites, la supériorité qu’il tenait de sa race et de sa patrie, et la perfection qu’il s’est acquise lui-même par ses sueurs et ses fatigues ascétiques, par ses luttes et ses combats pour la vertu.

2. Syméon, fameux pour sa vertu, naquit en Paphlagonie; telle une plante verdoyante et féconde, ployant dès son âge le plus tendre sous les fruits de l’Esprit. Il eut pour patrie un bourg qui porte là-bas le nom de Galaté; pour parents des gens nobles et riches, Basile et Théophano, surnommés d’après leur pays Galatons. Dans un âge encore tendre il fut transporté par ses parents, comme un objet de haut prix, à Constantinople, reçu par ses grands-parents alors très en vue au palais impérial, et confié à un grammairien qui lui enseigna les premiers éléments. Réfléchi et plein de sagesse dès son jeune âge, il s’appliqua sérieusement aux études; sa promptitude naturelle eut vite fait, grâce à ses heureuses dispositions d’intelligence, d’en recueillir de l’utilité ; mais quand il voyait les enfants commettre quelque enfantillage ou inconvenance, il se réservait, tant sa pensée était mûre déjà, et, l’esprit tout occupé aux études, il se tenait loin de ces folies. Comme il touchait bientôt à un âge plus parfait, il toucha aussi avec plus d’ardeur à des sciences plus parfaites: il réussit à la perfection en peu de temps dans la tachygraphie, et apprit cette belle écriture dont témoignent bien les livres écrits de sa main. Il lui restait à perfectionner l’hellénisme de sa langue par la culture profane et à se munir de rhétorique; mais ces choses-là, homme de grand sens dès sa jeunesse, pour échapper à tout reproche, je ne dis pas qu’il les abandonna complètement, mais du bout des doigts il en prit ce qui lui pouvait servir et n’apprit que ce qu’on appelle la grammaire; le reste, et l’on pourrait dire tout le reste de la culture profane, il s’en débarrassa, évitant les dangers que lui auraient fait courir ses compagnons de classe.

3. Son oncle paternel voyait qu’il se distinguait par une beauté et une élégance peu communes; et comme il jouissait d’un grand crédit auprès de ceux qui portaient alors le sceptre impérial (c’étaient Basile et Constantin les deux frères porphyrogénètes) en sa qualité de (chef des?) cétonites, il médita de présenter son neveu à l’autocrator et de le faire entrer dans son intimité. Mais les larmes de Syméon repoussèrent le plan de son oncle: il ne voulait pas entrer en relation avec les hommes alors au pouvoir, pour ne pas perdre Dieu en gagnant des choses de nul prix. A grand’peine consent-il sur ses instances à la dignité de spatharocubiculaire et à devenir membre du sénat. Voyez la véritable noblesse: elle n’est pas enchaînée par les liens et les servitudes du siècle, elle ne fut jamais vaincue par le clinquant tant ambitionné de cette vie. Tandis que l’un avait hâte de le faire briller dans le monde par une gloire passagère, l’autre, avec sagesse, repoussa en partie ces propositions, et en partie les admit par un accommodement qui réservait l’avenir. Soudain cet homme illustre est arraché à la vie présente par une mort extraordinaire. Syméon saisit l’occasion, abandonne tout, s’enfuit aussitôt du monde et des choses du monde, et se réfugie en Dieu. Ainsi toute âme blessée d’amour pour les beautés célestes et prise du désir de la gloire de l’au-delà, méprise aisément l’éclat des vanités visibles et se donne toute entière aux espérances et aux jouissances de l’au-delà, pénétrée qu’elle est chaque jour dans tous ses sens spirituels de la douceur des biens de la pensée, et appliquée à trouver de plus en plus parfaitement l’objet de ses désirs.

4. Il se rend donc au fameux monastère de Stoudion. Il cherche celui qui depuis son enfance lui avait servi de père spirituel et de maître: c’était Syméon, cet homme si grand par la vertu, arrivé, si jamais quelqu’un y est arrivé, au sommet de l’apatheia, celui à qui sa piété envers Dieu et la modestie de ses manières avait valu un surnom significatif de réserve et de modestie. Il se présente à lui, l’informe de son dessein, demande à être reçu, à changer de vie sur le champ, et à prendre rang parmi les moines. Mais le Père, en bon connaisseur de la vie monastique et des impostures du Malin, n’y consent pas pour le moment; il bride au contraire l’élan de cet enfant qui n’avait pas encore achevé sa quatorzième année, et lui suggère d’attendre l’époque d’un développement plus avancé. Mais, dès son enfance, dans la maison de son oncle, Syméon couvait intérieurement la flamme de l’amour divin; et dès lors, sans compter le reste, il s’adonnait avec un zèle extrême à l’oraison et à la lecture. Un jour, il reçoit des mains de son maître un livre contenant les écrits de Marc et de Diadoque, ces deux hommes merveilleux; il l’ouvre, et trouve aussitôt un passage ainsi conçu: « Si tu cherches un profit, occupe-toi de ta conscience, fais tout ce qu’elle te dit, et tu trouveras ce profit ». Il écoute cette parole comme si elle sortait de la bouche de Dieu et se met à s’occuper de sa conscience. Celle-ci, élément divin en l’homme, lui suggérait chaque jour dans sa ferveur spirituelle des choses plus parfaites et lui donnait de nouveaux accroissements de bien. Dès lors il prolongeait son oraison et sa méditation jusqu’au chant du coq. Son régime, réduit au strict nécessaire, favorisait aussi la durée de son oraison et de ses lectures; avant même de renoncer au monde, il embrassait dans son corps, tout délicat et jeunet, la vie des êtres sans corps. Aussi n’eut-il pas besoin de longues années pour s’échapper entièrement des choses visibles et entrer clans les contemplations invisibles de Dieu. Peu de temps se passa, et la grâce de l’Esprit, trouvant son âme dégagée de la matière et embrasée de l’amour de son Créateur, la ravit de terre sur les ailes du désir des choses intelligibles, et l’éleva à la vision et aux révélations du Seigneur.

5. Or, une nuit, comme il était en prière, et que son intelligence purifiée était unie à l’intelligence première, il vit une lumière d’en haut, jetant tout à coup du haut des cieux ses clartés sur lui, lumière pure et immense, éclairant tout et produisant une splendeur pareille au jour. Illuminé lui aussi par elle, il lui semblait que la maison toute entière, avec, la cellule où il se tenait, s’était évanouie et avait passé en un clin d’œil au néant, que lui-même se trouvait ravi en l’air et avait oublié entièrement son corps. Dans cet état, comme il disait et écrivait à ses confidents, il fut alors rempli d’une grande joie et inondé de chaudes larmes ; stupéfait devant l’étrangeté de ce merveilleux événement, car il n’était pas encore initié à de pareilles révélations, il criait à haute voix, sans se lasser: « Seigneur, ayez pitié de moi » comme il s’en rendit compte une fois revenu à lui; car au moment même il ignorait tout à fait que sa voix parlait ou que ses paroles étaient entendues au-dehors. Dans cette lumière donc, il reçut la force de voir, et voici que lui apparaît vers les hauteurs du ciel une sorte de nuée très lumineuse, sans forme ni contours, et pleine de l’ineffable gloire de Dieu, Et à la droite de cette nuée il aperçut, debout, son père Syméon le Studite dans le vêtement qu’il avait coutume de porter de son vivant, regardant fixement cette lumière divine et lui adressant sans aucune distraction ses prières. Ayant passé ainsi en extase un temps considérable, il ne sentait pas s’il était alors dans son corps ou hors de son corps, comme il le dit et l’affirma depuis. Très tard enfin, cette lumière s’étant peu à peu retirée, il se revit dans son corps et à l’intérieur de sa cellule, et il trouva son cœur rempli d’une joie ineffable et sa bouche criant à haute voix, comme il a été dit, « Seigneur, ayez pitié », et sa personne tout entière inondée de larmes plus douces que le miel et le rayon de miel. A partir de ce moment, il sentit son corps devenu subtil et léger et comme spirituel, et ce sentiment persista longtemps. Tel est l’effet de la pureté, et si grande l’action de l’amour divin dans les âmes vertueuses.

6. Après cette vision l’admirable Syméon était encore plus enflammé du feu divin; il demanda avec insistance à son père de lui conférer la tonsure. D’un regard prophétique celui-ci prévoyait le moment favorable; mais jugeant la délicatesse: de ce jeune homme trop peu ferme pour supporter les rigueurs de l’ascèse, il ne crut pas bon de le faire alors. Après une période de six années à partir de cette formidable vision, Syméon, pour je ne sais quelle raison, se préparait à un voyage dans son pays natal. Il s’en va revoir son père spirituel dans le célèbre monastère de Stoudion. Dès qu’il le vit, cet homme admirable lui dit: « C’est le moment, mon fils, de changer, si tu veux, de costume et de vie ». Cette parole fut un charbon ardent au cœur du jeune homme: « Et pourquoi, père, lui dit-il, ne me l’avez-vous pas dit plus tôt, à moi, votre enfant ? Mais dès maintenant j’abandonne le monde et tout ce qui s’y trouve, et puisque la mission que m’a confiée le service de l’empereur me force à partir pour mon pays natal, j’y recueille tout ce qui m’appartient, reviens, et remets tout, et moi-même, entre les mains de votre sainteté ». Il dit, se met en route, et arrive en hâte chez lui. Comme c’était alors l’époque du jeune, il se donna tout entier aux combats pour la vertu. En faisant des recherches dans la bibliothèque de sa famille, il y prend le livre de l’Échelle du bienheureux Jean. Il se le rendit familier, et comme une bonne terre il recevait dans son cœur la semence de la parole et se préparait à croître de jour en jour et à porter des fruits. Il y avait là une cellule fort étroite près de l’entrée d’un oratoire ; il y entrait seul et y demeurait ; la nuit, il fermait les portes de l’oratoire sur lui, et priait trois heures durant ; le jour, tantôt il priait en secret le Père céleste, tantôt il fréquentait les Saintes Écritures. Les prouesses surhumaines de ceux qui se sont distingués dans l’obéissance et les progrès réalisés par ceux qui la pratiquèrent avec ferveur, lui inspiraient le désir d’engager lui aussi le même combat. Ainsi, en fréquentant ce livre que nous avons dit, il trouva ces lignes textuelles : « L’insensibilité est la mort de l’âme et la mort de l’intelligence avant la mort du corps ». A la lecture de cette sentence, Syméon avait trouvé dans ce livre le salut qu’il cherchait ; il se mit à prier et à veiller dans des tombeaux, à peindre dans son cœur l’image des cadavres ; il entreprit une guerre intérieure sans restriction, intensifiant ses jeûnes et ses veilles et s’entretenant du souvenir de la mort et du jugement.

7. Ainsi faisait-il. Une nuit qu’il priait à l’intérieur de l’oratoire où se trouvait un cercueil avec des cadavres, les portes étant fermées comme d’habitude, voici qu’une troupe de démons menaçants dévale, et se jette sur l’oratoire ; tous ensemble poussent les portes, les ouvrent pour l’enlever, et font un tel vacarme qu’il crut que les portes se brisaient, projetées contre les parois de part et d’autre. Épouvanté, il éleva les mains vers le ciel pour implorer le secours divin. Quand les esprits mauvais le virent ainsi immobile, debout pendant des heures, vaincus, ils s’enfuirent. Mais les mains desséchées par ce long effort de tension ne se repliaient plus ; douloureusement et à grand-peine, il parvint à les contracter ; puis il vit avec stupeur les portes fermées. Dès lors il eut plus de courage contre les démons ; dans son assurance, il ne comptait plus pour rien leurs attaques, et se persuada qu’ils n’ont aucune force contre nous, à moins que nous ne soyons abandonnés de Dieu. Dans ces dispositions et avec cette conduite, il se détachait de tout souci temporel, et ne s’occupait que de l’oraison et de la lecture. Si parfois l’ennui venait le tourmenter, il s’en allait vers les lieux où se trouvaient les tombeaux, et assis sur l’un d’eux, il interrogeait en esprit les morts enterrés là ; tantôt il se livrait à la componction, tantôt il poussait des cris lamentables entremêlés de larmes. Par toutes ces pratiques et d’autres semblables il s’ingéniait à arracher de son cœur le voile de l’insensibilité. Tel fut, dès les débuts, le combat de l’admirable Syméon, telle fut son occupation quand il était encore laïque. La grâce de Dieu agissait tellement en lui, que la contemplation des cadavres s’imprimait dans son intelligence comme une image que l’on trace sur un mur. Plus encore : tous ses sens se transformèrent, si bien que dès lors le visage de tout homme, l’éclat de toute beauté, tout ce qui vit et se meut lui apparaissait en réalité comme mort.

8. Comme l’époque de son départ pour la capitale était imminente, et que son père le voyait hâter les préparatifs du voyage, impuissant à le faire dévier de son but fixé en Dieu, bien qu’il mît tout en œuvre pour cela, il le prit en particulier et commença à le supplier en pleurant :

 Ne m’abandonne pas en ma vieillesse, mon enfant, je t’en supplie ; tu vois bien en effet que la fin de mes jours approche, et que le temps n’est pas loin de ma dissolution. Quand tu auras mis mon corps au tombeau, alors va où tu veux et suis la route qui te plaira, mais maintenant ne songe pas à m’imposer le grand chagrin de la séparation. Tu sais que je n’ai que toi pour bâton de ma vieillesse et consolation de mon âme ; être privé de toi, je pense que c’est la mort.

Ainsi parla le père, et plus longuement encore, en versant des flots de larmes. Mais le fils, supérieur déjà aux lois posées par la nature, préférait le Père céleste au père de la terre :

 Il m’est impossible, dit-il, de rester plus longtemps dans le siècle, mon père, ne fût-ce que pour peu de temps ; car nous ne savons ce que nous apportera demain, et préférer quelque chose au service du Seigneur serait, pour moi du moins, un risque et un danger.

9. II dit ; et tout aussitôt il renonça par écrit à toute la fortune qui lui revenait de ses parents ; n’emportant que ses propres affaires, des serviteurs et ce qui lui appartenait des autres revenus, il monte à cheval et s’enfuit en une course effrénée, comme Lot, sans un regard en arrière sur les gémissements de sa famille et sans plus se préoccuper du service officiel qu’on lui avait confié. Ainsi est plus violent que toute autre chose et que l’affection même de la nature pour les parents, le brûlant amour du Père céleste. Il ne connaît la contrainte d’aucune intimité naturelle, aucune menace humaine ne le peut vaincre : le meilleur l’emporte sur le moins bon et brise les attaches qui captivaient la pensée souveraine dans le sentiment du créé. Dans ces dispositions l’admirable Syméon ordonne à ses gens de prendre les devants ; tantôt lui-même restait en arrière et suivait plein de componction, tantôt il les précédait tellement qu’on ne pouvait plus entendre ses lamentations. Aussi bien remplissait-il de ses gémissements les montagnes, et les vallées de ses exclamations plaintives, pour donner quelque soulagement à son amour de Dieu. Or, un jour qu’il avançait de la sorte, et qu’il était arrivé au milieu des montagnes, il est tout à coup entouré d’en-haut, comme d’un feu, par les clartés de la grâce de l’Esprit tel Paul autrefois, et tout entier rempli d’une joie et d’une douceur ineffables, augmentant son amour de Dieu et sa confiance en son père spirituel.

 


 

Un grand mystique byzantin. Vie de Syméon le Nouveau Théologien (949-1022) par Nicétas Stéthatos.
Texte grec inédit publié avec introduction et notes critiques par le p. Irénée Hausherr S.J. et traduction française en collaboration avec le p. Gabriel Horn S. J., p. 3-19
Orientalia Christiana, Vol. XIII, Num. 45, Iulio et Augusto 1928 – Pont. Institutum Orientalium Studiorum, Roma

 


 

 

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